Blog • L’œuvre, la vie et la mort de Dubravka Ugrešić, à travers son rapport avec la presse croate

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Portrait de l’écrivaine en 2005.
© Vincent Mentzel / dubravkaugresic.com

Le 17 mars 2023 s’éteignait à Amsterdam l’écrivaine croate Dubravka Ugrešić, elle avait quitté la Croatie à la fin de 1992. Le jour après sa mort, la presse croate en a annoncé la mort en rappelant son ouvrage depuis les temps de la Yougoslavie, jusqu’à ses derniers essais et romans européens [1]. Comme écrit Predrag Matvejević, autre auteur qui avait quitté la Croatie au début des années quatre-vingt-dix, ses livres sont entrés dans la littérature européenne par « la porte étroite de l’émigration » [2].

La presse croate semblerait réhabiliter post-mortem l’auteur, laquelle toutefois avait dû quitter la Croatie à cause d’une campagne dénigrante menée par une revue croate, qui l’avait affublée de « sorcière » à côté d’autres auteures croates : journalistes, professeures et écrivaines.

Chercheuse en littérature auprès de la faculté de philosophie de Zagreb, elle quitte le pays natal pour toujours, en devenant écrivaine dissidente et change graduellement son style d’écriture. Ses thèmes deviennent : l’exil, le déracinement, la perte d’identité et de la patrie, mais surtout l’amertume pour avoir été soumise à un lynchage médiatique, parce que femme, avec des opinions fortes sur le nationalisme poussé suivant l’indépendance de la Croatie. En réaction aux critiques reçues par la presse de son pays natal, elle se fait paladine de la question féminine et de toute forme d’immigration et d’intégration.

La différence entre sa production littéraire d’avant et d’après l’exil

Très nette est la différence entre ce qu’elle écrit avant et après l’exil. Avant l’exil il y a la chercheuse en littérature russe et traductrice du russe, qui écrivait des ouvrages académiques distincts par rapport à la production en prose [3]. Après l’exil, elle mélange tous les styles qu’elle avait utilisés avant : l’écriture de style académique, le roman fiction avec de l’autobiographie familiale, les essais littéraires ou des commentaires sur la société, la culture, sur les évolutions technologiques, comme sur les faits divers. Dans le même livre l’on passe, sans aucun ménagement, du dialogue discursif, à l’exposition érudite, avec tant d’échafaudages de notes en bas de page.

D’ailleurs, c’est cette « assimilation » à l’écriture de l’Occident qui a permis aux lecteurs de l’Europe de prendre connaissance de ce qui se passait dans l’ancienne Yougoslavie, c’est à Ugrešić et à Matvejević que l’on doit la compréhension de certains phénomènes comme le nationalisme dans les Balkans.

L’écriture pendant l’exil, les romans

Trois sont les romans écrits par Ugrešić pendant ses années d’exil. Muzej bezuvjetne predaje [4] écrit entre 1991 et 1996, c’est une chronique de la vie d’exil, avec la description des objets (comme les albums de photos), des souvenirs, des mémoires, des rencontres et des difficultés de l’exilé sous forme de reconstruction fictive déployée à travers différents moyens de communication : récits, réflexions, de la fiction.

Ministartsvo boli [5]. publié en 2004, dont une esquisse sous forme de conte avait été publiée en 1998, est le roman de la douleur de l’exil. A lire la note de l’auteur au début du roman, ce qu’y est écrit n’a rien d’autobiographique, tout est inventé, en quelque sorte la ville d’Amsterdam aussi. Toutefois, les personnages sont des rescapés de la guerre dans l’ancienne Yougoslavie, qui accusent une incapacité de communiquer entre eux et avec autrui, et qui arrivent à la fin du roman à trouver leur façon de s’adapter à une vie nouvelle dans la ville d’Amsterdam, avec quelques lamentations finales.

Troisième roman par ordre chronologique est Baba Jaga je snjela jaja [6], 2007, dans le même roman divisé en trois différentes parties, avec les personnages qui se donnent le relais entre une partie et l’autre, on retrouve l’ambiance familiale et les dialogues entre mère et fille, un conte tout à fait ironique, ayant pour protagonistes des femmes âgées en voyage de plaisir dans un hôtel de luxe, enfin l’esquisse d’une dissertation académique sous forme d’une lettre adressée à un éditeur, avec tant de notes en bas de page.

L’écriture pendant l’exil, les essais

Les autres écrits sont des essais, on en présente tout de suite trois. Zabranjeno čitanje [7] écrit entre 1996-2001, qui contient tous les thèmes que l’auteure développera par la suite. Dans ce livre dès la note en préface elle déclare de vouloir changer de style, elle cherche de venir à l’encontre de son lecteur en adoptant un ton moins professoral afin de ne pas trop l’ennuyer, elle essaie de l’amuser avec son humour, développé grâce à sa culture de provenance, une culture de la duplicité, elle glisse beaucoup d’autobiographie dans sa prose soit de fiction que d’essai, en faisant d’après ses mêmes mots une écriture « à mi-chemin entre fiction et réalité », de la « non-fiction narrative », en finissant par ces choix pour s’adapter au marché du livre désormais accessible à tous, en se rendant compte qu’elle ne peut plus continuer à être l’écrivain de l’Est qu’elle avait été avant.

