Roumanie : ces nouveaux médias qui bousculent le vieux monde journalistique

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Ils sont « petits » mais à l’origine des plus gros coups de ses dernières années en Roumanie : Casa Jurnalistului, Hotnews, Rise Project, Factual, Brrlog, Decât o Revistă, etc. Et rien n’effraie ces jeunes journalistes qui se battent au milieu d’un paysage médiatique dominé par les télés-poubelle des hommes d’affaires corrompus.

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Par Laura-Maria Ilie et Florentin Cassonnet

Quelques membres du collectif Casa Jurnalistului (La Maison des journalistes).
© Casa Jurnalistului

Dan Voiculescu (Antena 3), Sebatian Ghiță (Romania TV), Maricel Păcuraru (Realitatea TV), Ioan Bendei et Serghei Bulgac (RDS-RCS, Digi 24), Dan Andronic (Evenimentul Zilei), Alexander Adamescu (România Liberă), Cristian Burci (Adevărul), Adrian Sarbu (Mediafax, Gândul, ZF), etc. En Roumanie, la quasi-totalité des plus grands médias du pays sont la propriété d’hommes d’affaires ayant des problèmes avec la justice. Certains sont en prison, d’autres font l’objet de poursuites judiciaires. Ils entretiennent des « amitiés » politiques servant leurs intérêts ou sont carrément engagés dans un parti.

Ces liens troubles expliquent sans doute pourquoi Reporter Sans Frontières (RSF) a estimé la Roumanie à la 46e position du classement 2017 de la liberté de la presse. Son diagnostic : « Politisation excessive, mécanismes de financement corrompus, lignes éditoriales subordonnées aux intérêts des propriétaires et infiltration des agences de renseignement dans les équipes - tels sont les résultats de la transformation des médias en outils de propagande politique, phénomène particulièrement visible les années électorales ».

Difficile donc de savoir à qui faire confiance pour s’informer. C’est sans doute pour cela qu’en 2013, à l’occasion des manifestations contre le projet de mine d’or à Roșia Montană, un petit groupe de médias indépendants a émergé sur Internet, en particulier deux structures, Casa jurnalistului (La Maison des journalistes) et Rise Project. À l’époque, les principaux médias du pays couvraient à peine ces manifestations, qui rassemblaient pourtant plusieurs dizaines de milliers de Roumains.

On a décidé de provoquer les gens durant deux semaines, en leur criant chaque jour de ne pas laisser passer leur dernière chance. Et les gens sont sortis.

« On avait rarement vu autant de trafic sur notre site. Les gens avaient besoin de comprendre ce qui était en train de se passer et cette plateforme répondaient à leurs questions », explique Laura Stefanut, de Casa jurnalistului. Une observation confirmée par Paul Radu, de Rise Project : « On a pris beaucoup d’ampleur au moment de Roșia Montană, la population a réalisé qu’il était important d’avoir un endroit où obtenir des informations pertinentes. Les lecteurs sont ensuite allés fouiller dans nos archives et une nouvelle communauté est née après ces manifestations ».

Financés par les dons des lecteurs, par des mécènes ou par de la publicité, ces médias indépendants ont ensuite grandi avec les deux grands mouvements qui ont suivi Roșia Montană : les manifestations de deuil et de colère après l’incendie du club Colectiv en novembre 2015 et le mouvement contre les ordonnances d’urgence de janvier et février 2017.

Le site d’information Hotnews a même joué un rôle de lanceur d’alerte, initiant la révolte populaire de cet hiver. Dan Tăpalagă, responsable du service justice, est celui qui a recueilli et publié l’information selon laquelle des ordonnances d’urgence allaient être adoptées en douce, et au bénéfice des politiciens corrompus au pouvoir. « En tant que journaliste, j’étais bien sûr content d’avoir déterré cela, mais sans les gens ordinaires qui ont relevé, relayé l’information, elle serait restée cloîtrée ici, dans notre petite rédaction », explique-t-il. « C’est surtout une victoire de l’engagement civique ».

