Blog • Le miroir brisé de Tito

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À propos de Jože Pirjevec, Tito. Une vie, Paris, CNRS, 2017. Collection « Biblis », 2024, traduit du slovène par Florence Gacoin-Marks, 840 pages.

Camarade de la première heure avant d’entrer en dissidence en 1955, Milovan Đilas (1911-1995) achève l’écriture de son Tito. Mon ami, mon ennemi le 30 avril 1980 sur un verdict d’une saisissante justesse : « C’est un homme politique qui a connu une ascension foudroyante et fait preuve d’indépendance avec beaucoup de courage, mais il n’a laissé aucune création intellectuelle ou institutionnelle qui puisse durer. Le titisme – c’est-à-dire le pouvoir personnel, le renforcement du caractère monolithique et monopolistique de la bureaucratie du Parti dans un système politique à parti unique, comme base de l’homogénéité à l’intérieur du pays et de l’indépendance vis-à-vis de l’extérieur – a déjà commencé à se fissurer, et il continuera à se désagréger. Mais Josjp Broz­Tito survivra en tant que figure historique et sera longtemps encore l’objet de maintes études. » Tito disparaît quelques jours plus tard, la Yougoslavie dix années après. Le dernier qui s’en va éteint la lumière. Un destin scellé d’avance. Tito n’était que trop conscient que son pays courait à sa perte : peu avant de mourir, en réponse à un ami l’interrogeant sur l’avenir de la Yougoslavie, la réponse fuse : « Il n’y a plus de Yougoslavie. »

Historien slovène né à Trieste, Jože Pirjevec s’empare avec maestria de cette figure historique autant charismatique qu’autoritaire aux innombrables pseudonymes : Tito, Walter, Rudi, Ivan D. Kisić, Otto, Tomášek, Petrović et encore Spiridion Matas. Loin de toute mythomanie titiste, déjouant les pièges d’une historiographie hagiographique, sa biographie consacrée à Tito exploite tour à tour les incontournables biographies, mémoires et témoignages, les multiples archives accessibles, les indispensables études et recherches historiques qui font autorité. Comme l’indique le titre de l’original publié en slovène en 2011, Tito in tovariši, il s’agit sur d’un portrait de groupe centré sur Tito et ses plus proches « camarades », soit sa garde rapprochée composée d’Aleksandar Ranković, le gestionnaire, de Milovan Đilas, l’homme des idées nouvelles, d’Edvard Kardelj, le théoricien, et de Vladimir Velebit, le diplomate. Tous rencontrés et choisis par Tito en 1937 à Zagreb où il se trouvait pour organiser, sur ordre du Kremlin, l’envoi de volontaires yougoslaves pour la Brigade internationale lors de la guerre d’Espagne.

Jože Pirjevec, Tito. Une vie, Paris, CNRS, 2024, 840 pages, 15 euros.

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Le tour de force de l’auteur réside dans son habileté à tirer successivement sur plusieurs fils et de montrer comment différentes problématiques – les relations soviético-yougoslaves par exemple – évoluent au fil du temps. L’auteur démontre de façon convaincante que les divergences avec l’URSS commencent longtemps avant 1948 – la guerre d’Espagne, la question de Trieste ainsi que l’affirmation de son leadership durant la Seconde guerre mondiale jouant un rôle clé. Pour ne donner qu’un exemple, dès 1941, alors que Georgi Dimitrov (alors secrétaire général du comité exécutif de l’Internationale communiste) exigeait de Tito « de se contenter d’une action s’apparentant à la guérilla, semblable à celles qui s’étaient développées sur le territoire de la Biélorussie et de l’Ukraine occupées. […] Tito et ses amis passèrent outre, pensant que la période de guerre était propice à la révolution et à la confiscation du pouvoir. Ils semèrent ainsi dès le début, dès le combat contre l’occupant, le ferment des divergences politiques avec Staline. »

De la vaste fresque historique que propose l’auteur se détache Josjp Broz­Tito (1892-1980), un homme au milieu des turbulences d’un monde en crise, toujours conscient des enjeux et conflits, de ses capacités et limites, et, en toute circonstance, toujours à même de renforcer son pouvoir. À plus d’un titre, le livre de Pirjevec peut se lire comme un roman : les quelque 25 attentats auxquels échappe Tito sont dignes d’un roman policer, les innombrables péripéties et rebondissements des relations soviético-yougoslaves relèvent d’un roman d’espionnage, les luttes de clan et facéties du maréchal évoquent les meilleures comédies d’intrigue ; le tout est un roman de formation, fiction en moins.

