Blog • Black Light Matters. Les Balkans, l’Europe centrale en mode outrenoir

Pierre Soulages, Peinture 74 x 165 cm, 5 juin 2020. Collection particulière. Adagp Paris 2023
© Archives Soulages. Courtoisie de Colette Soulages.

Alors que An uncharted Transition sort de presse fin février, avec un dernier Soulages en couverture, ce bref texte reprend en partie la conclusion du livre susmentionné.

Il se trouve qu’en fin d’écriture de mon essai qui prend la mesure du déplacement du centre de gravité de l’Europe, et donc envisage les Balkans dans une Union européenne recentrée sur l’Europe centrale, l’œuvre de Pierre Soulages s’est imposée à moi. Certainement en réaction à cette vision omniprésente, quand bien même la dénigre-t-on, des Balkans comme « trou noir » de l’Europe. Mais au fond, après tout, pourquoi pas … mais en mode outrenoir à la Pierre Soulages.

Une citation phare accompagne l’immersion dans l’œuvre de Pierre Soulages : « Ma peinture est un espace de questionnement et de méditation où les sens qu’on lui prête peuvent venir se faire et se défaire. Parce qu’au bout du compte l’œuvre vit du regard qu’on lui porte. Elle ne se limite ni à ce qu’elle est, ni à celui qui l’a produite, elle est faite aussi de celui qui la regarde. Je ne demande rien au spectateur, je lui propose une peinture : il en est le libre et nécessaire interprète. » Je me propose d’user de cette liberté sans trahir pour autant Soulages.

L’aventure de l’art au risque de se perdre – mais aussi de se retrouver autre – en compagnie d’un artiste allant « vers ce qu’il ne connaît pas, par des chemins qu’il ne connaît pas ». Démarche permettant l’émergence de l’inattendu comme s’en explique un artiste instruit des vertus du rugby : « Dans toute vraie création, pas seulement picturale, l’inattendu est essentiel. En rugby il est déjà dans la forme même du ballon, ovale, difficilement prévisible, on ne peut savoir où il va rebondir, le hasard est présent. Et pas seulement dans les rebonds capricieux d’un ballon mais surtout dans tout qui se présente au cours du jeu. Comme en art, il faut être attentif à ce qui échappe à l’intention » … et qui nous permet de voir plus qu’on ne voit et, surtout, autrement.

À suivre Soulages, la peinture ne relève ni de l’image, ni du langage ; il lui revient de montrer ce que le langage empêche de voir. Avec le sens de la formule qui le caractérise, Soulages scande régulièrement qu’il ne dépeint pas, mais peint ; il ne représente rien, mais présente ; que sa peinture ne transmet pas de sens, mais qu’elle fait sens. On a souvent affirmé que sa peinture serait loin du monde. Non pas.

« Peinture, chose faite par un homme qui interroge son rapport au monde, pour un homme qui, par elle, interroge son rapport au monde. » Il s’agit donc non pas de reproduire le monde mais de « répondre le monde ». Comme le souligne Henri Meschonnic : « Répondre le monde, comme Claudel répondait les psaumes, ce n’est pas seulement l’interpréter. Ce ne serait que répondre au monde. C’est, en renouvelant les relations mêmes qui font qu’il est notre monde, le transformer. » À l’image de la lumière se jouant du noir d’une toile pour la métamorphoser. Le noir se révèle être ainsi « l’unique couleur qui dépasse toutes les couleurs pour atteindre la lumière » comme le souligne le poète coréen Kim Hyon-Sung.

En connaisseur et ami de l’artiste, Léopold Sédar Senghor anticipait en 1959 le sens de l’œuvre de Soulages : « Pour nous dire l’espoir : l’aurore d’une vie nouvelle à la mesure de notre siècle. » Il serait cependant trop facile d’imaginer qu’en de sombres temps marqués du sceau des effets dévastateurs de l’anthropocène et du retour des guerres il s’agirait deviner la lumière au bout d’un tunnel imaginaire.

Tant s’en faut, avec Soulages la lumière ne se substitue pas au noir, tous deux coexistent. L’outrenoir exige un autre regard faisant émerger le « multiple » (la lumière) de l’« un » (le noir). Tout un cosmos s’échappe alors du néant, du noir de la mort ; car c’est bien un autre espace qui surgit du noir de la toile.