Les journalistes de Hotnews se sont eux-mêmes retrouvés face à un dilemme et ont dû trancher. « Après avoir publié deux articles sur ce qui allait se passer, on s’est rendu compte que les gens n’étaient pas complètement conscients du danger que représentaient ces ordonnances d’urgence », explique Dan Tăpalagă. « On a donc dû choisir, nous impliquer émotionnellement en demandant aux gens de sortir dans la rue, ou rester dans les limites du journalisme. On a donc décidé de provoquer les gens durant deux semaines, en leur criant chaque jour de ne pas laisser passer leur dernière chance. Et les gens sont sortis ».

La paix est terminée.

« Je n’aime pas faire cela, je ne crois pas qu’un journaliste doive faire cela. Mais en tant de guerre, tu n’agis pas comme un journaliste normal, pas vrai ? Si tu te fais tirer dessus, qu’est ce que tu fais ? Tu prends des photos ou tu essaies d’empêcher la fusillade ? Je pense que tu essaie d’empêcher la fusillade », tranche Dan Tăpalagă. Les manifestations de l’hiver dernier ont aussi été couvertes de l’intérieur par des journalistes de Casa jurnalistului et de Brrlog. Rise Project a laissé de côté l’analyse de la cuisine politique roumaine et le reportage pour se concentrer sur le data journalisme. Et ils ont enquêté sur l’homme à l’origine des ordonnances, Liviu Dragnea, puissant chef du Parti social-démocrate au pouvoir, président de la Chambre des députés et représentant de ces hommes d’affaires qui ont toujours tant à gagner du démantèlement de la justice.

Rise Project a ainsi publié une série d’enquêtes sur les réseaux de Dragnea, sur l’origine de sa fortune, révélant ses liens avec Tel Drum SA, une entreprise d’État privatisée par ses soins et qui a reçu des centaines de millions d’euros pour des contrats avec l’État roumain. Juste après la dernière publication, particulièrement gênante pour l’homme fort du pays, un contrôle fiscal a bizarrement eu lieu dans les locaux du journal, le 6 juillet 2017. Au même moment, Liviu Dragnea déclarait dans une interview : « La paix est terminée ». Pas de quoi impressionner les journalistes de Rise, qui ont oublié quelques heures après le contrôle fiscal une nouvelle enquête sur l’homme fort du pays.

Il y a la place pour plusieurs Rise en Roumanie.

La plupart des journalistes de Rise Project travaillaient auparavant pour des médias traditionnels. Ils ont démissionné ou se sont fait licencier. Paul Radu, le rédacteur en chef, était responsable de la section enquête d’Evenimentul Zilei. Le propriétaire du journal se servait en fait de certains reportages comme d’un moyen de pression envers ses ennemis, plutôt que de les publier. « Pour eux, c’était du business », explique Paul Radu. « Ils disaient : ’Il faut bien qu’on donne un salaire aux employés’ ».

Luiza Vasiliu travaillait autrefois pour Dilema Veche, avant de devenir la rédactrice en chef d’une toute jeune publication culturelle, Scena 9. Elle produit également des enquêtes au long cours pour Casa Jurnalistului, sur des sujets sensibles dont personne n’ose généralement parler. Luiza Vasiliu a notamment enquêté sur le docteur Burnei, révélant les pratiques peu reluisantes de ce pédiatre adulé par les médias roumains. Suite à son travail, le médecin a été suspendu de ses fonctions médicales et assigné à résidence le temps de l’enquête judiciaire.

Ce renouveau médiatique épouse le réveil citoyen qui a lieu depuis plusieurs années et qui correspond avec l’arrivée à l’âge adulte des enfants de la Révolution. Et dans ce milieu, les journalistes ont parfois du mal à se différencier de la société civile dont ils sont issus. Les prochains enjeux sont désormais pour eux de durer, de se professionnaliser, de pas être confinés à la périphérie des mouvements politiques d’opposition et de ne pas apparaitre comme la bras médiatique de partis issus de la société civile, comme l’Union Sauver la Roumanie (USR).


Cet article est produit en partenariat avec l’Osservatorio Balcani e Caucaso pour le Centre européen pour la liberté de la presse et des médias (ECPMF), cofondé par la Commission européenne. Le contenu de cette publication est l’unique responsabilité du Courrier des Balkans et ne peut en aucun cas être considéré comme reflétant le point de vue de l’Union européenne.