Šuto Orizari (1/3) | La naissance de la première commune rom de Macédoine du Nord

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Šutka offre l’image iconique, mais souvent caricaturale, des Roms de Macédoine du Nord. La commune de Šuto Orizari, en périphérie de Skopje, est née en 1963, après le séisme qui venait de ravager la capitale macédonienne. Loin du « bidonville » imaginé par certains, voyage à la découverte des multiples visages du quartier. Premier volet de notre série.

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Par Youen Le Bris

Šuto Orizari
© Wikipedia Commons

« Quand j’explique que je travaille à Šutka, les gens d’ici rigolent », raconte Katarina, une jeune volontaire finlandaise qui travaille dans une des nombreuses ONG de la municipalité de Šuto Orizari, plus connue sous le nom de « Šutka ».

Il s’agit de la seule municipalité rom du pays, et de la première au monde à avoir ses propres institutions : la Macédoine du Nord compte en effet parmi les pays les plus inclusifs des Balkans envers sa minorité rom. Pour autant, comme en témoigne Katarina, les mentalités ne vont pas de pair avec cette inclusion juridique. Šuto Orizari est souvent perçue comme la capitale des déshérités, là où se retrouvent les Roms qui mendient dans le centre de Skopje, qui sillonnent les rues en charrettes tractées par des vieilles motos, voire des chevaux, à la recherche de ferraille ou de biens à récupérer dans les poubelles.

La vision de Šutka par les Macédoniens, qui bien souvent ne s’y sont jamais rendus, en dit plus long sur leur perception des Roms que sur la réalité de ce quartier.

C’est aussi là, d’après les rumeurs, que se dérouleraient tous les trafics, où des réseaux criminels loueraient des bébés à des fins de mendicité, où ils pourraient recruter ou acheter des jeunes filles pour du travail sexuel forcé, où domineraient les drogues bon marché comme la colle… La vision de Šutka par les Macédoniens, qui bien souvent ne s’y sont jamais rendus, en dit plus long sur leur perception des Roms que sur la réalité de ce quartier. Bien que la mendicité, la criminalité et les trafics qui découlent de l’exclusion socio-économique y soient une réalité, Šuto Orizari est bien loin d’être cette zone de non-droit figée hors du temps.

À quelques dizaines de minutes du centre de Skopje, la municipalité de Šuto Orizari se dresse sur une petite colline séparée du tissu urbain par une rocade. Son origine remonte à 1963 : à la suite du tremblement de terre qui ravagea la capitale macédonienne, les autorités yougoslaves décidèrent d’y reloger les Roms de la capitale, leur quartier historique de résidence près du centre, Topanaa, ayant été entièrement détruit.

Dans un premier temps, des logements d’urgence ont été mis à disposition, notamment un grand nombre de préfabriqués livrés par l’armée américaine pour soutenir l’effort humanitaire. Le quartier s’est développé progressivement. « À l’époque, le gouvernement proposait des prix très bas pour que l’on vienne s’installer ici », explique Ahmed, un habitant. « Les gens ont suivi, surtout qu’à l’époque, nous étions bien intégrés au système économique. »

Lotissement et développement

Fournissant un important contingent à la main-d’œuvre ouvrière, les Roms ont ainsi pu accéder rapidement à des logements en dur qui ont progressivement – mais pas complètement – remplacé les préfabriqués. Cette agglomération rom est devenue l’une des plus importantes au monde, dotée de deux écoles primaires qui enseignent le romani à partir des années 1980, ainsi que de plusieurs institutions culturelles, comme le Théâtre rom Pralipe.