À la lecture du livre on comprend l’intérêt que représente encore aujourd’hui le maréchal yougoslave. C’est tout d’abord un personnage exceptionnel qui a laissé son empreinte dans l’histoire en défiant avec succès aussi bien Hitler que Staline. Ensuite, sans yougonostalgie ni titostalgie, les choix très pragmatiques – de « la fraternité et l’unité » des différentes nationalités yougoslaves au plan politique, de l’autogestion au plan économique et du non-alignement au plan international – peuvent être perçus comme pertinents et positifs au regard de l’effondrement guerrier qui devait suivre l’implosion de la Yougoslavie. Pirjevec analyse bien évidemment ces poncifs du titisme de manière critique. Il souligne ainsi, concernant l’autogestion que « bien des fois, [elle] ne restait effective que sur le papier. » Point d’illusion à ce sujet au sommet de l’État : avant de les renier, « les théoriciens du Parti n’avaient nullement l’intention de renoncer aux principes sacrés de l’autogestion et avaient décidé de fermer les yeux face au gouffre qui séparait les idéaux proclamés et l’existence de cet appareil politico-étatique qu’ils dirigeaient. »

Procédons à un carottage en choisissant une phase certainement décisive, les années 1957-1962. Premièrement, les résultats tardaient à venir au milieu des années 1950. Le non-développement des territoires sous-développées renforçait les disparités économiques et attisait les dissensions entre les différentes républiques et nationalités, entre forces progressistes (en faveur de la démocratisation, de l’autogestion et de la décentralisation) et conservatrices (contre la démocratisation, pour la centralisation, pour une coopération étroite avec l’URSS), entre « technocrates » et « apparatchiks », ainsi qu’entre Kardelj et Ranković. Ces divergences se retrouvaient au niveau des républiques : « Ainsi, les deux républiques les plus développées, la Slovénie et la Croatie, soutenaient les premiers, tandis que la Serbie, le Monténégro et la Macédoine défendaient les seconds. Le fait que Kardelj soit slovène et Ranković serbe ne fut, naturellement, pas tout à fait étranger à cette division de l’opinion yougoslave. »

Deuxièmement, « le plan quinquennal pour 1957-1961 avait été atteint un an avant la date prévue et comme le PIB avait dépassé les 12% de croissance par an (l’une des plus élevés du monde), les défenseurs d’une réforme économique imminente, ayant pour but de transformer la Yougoslavie en pays politiquement stable, se trouvèrent en position de force. » Si un certain essor économique confortait les positions des progressistes, des réformes économiques, l’élévation de la production, la rationalisation de l’administration des entreprises et une réforme monétaire comportant une simplification du taux de change étaient nécessaires. Ce d’autant plus que les résultats obtenus étaient en bonne partie « dû à la modernisation des usines, aux prêts occidentaux et au fait que l’industrie yougoslave partait de très bas. » Les réformes adoptées en février 1961 allaient dans ce sens, las « les difficultés s’avérèrent plus grandes que prévu. Il fut impossible d’harmoniser les prix et d’éviter tant l’inflation que l’anarchie économique qui se manifesta en raison de la résistance passive des ouvriers et de l’appareil de l’État fédéral comme du Parti. » Au final, l’échec de la nouvelle organisation économique, la victoire des positions dogmatiques et conservatrices lors du IIIe plénum du Comité central de la Ligue des communistes de Yougoslavie (LCY), en novembre 1961 que confirme le discours de Tito à Split le 6 mai 1962, coïncident avec la mise à l’écart provisoire de Kardelj et devaient sceller la fin de la « bande de camarades » ainsi que préfigurer celle de la Yougoslavie. De manière emblématique, à ces deux niveaux, la radicalisation, l’intolérance, les disputes et la chasses aux sorcières succèdent à « la fraternité et l’unité ». Exit l’autogestion, retour de la planification centrale et nouveau rapprochement entre Belgrade et Moscou. Subitement à nouveau sous influence « slovène », Tito retournera sa veste en 1964 mais le refus des réformes, quand ce n’est pas le boycott, prédomine et plombe le développement du pays.

