Blog • L’image des Balkans un jour de fête au parc de Plitvice

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Comment les outils informatiques ont changé nos vacances et comme cela se traduit aussi dans notre expérience visuelle... Une sortie en famille au parc des lacs de Plitvice, trente ans après la dernière, a été l’occasion de réfléchir à ce sujet et à « l’image des Balkans », ce concept exprimé par l’historienne bulgare Maria Todorova.

Les lacs de Plitvice
© DR.

Autrefois, on partait en vacances avec un appareil photo et une quantité limitée de pellicules, à chaque déclic, on évaluait bien l’utilité du sujet, les participants à la photo, l’encadrement, le décor, la lumière propice, ou en d’autres termes, on recherchait l’instant exact à fixer à jamais sur la photo. Jadis, en prenant des photos, on éternisait des moments qui étaient aussitôt archivés dans les albums de famille. L’arrivée du numérique a totalement changé la donne, avec des repercussions inattendues, tant sur la capacité de visualiser, que de reconnaître et de se rappeler.

Le tourisme à l’ère du numérique

Le Parc national des lacs de Plitvice, en Croatie, est le plus grand parc national du pays. Parc national depuis 1949, en 1979 il est devenu un des biens du patrimoine naturel mondial reconnus par l’UNESCO. A son intérieur, outres à deux lacs et à de nombreuses cascades, des fôrets de sapins et hêtres, ainsi que différentes espèces animales et végétales. Un véritable paradis naturel.

Le tourisme de masse a fait en sorte que l’on soit tous au même temps, au même lieu, tant que le parc de Plitvice pendant les mois estivales, nonobstant sa surface de plus de 294 kilomètres carrés, avec une forte présence de touristes asiatiques voyageant en groupes organisés, fait penser plutôt à Venise, qu’au une réserve naturelle ou on devrait rencontrer des animaux libres vivant en état sauvage. Au parallèle avec Venise contribuent aussi des pics d’une heure d’attente pour s’embarquer sur un bateau pour traverser l’un des lacs, avec marins engagés à faire confluer la foule des touristes sur les bateaux.

Si faire la queue pour rentrer dans un bateaux à 100 places peut avoir du sens, du moins pour des raisons de sécurité, ce qui l’a moins, c’est faire la queue pour traverser les passerelles (encore une référence à Venise) qui permettent de s’approcher aux cascades. Parce qu’il faut attendre que les gens s’arrrêtent non pas uniquement pour voir l’attraction du lieux, les beaux jeux d’eau turquoise et d’écume, mais parce que, littéralement tout le monde, personne exclue, doit arborer son bâton pour prendre un selfie le dos aux cascades.

La même chose arrive sur les sentiers qui côtoyent les lacs : devant moi une famille de trois membres, mère, garçon et fille, chacun doté de son portable, s’arrêtant périodiquement aux mêmes endroits, pour prendre des photos du même panorama. Evidemment, le partage des photos de famille n’est plus d’usage courant, les photos sont à l’exclusif usage personnel, et elles son partagées en dehors du cercle familial sur les réseaux sociaux.

Certes, il y a presque trente années, lorsque la dernière fois j’ai été à Plitvice en famille, l’ambience n’était pas ainsi peuplée, j’ai aussi une photo de moi seule en train de me promener sur une passarelle, et pourtant c’était toujours un mois d’août. A l’époque, c’était mon oncle qui était chargé des photos, le seul à posséder un appareil. Hélas, bien qu’on était au milieu des années 1980, il s’était trompé de pellicule et il en avait utilisé une en noir et blanc. Le noir et blanc n’a pas pu rendre justice des beaux couleurs de Plitvice et le souvenir du parc c’était forcément un peu estompé avec le temps et faute de témoignage photographique convenable. De plus, la photo de famille, elle aussi en noir en blanc, cascade en arrière plan, tout le monde réuni, rassemble plus à une rencontre dans la jungle au XIXème siècle, qu’à une sortie dans un paradis terrestre.

La perception visuelle

D’ailleurs, le jour où j’ai visité Plitvice cet été c’était la fête nationale croate du 5 août, l’anniversaire d’Oluja. Les villages sur la route étaient plein de drapeux tricolores frappés de l’échiquier rouge et blanc. Je ne sais pas si les centaines de touristes en visite au parc ont remarqué qu’aux alentours de Plitvice, les maisons sont toutes neuves, des jolis chalets aux toits pointus, mansardes en bois et jardins fleuris. On peut certes penser que c’est la demande du tourisme de masse à Plitvice qui ait causé cet exploit immobilier.

Toutefois, si l’on regarde bien on peut encore remarquer des maisons écroulées aux toits défoncés et des façades, d’églises aussi, criblées de rafales de mitrailleuses. Des croix partout accrochés aux murs, sur les monuments qui jallonnent la route, ainsi que sur les plaques commémoratives en terre, ou dans les cimitières improsivés perchés sur les flancs des collines, comme à Sarajevo. Parce que Plitvice ça a été aussi l’un des tous premiers théâtre de guerre du conflits qui a démembré l’ancienne Yougoslavie en 1991. Et alors on se rend compte que le paradis, comme les pays autour, il a été jadis un enfer de guerre, devastation et de mort.

Mais le voit-on aujourd’hui ? Déjà le sens de la vue est subjectif, comme le rappelait dans la préface d’un de ses romans Guy de Maupassant : « Il y a, dans tout, de l’inexploré, parce que nous sommes habitués à ne nous servir de nos yeux qu’avec le souvenir de ce qu’on a pensé avant nous sur ce que nous contemplons. La moindre chose contient un peu d’inconnu. Trouvons-le ». Si nous nous contentons de voir uniquement à travers une appareil portable, pourrons-nous voir au delà de la surface ? Quelle « image des Balkans » va-t-on retenir de cet été au parc de Plitvice ? Et surtout, qui regardera les centaines de photos qui ont été prises en un jour de vacances de l’ère du numérique ?