Médias en Roumanie : « la censure, plus ou moins importante, plus ou moins sournoise »

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Ces derniers mois, plusieurs journalistes ont démissionné à cause de pressions éditoriales. Les grands groupes de presse roumains sont souvent liés aux partis politiques. « En Roumanie, rester intègre est une question de chance. » Entretien avec le journaliste d’investigation Cătălin Prisacariu, qui se débat pour conserver son indépendance.

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Propos recueillis par Stela Giurgeanu.

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Le journaliste Cătălin Prisacariu est membre Centre roumain pour le journalisme d’investigation et il a une longue liste de démissions à son actif. Tout d’abord journaliste pour la presse régionale à Iași, il devient ensuite journaliste d’investigation pour Evenimentul Zilei, puis chef du département d’investigation d’Academia Cațavencu et rédacteur en chef adjoint de Kamikaze. Il a également animé deux talk-shows sur TVR Info et B1TV. Il était enfin, jusqu’à il y a peu, journaliste pour România liberă qu’il a quitté en novembre dernier.


Dilema Veche (D.V.) : Vous travaillez pour la presse depuis près de 20 ans et vous êtes passé par presque tous les grands médias de presse écrite et audiovisuelle. Et vous avez toujours fini par démissionner. Pourquoi ?

Cătălin Prisacariu (C.P.) : Pour des raisons politico-économiques, auxquelles s’ajoutait la censure, plus ou moins importante, plus ou moins sournoise. Je ne sais pas faire semblant et je n’ai jamais pu rester quand quelque chose m’était imposé ou quand mes enquêtes n’étaient pas publiées. Le problème c’est qu’après vingt ans de carrière, je me rends compte que j’ai fait le tour de presque tous les médias.

En fait, qu’il s’agisse de la presse écrite ou de la télévision, il arrive un moment où le directeur de publication a besoin d’un « service » d’un représentant du parti au pouvoir. La contrepartie touche en premier les journalistes d’investigation, dont les articles sont commandés mais ne sont plus publiés pour pouvoir servir de moyen de chantage. Se pose alors le problème d’accepter ou non, sachant que si on laisse passer une fois, ça risque de se répéter, on risque de ne plus savoir qui ont est, quelles sont nos valeurs, quel est le sens de notre métier. J’ai démissionné à chaque fois.

Avec certains médias, j’ai eu de la chance, je suis resté plus longtemps. À Academia Cațavencu, où je dirigeais le département d’investigation, je n’ai pas eu le moindre contact avec le directeur jusqu’en 2009. Je supervisais toutes les enquêtes et je pouvais garantir l’honnêteté du contenu. Mais quand la lutte politique est devenue trop rude et que le directeur a voulu s’impliquer, j’ai dû partir. En Roumanie, rester intègre est une question de chance, tout peut très bien aller pendant quelques années et du jour au lendemain on se retrouve face à un choix.

D.V. : Quand un journaliste quitte une rédaction à cause de la censure et de la pression éditoriale, n’est-il pas reçu à bras ouverts par les autres ?

C.P. : Au contraire ! Quand en 2015, j’ai été renvoyé de B1TV, officiellement pour des raisons économiques, j’ai cherché du travail pendant un an et demi. C’est la pire période que j’ai connue, à cause de l’absence de perspectives et surtout parce que j’ai compris que la solidarité n’existe pas dans ce milieu.

D.V. : Même en étant un journaliste de votre réputation, avec ce parcours ?

C.P. : Ce parcours est plus pénalisant qu’autre chose. En Roumanie, on est mal vu quand on quitte plusieurs postes. Qui voudrait engager un journaliste dont l’employeur précédent affirme qu’il n’a pas accepté de faire ce qu’on lui demandait ?

D.V. : Est-ce impossible en Roumanie pour un journaliste intègre de faire carrière ?

C.P. : C’est difficile. Dans ce métier, c’est inévitable d’agacer quelqu’un d’important et de subir des pressions. On peut faire carrière en travaillant en indépendant, mais il y a la difficulté de la précarité, ou pour des ONG, mais ce n’est plus vraiment du journalisme. On peut aussi publier sur un site personnel, mais c’est courir le risque de voir ses écrits réutilisés par d’autres, sans recevoir un centime, comme cela m’est déjà arrivé.

D.V. : Les publications en tant qu’indépendant ont-elles les mêmes retombées que la presse grand public ?

C.P. : En Roumanie, ce n’est pas possible de vivre en tant que journaliste d’investigation pigiste. Une solution est de travailler avec la presse étrangère. Avec un peu de chance, on peut survivre financièrement. Le revers est que souvent, les sujets sont traités pour être présentés à un lectorat étranger. C’est très rare qu’ils soient publiés en Roumanie et qu’ils y aient une incidence. Lors d’une collaboration avec Der Spielgel, j’ai écrit sur un Roumain impliqué dans une affaire de corruption concernant Airbus. Personne n’en a parlé en Roumanie.

D.V. : Dans certains pays, des journalistes sont menacés de mort, agressées physiquement, tués même, qu’en est-il en Roumanie ?

C.P. : C’est une question de contexte culturel, je crois tout simplement qu’en Roumanie ces agressions physiques ne marchent pas. Sauf peut-être dans l’entre-deux-guerres, lorsqu’il était clair que les légionnaires n’auraient eu aucun scrupule à assassiner des journalistes. Mais aujourd’hui, il n’y a pas de telles réactions en réponse aux révélations de la presse. Mais c’est aussi parce qu’en Roumanie, les politiciens ne se sentent pas menacés par les journalistes vu que la plupart du temps, un contrôle éditorial a lieu au niveau de la direction des groupes de presse.

D.V. : Quel est le rôle du public ?

C.P. : Pour que la société change, il y a deux possibilités : soit c’est un mouvement du bas vers le haut, soit du haut vers le bas. Aujourd’hui, je ne pense pas qu’on puisse changer les choses de bas en haut en Roumanie, parce que je ne vois pas ce qui pourrait donner l’impulsion. Quand tu regardes la démographie et les disparités de revenus, tu comprends que, de fait, ce pays ne peut pas coaguler autour d’idées qui embrassent une masse de gens assez grande pour provoquer un vrai changement. La presse pourrait éduquer le public, si plus de journalistes acceptaient de subir l’ostracisme, la faim et le désespoir et ne répondaient pas aux demandes de leurs supérieurs.

D.V. : Quelle sont les chances d’avoir un jour une presse saine en Roumanie ?

C.P. : À l’époque du début des enquêtes sur Adrian Năstase, en 2005, les journalistes découvraient des documents auxquels ils n’avaient pas eu accès quand il était Premier ministre. Tout le milieu était en ébullition et il y avait une véritable concurrence, ce qui était un signe de bonne santé. Puis la crise financière est arrivée, le contexte politique s’est tendu. Les grands magnats ont pris le contrôle de la presse et se sont coalisés. La crise a mené à la fermeture de plusieurs médias. Les salaires ont baissé, il a fallu protéger son poste, quitte à accepter de faire des compromis. La compétition a presque disparu, de même que la bonne santé de la presse. Donc il y a encore du chemin.


Cet article est produit en partenariat avec l’Osservatorio Balcani e Caucaso pour le Centre européen pour la liberté de la presse et des médias (ECPMF), cofondé par la Commission européenne. Le contenu de cette publication est l’unique responsabilité du Courrier des Balkans et ne peut en aucun cas être considéré comme reflétant le point de vue de l’Union européenne.