De retournement en retournement, Tito finira par marginaliser les libéraux tant croates (en 1971) que serbes (en 1972) et slovènes (en 1972), et écarter ses successeurs pressentis les plus en vue, d’abord Kardelj puis Ranković, tout en veillant à l’équilibre précaire, avec pour seul objectif de préserver d’abord le pouvoir. Pendant ce temps, la Yougoslavie s’enfonçait dans une crise d’une ampleur sans précédent marquée par « l’inflation, les pertes économiques, le manque de liquidités, le surendettement, les mauvais investissements, la corruption, les affaires illicites et les différences sociales. »

Pour dresser le bilan à fin 1972, Pirjevec s’appuie sur l’analyse de son collègue historien Dušan Bilandžić : pour les plus éminents dirigeants du Parti et de l’État il s’agissait une tragédie personnelle, « c’étaient eux qui avaient entamé la démocratisation, mais quand celle-ci avait provoqué la crise du régime et menacé leur pouvoir, ils l’avaient rejetée en prétextant qu’il fallait sauver l’autogestion, empêcher une guerre civile et éviter une intervention militaire soviétique. En réalité, ils avaient tout simplement craint une libéralisation chaotique de l’économie, de la société et de la politique, et avaient préféré se réfugier dans le giron de l’idéologie orthodoxe. » Nouveau retour au « centralisme démocratique » et à la « discipline léniniste » salué comme il se doit à Moscou. Cette énième conversion à une orthodoxie de type soviétique ne doit pas masquer un conflit générationnel que Stane Kavčič (1919-1987) a le don de résumer en une formule qui fait mouche : « La vieille garde gouverne, la génération du milieu se tait, la jeune génération gère. »

Parmi les multiples mérites du livre de Pirjevec une mention particulière revient à la présentation détaillée de la vision régionale et internationale de Tito. Aussitôt la guerre terminée, sans prendre en compte l’avis de Staline, Tito s’engage en 1946 pour la création d’une fédération bulgaro-yougoslave destinée à inclure l’Albanie : « Ainsi, il projetait de mettre en place dans les Balkans ce grand État socialiste auquel étaient également censées aspirer les « démocraties populaires » d’Europe centrale. Il était convaincu que la Yougoslavie pouvait devenir le centre névralgique du communisme car, d’après lui, elle parviendrait à le mettre en pratique plus rapidement que l’Union soviétique elle-même. » Staline devait s’opposer par tous les moyens à une telle initiative par laquelle Tito s’octroyait le droit de reconstruire le socialisme à sa guise en récusant le monopole de l’URSS en matière d’orthodoxie marxiste.