L’outrenoir de Soulages révèle en effet un autre territoire : outrenoir comme outre-Rhin, comme outre-Manche ; soit un « non-lieu », un espace autre, un espace « entre » ; un « espace » qui est aussi – au plan ontologique – le nom de l’« être » comme l’énonce Jean-Luc Nancy ; et, un pas de côté : « un espace hors-espace, un espacement hors-lieu – d’où pourraient surgir de nouvelles façons de considérer les êtres humains et la Terre » à suivre Frédéric Neyrat dans son approche de l’Ange noir de l’histoire.

L’interrogation du rapport au monde est accompagnée d’une interrogation du sujet – littéralement mise en scène par l’installation même des toiles. Le peintre conçoit ses tableaux comme des murs plutôt que des fenêtres : « Quand on voit un tableau sur un mur, c’est une fenêtre, alors je place souvent mes tableaux au milieu de l’espace pour faire un mur. Une fenêtre regarde vers l’extérieur, mais un tableau devrait faire le contraire : il devrait regarder vers l’intérieur. » Pierre Encrevé commente : « La toile qui ne renvoie à rien me renvoie à moi, et n’appelant aucun déchiffrement, aucune imposition de sens – m’appelle à me constituer moi-même comme sens. »

Cette dimension est finement saisie par Alain Touraine : « Le tableau émet une lumière dans laquelle se trouve pris celui qui le regarde. Nous quittons alors le monde des objets et nous entrons dans celui des images, des représentations et des évocations qui changent à tout instant, en fonction de la position du tableau lui-même et du mouvement que fait celui qui le regarde en se déplaçant devant l’œuvre.

C’est dans un monde de subjectivité et non plus d’objectivité que nous sommes entrés. N’est-ce pas ce que nous observons quand s’écroule l’espace social, quand grandit devant nous l’image d’une catastrophe qui nous jette dans le noir, et que nous ne pouvons dépasser qu’en laissant se créer en nous ce monde au-delà du noir, qui est celui des ombres et des lumières vectrices de paix ou de peur, de liberté ou d’enfermement ? »

En cet âge d’incertitudes, l’œuvre de Soulages invente des formes nouvelles correspondant à une vérité, celle d’un temps comme celle d’un individu, permettant d’envisager la poursuite d’un vivre ensemble, d’un être-avec et d’un faire-avec.

Dernière touche. Pourquoi diable un Soulages en couverture d’un livre de relations internationales sur les Balkans et cet espace composite qu’est l’Europe centrale ? En peu de mots : le Soulages choisi illustre à mes yeux les disjecta membra de l’Europe centrale, les ombres et les lumières, la diversité et les points communs d’un espace géopolitique aspirant à écrire une nouvelle page de l’histoire.

Références :

Soulages. Album de l’exposition, Éditions du Centre Pompidou, Paris, 2009.
Les derniers Soulages 2010-2022, Gallimard / Musée Soulages, Paris, 2023.
Encrevé, Pierre, « Soulages », Le club français de la médaille, 1980, n o 68.
Encrevé, Pierre, Soulages. Les peintures 1946-2006, Seuil, Paris, 2007
Jaunin, Françoise, Pierre Soulages. Outrenoir, La bibliothèque des arts, Lausanne, 2012
Meschonnic, Henri, Le rythme et la lumière. Avec Soulages, Odile Jacob, Paris, 2000.
Nancy, Jean-Luc, Les Muses, Galilée, Paris, 1994.
Neyrat, Frédéric, L’Ange Noir de l’histoire, Éditions MF, Paris, 2021.
Saint Cheron, Michaël de et Matthieu Séguéla, Pierre Soulages. D’une rive à l’autre, Actes Sud, Arles,
2023.
Senghor, Léopold Sédar, « Poésie de Pierre Soulages », Cahiers du musée de poche, 1959, n o 3.
Soulages, Pierre, « Soulages. Noir, la couleur de notre origine », L’Équipe, 10 septembre 2011.
Stillpass, Zoe, « Pierre Soulages », Interview, mai 2014.
Touraine, Alain, Après la crise, Seuil, Paris, 2010.