C’est au lendemain de l’indépendance de la Macédoine, en 1991, que Šuto Orizari connut ses bouleversements les plus profonds. « Sous la Yougoslavie, on ne pouvait pas revendiquer plus de droits culturels, c’était vu comme nationaliste. Avec l’indépendance, on a eu des opportunités. » La nouvelle Constitution du pays reconnaît effectivement les Roms comme une minorité nationale et Šuto Orizari fusionne en 1996 avec Gorno Orizari, un village au nord du quartier, pour devenir la municipalité qu’elle est aujourd’hui, élisant son maire et son député rom. Après les accords de paix d’Ohrid en 2001, le quartier profita aussi d’un amendement constitutionnel, initialement pensé pour la minorité albanaise, selon lequel les communes comptant 20 % d’habitants d’une nationalité pouvaient revendiquer un bilinguisme officiel.

Avec la fin de la Yougoslavie, beaucoup de Roms se sont retrouvés au chômage. On avait bien des droits, mais seulement sur le papier.

Toutefois, l’indépendance n’a pas apporté que des bonnes nouvelles. « Avant, on avait pas beaucoup de droits, mais on avait du travail. Avec la fin de la Yougoslavie, beaucoup de Roms se sont retrouvés au chômage. On avait bien des droits, mais seulement sur le papier », résume Ahmed. Le chômage de masse auquel les Roms de Macédoine du Nord se retrouvent confrontés a été l’une des causes directes de la pauvreté, qui conduit nombre d’habitants à la mendicité ou à la récupération de ferraille.

D’autres vont investir les marchés des villes environnantes, avant que le gouvernement ne restreigne la pratique à la fin des années 1990. Ce surplus de commerçants donnera ainsi naissance au Bazar de Šuto Orizari, l’un des plus grands et des moins cher de la région. D’autres, enfin, cherchèrent leur salut au-delà des Balkans, contribuant largement à l’économie du travail saisonnier. Parmi eux, de nombreux Roms macédoniens tentèrent l’aventure en se faisant passer pour des Bosniaques pour arriver en Allemagne.

Le bazar
© Youtube

Berlin les expulsa vers Šuto Orizari après la guerre, y construisant de nouveaux pavillons pour reloger les passagers clandestins. Toutefois, c’est la guerre au Kosovo qui causa le plus gros bouleversement de la jeune commune. À partir de 1999, plusieurs milliers de réfugiés prirent la fuite face à la guerre et aux exactions de l’UÇK. La population de Šuto Orizari augmenta alors considérablement, nombre de Roms kosovars y trouvant asile, sans que la fin de la guerre ne change véritablement la donne : les Nations Unies n’ont recensé que 1700 retours au Kosovo.

Les Roms du Kosovo

La commune compte 25 756 habitants d’après le dernier recensement, dont 53 % de Roms, contre 76 % en 2002. Ces chiffres amplement critiqués ne prennent pas en compte de nombreux enfants nés sans papiers, issus de la communauté de réfugiés roms du Kosovo. Cette nouvelle population s’est logée tant bien que mal dans de nouvelles constructions insalubres en périphérie du centre, en contrebas de la colline : leurs habitations, souvent bricolées avec les moyens du bord, manquent d’eau courante et d’électricité.

Cette réalité n’est pourtant pas perceptible depuis le centre, traversé par la rue principale qui porte le nom d’Indira Gandhi, en hommage à la cheffe du gouvernement indien qui soutint le mouvement culturel rom dans les années 1970. Bordée par les écoles, la clinique et le lycée qui a ouvert en 2015, l’avenue centrale est aussi la voie d’accès au grand bazar, le cœur vibrant de la commune.

Tout autour, l’aspect des habitations varie : on y trouve des bâtisses aux façades non terminées – que l’on peut observer dans nombre d’autres communes macédoniennes – ainsi que des maisons cossues des habitants les plus riches, qui ont généralement fait fortune en Europe. Loin de l’image de bidonville délabré, Šuto Orizari est, à l’instar de la communauté rom, source de nombreux fantasmes bien éloignés de la réalité quotidienne de ses habitants. Mais les préjugés et les discriminations dont ces fantasmes découlent ont, en revanche, des conséquences bien réelles pour les Roms de Šutka.

(à suivre)