Après l’exclusion de la Yougoslavie du Kominform en 1948 et du Comecon (Conseil d’assistance économique mutuelle) en 1949, le pays – échappant de peu à une intervention militaire orchestrée par Moscou – se repositionne et s’ouvre à l’Ouest. Dans ce contexte, Tito se voit proposer en 1953 par l’administration d’Eisenhower de faire partie d’une alliance balkanique regroupant la Grèce, la Turquie (toutes deux membres de l’OTAN) et la Yougoslavie. Cette dernière choisira l’option d’un pacte balkanique signé en 1954 – pacte se limitant à s’engager à apporter son soutien en cas d’attaque étrangère. Pour Tito, c’était littéralement une assurance vie et un avertissement adressé à Staline. Pour la Yougoslavie, c’était de fait « se retrouver indirectement incluse dans la “ceinture de sécurité” avec laquelle Washington essayait d’entourer le bloc soviétique en Europe méridionale. De même, elle se protégeait des éventuels coups de la part de l’Italie. » C’est dans ce cadre aussi que la question de Trieste fut « résolue » par le mémorandum de Londres signé le 5 octobre 1954 – accord confirmé à quelques corrections près lors de la signature des accords dits d’Osimo en novembre 1975. Le mémorandum permettait d’envisager la coopération régionale, notamment avec l’Italie, sous d’autres auspices. L’auteur prend néanmoins soin de souligner que cet accord reste sujet à caution : « il s’agissait d’un accord international qui n’était pas signalé comme tel et qui ne mettait pas fin au Territoire libre de Trieste, bien que de facto il en ait signé le glas. » Donc de facto mais pas de jure [1].

La mort de Staline (le 5 mars 1953) et surtout l’avènement au pouvoir de Nikita Khrouchtchev (février 1954) initient le dégel des relations soviético-yougoslaves : normalisation et conciliation sont à l’ordre du jour. Tito fait le choix de la prudence pour ne pas remettre en causes les bonnes relations à peine établies avec l’Ouest. Le sort de Trieste prime, aussi Tito ne répondra-t-il favorablement à la proposition de Khrouchtchev qu’en août 1953, soit après la signature de l’alliance balkanique à Bled. Entretemps la donne avait changé, désormais « les Yougoslaves n’étaient disposés à coopérer avec l’Union soviétique que sur la base d’une totale égalité entre les deux pays partenaires. » Même si les différents entre Moscou et Belgrade n’étaient pas tous aplanis, la Yougoslavie se voyait officiellement reconnaître par l’URSS le droit « à construire un socialisme à sa propre mesure et en accord avec sa situation spécifique. C’était une grande victoire pour Tito et ses thèses sur la souveraineté de chaque État socialiste. »

En dépit des différentes phases de rapprochement avec Moscou, Tito compris lors de ses rencontres avec Brejnev (en 1976 et 1977) que l’URSS ne renoncerait jamais à ses projets hégémoniques et qu’il importait que la Yougoslavie puisse se défendre contre le danger soviétique. Bref, la Yougoslavie se trouvait toujours forcée et contrainte de « prouver à l’Ouest son “aptitude” à la démocratie, mais aussi à l’Est sa détermination à se libérer de l’emprise que les Soviétiques cherchaient toujours à établir » – soit de régler ses comptes avec 1948. Combat que Tito mena y compris au sein du Mouvement des pays non-alignés, ainsi lors du Sommet de La Havane en 1979 où il mit tout son poids dans la balance pour empêcher une remise en cause du principe d’équidistance par rapport aux deux blocs – ce qui aurait signifié s’aligner sur les positions de Moscou. Malgré ce positionnement et en dépit de l’aide occidentale, la Yougoslavie devenait de plus en plus dépendante de l’URSS sur le plan économique : « En 1979, son niveau de dépendance égalait celui de la période antérieure à la rupture avec Staline. Sans parler de l’armement qui, malgré le développement d’une industrie propre, reposait essentiellement sur les livraisons en provenance d’URSS. » Quant à l’ouverture à l’Ouest, elle devait se renforcer par l’engagement de Tito dans le suivi des Accords d’Helsinki signés lors de la Conférence pour la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) en juillet 1975. En cohérence avec la politique développée au sein des pays non-alignés, la Yougoslavie devait participer au renforcement de la coopération avec quatre pays neutres (l’Autriche, la Finlande, la Suède et la Suisse) qui formaient avec la Yougoslavie le groupe des « N-N » (neutres et non-alignés).