Karaoke culture. Napad na minibar [8], 2011, contient encore des réflexions sur le marché du livre et sur la culture investie par une consommation compulsive de la technologie. C’est dans des notes en bas de page que l’auteure raconte de la motivation de son exil, dans la première note on cite les noms des autres auteures, écrivaines, professeures et journalistes, ayant subi le même traitement par la campagne de dénigrement menée par une revue croate par une soi-disant enquête journalistique parue dans la presse à la fin de l’an 1992, dans la deuxième elle dénonce la stratégie de nettoyage systématique des ennemis intérieurs de la Croatie nouvellement indépendante. De ça l’auteure avait déjà parlé, mais dans des tons plus nuancés et avec plus d’ironie dans Zabranjeno čitanje, ici l’amertume est plus poussée.

Europa u sepiji, écrit entre 2011 et 2012, retourne à être un essai-fiction, écrit sur le modèle des romans-autobiographies de construction fictive, contenant des récits de voyage, la description de rencontres faits dans les différentes villes étrangères où l’auteure se rend pour des colloques, où à chaque fois se présente le réflexe de survie de la rencontre avec un compatriote, n’importe où dans le monde, qui peut être non uniquement un ressortissant de l’ancienne Yougoslavie, mais aussi un citoyen de l’Europe de l’Est en général.

Le dernier ouvrage

Ni roman, ni essai, peut être dissertation académique ou les trois ensemble Lisica [9] terminé en 2016, est écrit avec la motivation de découvrir comment naissent les histoires. Un autre ouvrage, difficile à classer, des véritables contes dans les contes, autobiographiques ou supposés tel, avec Ugresić on ne peut jamais savoir, où l’on trouve encore une fois l’importance pour l’auteure des notes en bas de page qui revient dans le titre d’une des parties du livre « Little Miss Footnote », un conte ayant pour protagoniste une bibliothécaire ayant rencontré Nabokov aux Etats-Unis.

Dubravka Ugrešić, Le Renarde, Éditions Christian Bourgeois, Paris, 2023, 480 pages, 24 euros.

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Définition et autodéfinition

Avant l’Allemagne, après les Pays Bas, Predrag Matvejević dans la préface à l’édition italienne de Muzej bezuvjetne predaje déclare que l’auteure s’est retrouvé « entre asile et exil » en citant soi-même et sa propre condition d’exilé. Toutefois, Ugrešić dans Zabranjeno čitanje s’est définie elle-même « ni immigrée, ni réfugiée, ni demandeur d’asile ». Il s’agit de quelque chose d’autre, difficile à caser, tout comme sa production littéraire.

Matvejević continue dans la préface suscitée en affirmant que dans les pensées de Ugrešić il n’y avait pas la priorité de rentrer, et que les nouvelles migrations ont cela de bon qu’elles permettent de rentrer au moins périodiquement. Mais les mots d’Ugrešić à ce sujet sont en réalité plus forts, elle écrit : « Même quand il le peut, que la blessure nommée patrie a cicatrisé. Pourquoi, au demeurant, référerait-il le même chemin ? Bien peux ont la force d’assumer deux exils ». Et plus avant dans le texte : « … au bout d’un certain temps ce détail est devenu la métaphore très juste d’une offense profonde qui, dans ce cas précis, a pour nom « patrie » ». Matvejević à un certain point de sa vie rentre en Croatie, chose qu’Ugrešić ne fera pas.

Dans la fiction l’auteure imagine de rentrer, mais cela tourne mal, aussi parce que la maison qu’elle hérite d’un de ses lecteurs est symboliquement placée dans une zone de la Croatie encore à déminer.

Sans rien retirer à la gravité de l’épisode qui a causé le départ Ugrešić de Croatie, on peut se demander si après tant d’années c’était encore la peine de donner de l’importance à ses propres adversaires. Ce doute doit bien être venu à l’auteure aussi, vu qu’en 2016 un de ses personnages se questionne exactement sur ça. Peut-être, il aurait été mieux de pardonner l’offense subie et d’oublier, à lire la presse croate du 18 mars 2023 il paraît que ça valait la peine.

Notes

[1Entre autres : Cuculić Kim « In memoriam. Preminula Dubravka Ugrešić (1949.-2023.). Odlazak istaknute europske književnice”, page dédiée à la culture dans Novi list, 18 mars 2023.

[2Matvejević Predrag “Tra asilo ed esilio », pp. 5-9, préface à Dubravka Ugrešić, Il museo della resa incondizionata, Milano, RCS Libri, 2002.

[3La production en prose de l’auteur au temps de la Yougoslavie. Un tout premier recueil de contes brefs sortie en 1978 (Poza za prozu), un roman bref à succès (Štefica Cvek u raljama života, 1981, qui lui a valu le titre d’écrivaine post-moderniste, un autre roman (Forsiranje romana reke, 1988, traduit en français sous le titre L’offensive du roman fleuve), des contes pour les enfants (Mali plamen, 1971, Filip i Srećica, 1976, Kućni duhovi, 1988), des recueils de nouvelles ou romans courts (Život je bajka, 1983).

[4Traduit en français sous le titre Le Musée des redditions sans conditions.

[5Traduit en français sous le titre Le ministère de la Douleur.

[6Traduit en français sous le titre Baba Jaga a pondu un œuf.

[7Traduit en français sous le titre Ceci n’est pas un livre. Essais, traduction du serbo-croate par Mireille Robin, Fayard, 2005.

[8Traduit en français avec le titre « Karaoke culture ».

[9Traduit en français sous le titre La renarde.