Le moment était donc venu de s’émanciper plus ouvertement de Moscou et d’envisager une option politique en dehors de toute appartenance à l’un des deux blocs : « Cette nouvelle orientation politique se greffa ainsi sur “l’esprit de Bandung”, la ville indonésienne où se réunirent, en avril 1955, tous les pays concernés pour créer un mouvement fondé sur la politique de la solidarité réciproque. » La force du livre est de mentionner non seulement les nombreux voyages, mais aussi la ligne politique que défend Tito : condamnant l’impérialisme, le colonialisme et le néocolonialisme, le maréchal donne systématiquement la priorité à la coopération et l’égalité entre États. Tito récolte rapidement les fruits de son action et signe avec Nehru en avril 1961 le message commun appelant les présidents de vingt pays non-alignés à participer à un sommet qui aura lieu à Belgrade le 1er septembre 1961. Même si la conférence ne parvint pas à formuler des initiatives concrètes, même si l’idée de Tito concernant « un nouvel ordre économique international » resta pour l’essentiel lettre morte, même si la question de la RDA (construction du mur) et la reprise des essais nucléaires par l’URSS ont occupé le devant de la scène, il n’en demeure pas moins que la seule tenue de la conférence fut une indiscutable consécration tant pour Tito que pour la Yougoslavie. À raison, Tito « insistait souvent sur le fait que, par cette politique, la fédération yougoslave s’assurait une position dans le monde qu’aucune des républiques la constituant n’aurait jamais pu obtenir si elle avait été indépendante. [2] »

Concernant le sujet pour le moins sensible du fédéralisme yougoslave, l’auteur est particulièrement critique. Les parcours et intérêts divergents des différentes communautés nationales sont à l’origine de conflits qui ont émaillé l’histoire de la Yougoslavie, d’abord royale (1929-1941) puis titiste (1945-1992). Les erreurs stratégiques ont régulièrement été commises, y compris par Tito. Ainsi lorsqu’en 1937 seuls les partis communistes de Slovénie et de Croatie sont fondés, Pirjevec commente : « Tito considérera plus tard la création des partis communistes slovène et croate comme une erreur ayant miné dans ses fondements la future Yougoslavie socialiste. En effet, c’est cette création qui, d’après lui, a entériné la division de la Yougoslavie en deux parties, l’une orthodoxe et l’autre catholique. » Durant la guerre des partisans, le maréchal tente de masquer le problème, ainsi dans un entretien donné au Times du 16 mai 1944, en affirmant que « ses troupes étaient composées à 44 % de Serbes, 30 % de Croates, 10 % de Slovènes, 5 % de Monténégrins, 2,5 % de Macédoniens et autant de musulmans bosniaques, négligeant – naturellement – de préciser que la majorité des partisans serbes venaient de Bosnie-Herzégovine et de Croatie et que la direction du PCY essayait ces derniers temps – en vain – de faire monter le désir de révolte chez la population en Serbie. » Par la suite, rien ne viendra contredire le constat de la CIA datant de 1967 : « la majorité des serbes, croates, slovènes et macédoniens se sentaient avant tout serbes, croates, slovènes ou macédoniens et seulement dans un second temps, dans le meilleur des cas, yougoslaves. » Fractures que l’on retrouve à l’identique au sein du courant novateur « se qualifiant de “national” en Croatie, de “libéral” en Serbie et de “technocrate” en Slovénie », avec pour objectif « de renforcer l’autogestion dans tous les domaines de la société, mais en prenant en compte la situation propre à chaque république. »

La Constitution de 1974 élaborée par Kardelj était censée résoudre les questions nationales yougoslaves. Innovante mais par trop complexe, elle avait pour ambition, d’une part, de développer l’autogestion, la décentralisation et la démocratie et, d’autre part, de dépasser les limites inhérentes d’une fédération ou confédération classique par le biais d’une « communauté de peuples » qui restait à inventer. Kardelj avait en vue l’après Tito, selon l’auteur « il était également convaincu que les peuples et minorités yougoslaves étaient assez mûrs et disciplinés et, par ailleurs, avaient suffisamment conscience du danger de fragmentation qui menaçait le pays pour chercher à conserver le système en place, même une fois que la personnalité charismatique centrale aurait disparu. » Rappelons que cette constitution octroyait aux membres de la fédération un droit de veto auquel s’ajoutait le droit à l’autodétermination et à la sécession. Le bilan de l’auteur est impitoyable : « la constitution adoptée en 1974 ne put être mise en pratique, la transformation de la fédération en confédération et le projet de relier les républiques entre elles d’une nouvelle manière échouèrent, tout comme la transition du système monopartite au pluralisme politique et économique. »

Au contraire d’autres experts se focalisant sur cette célèbre constitution, la plus longue au monde, Pirjevec voit dans la loi sur le travail associé de 1976 la cause de l’échec de ce qui était de fait une ultime tentative de sauvetage d’une Yougoslavie socialiste. De toute évidence il était trop tard pour donner quelque chance que ce soit à l’« autogestion intégrale » ou à la reformulation du pluralisme politique en termes de « pluralisme des intérêt autogestionnaires ». À cela s’ajoute un vice de forme, les avancées de Kardelj étaient prises dans les rets d’une démocratie dirigée. Le bilan de Pirjevec sonne juste : « Derrière l’utopie de Kardelj, “moraliste excessif et didactique”, se cachait l’amère réalité de l’autocratie titiste, qui restait le seul point d’ancrage de l’expérience yougoslave malheureuse. » La descente aux enfers était programmée, rien n’allait l’arrêter.

Plus de Tito, plus de pays ? Ce serait par trop réducteur de tout vouloir ramener à Tito. L’histoire donnera peut-être raison à l’analyse autrement plus pertinente de Kardelj – dans l’ombre de Tito, en fait la figure centrale du livre – qui affirme en novembre 1965 lors d’une session du Comité exécutif : « Camarades, en fin de compte je dirai que, en Yougoslavie, nous ne sommes pas unis par la Yougoslavie, mais par le socialisme. Et si nous ne prenons pas conscience que c’est le socialisme qui unit la Yougoslavie, alors aucun autre facteur ne pourra l’unir. Et quand je parle du socialisme, je pense au progrès social fondé sur le socialisme. » Tant le meilleur et le pire étaient possibles. Ce fut le pire.

Pour aller plus loin :
Becirovic, Bogdan, L’image du maréchal Tito en France (1945-1980), Paris, L’Harmattan, 2014.
Bougarel, Xavier, Chez les partisans de Tito. Communistes et paysans dans la Yougoslavie en guerre (1941-1945), Paris, Non Lieu, 2023.
Dedijer, Vladimir, Tito parle, Paris, Gallimard, 1953.
— , Le défi de Tito. Staline et la Yougoslavie, Paris, Gallimard, 1980.
Đilas, Milovan, Tito. Mon ami, mon ennemi. Biographie critique, Paris, Fayard, 1980.
Goldstein, Ivo et Slavko Goldstein, Tito, Novi Sad, Akademska knjiga, 2018.
Pirjevec, Jože, Tito, Stalin e l’Occidente, Trieste, Editoriale Stampa Triestina, 1985.
— , Le guerre jugoslave, 1991-1999, Turin, Einaudi, 2001.
— , “Trst je naš !” Boj Slovencev za morje (1848-1954), Ljubljana, 2007.
Stubbs, Paul (Éd.), Socialist Yugoslavia and the Non-Aligned Movement, Montreal, McGill-Queen’s University Press, 2023.
Velebit, Vladimir, Dans l’ombre de Tito, Genève, Slatkine, 2000 – propos recueillis par Jean-François Berger.
Swain, Geoffrey, Tito. A Biography, Londres, I.B. Tauris & Co. Ltd, 2011.

Notes

[1Sur cette question cruciale, on se reportera à l’article de Marina Coloni et Peter Clegg, « Reflections on the Status of the Free Territory of Trieste », Small States and Territories, 5 2022 (1), pages 179-94.

[2Pour une appréciation plus détaillée du Mouvement des non-alignés (MNA) et du rôle de la Yougoslavie on lira les travaux publiés sous la direction de Paul Stubbs, Socialist Yugoslavia and the Non-Aligned Movement, Montreal, McGill-Queen’s University Press, 2023.