Blog • Adieux à la « réconciliation régionale », épilogue d’une faillite internationale

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Le Premier ministre serbe chassé à coups de pierres du mémorial de Potočari et la Republika Srpska qui convoque un référendum. La « réconciliation régionale » prend l’eau et la « communauté internationale » a bel et bien perdu la main dans les Balkans.

Sa venue devait être un geste de « réconciliation » : Aleksandar Vučić, ci-devant aboyeur fasciste du Parti radical serbe, a été chassé à coups de cailloux du mémorial de Potočari, le 11 juillet dernier, lors des commémorations du vingtième anniversaire du massacre de Srebrenica. A peine revenu à Belgrade, le Premier ministre serbe, grand seigneur « pro-européen », a assuré que « sa main restait tendue aux Bosniaques ».

La presse internationale s’est perdue dans le commentaire de cet événement aussi « inattendu » que parfaitement prévisible – qui est coupable ? Les « provocateurs » qui ont lancé la première pierre ou bien le provocateur Premier ministre qui aurait mieux fait de ne pas venir ? – mais une chose est certaine : l’opération de com’ de Belgrade, parfaitement menée, a été pleinement couronnée de succès. Voici Aleksandar Vučić promu « nouvelle victime de Srebrenica », et les vraies victimes du vrai massacre (que l’on choisisse ou non de l’appeler « génocide ») passent à la trappe de l’oubli. Au chapitre des pertes, on ne peut guère regretter que les lunettes du Premier ministre, apparemment emportées par une pierre ou une godasse. Gageons qu’il avait une paire de rechange [1].

Se contenter de dire que le grand manipulateur Vučić a, encore une fois, réussi une belle opération, serait, toutefois, trop réducteur. En parvenant à parasiter les commémorations du vingtième anniversaire de Srebrenica, Vučić a « fait bouger les lignes », celles d’un processus de « réconciliation régionale », patiemment mis en scène depuis des années.

Au début des années 2000, quand des équipes « réformatrices », « libérales » et « pro-européennes », aux références généralement sociales-démocrates, étaient au pouvoir, tant à Zagreb, Belgrade que Sarajevo, cette réconciliation régionale représentait une véritable dynamique politique. Les dirigeants serbes et monténégrins ont multiplié les cérémonies « d’excuses » auprès de leurs voisins, et la « justice transitionnelle », menée par le navire amiral du TPIY de La Haye devait permettre d’établir les responsabilités individuelles des crimes commis, écartant tout soupçon de responsabilité collective des peuples. Il s’agissait alors de solder un passé douloureux (Dealing with the Past) pour permettre aux Balkans de s’engager dans la perspective radieuse de l’intégration européenne.

Il s’agissait alors de solder un passé douloureux pour permettre aux Balkans de s’engager dans la perspective radieuse de l’intégration européenne

Depuis, le TPIY s’est transformé en une machine à acquitter, il a renoncé à son principe fondateur, celui de la responsabilité de commandement, tandis que l’ancien Premier ministre croate, de droite mais « vraiment réformateur », Ivo Sanader, écopait de dix ans de prison pour corruption. D’anciens ultra-nationalistes serbes, mal grimés en « pro-européens convaincus » sont arrivés au pouvoir à Belgrade, tandis que la droite dure croate, menée par la présidente nouvellement élue, Kolinda Grabar Kitarović, piaffe d’impatience avant les élections de l’automne. En Bosnie-Herzégovine, l’élan des plenum citoyens est retombé, et l’on est revenu au business as usual, avec d’increvables chevaux de retour – le HDZ, le SDA de Bakir Izetbegovic et le SNSD de Milorad Dodik…

La période est riche en anniversaires de premier ordre, mais les commémorations du centenaire du début de la Première Guerre mondiale, le 28 juin 2014 à Sarajevo, se sont transformées en triste bal masqué orchestré par l’indécent BHL [2], tandis qu’un an plus tard, un reitre de province comme Vučić a même réussi à voler la vedette aux Clinton, Monsieur et Madame, lors des commémorations de Srebrenica.

L’approche globale de la « communauté internationale » – plus exactement des pays occidentaux – a reposé durant plus d’une décennie sur une relativement efficace triangulation : collaboration « pleine et entière » avec le TPIY et « réconciliation régionale » étaient les deux conditions permettant d’entretenir la dynamique de l’intégration européenne promise. Or, il en va comme de tous les triangles : supprimez un côté, tout se casse la figure.

On le sait, le processus d’élargissement européenne est à l’arrêt jusqu’en 2019 au moins, tandis que le TPIY s’est sabordé en plein vol. Dans ces conditions, qui pourrait encore trouver un intérêt à une « réconciliation régionale » vide de sens ? Oh, sur les plans culturels et même économiques, les relations « normales » entre les peuples et les sociétés de la région ne cessent de se développer, malgré la crise, mais les gouvernements n’y sont pour rien.

Ce qui est terminé, c’est l’heure des grands messes, où de dignes experts européens en « courage politique » (une vertu pourtant bien peu répandue à l’ouest du continent) venaient gravement saluer les progrès de la classe balkanique… Aujourd’hui, on se contente de faire semblant et, dans ce rôle, Aleksandar Vučić est un grand professionnel, le maître en tartufferie des apparences politiques balkaniques.

Regardez ! Cet homme est presque un saint : on lui casse ses lunettes, il tend la main. On fait voler un drone au-dessus du stade de Belgrade, il va voir son « nouvel ami » Edi Rama. Milorad Dodik convoque un référendum — cette décision, finalement prise, qui a fait trembler presque une génération entière de Balkan analysts ! — il exprime son « désaccord ».

Le soft power européen n’est plus qu’un souvenir de temps révolus

Ce qui ressort de l’incroyable série de loupés politiques de ces deux dernières années, symboliques et réels, c’est que la susdite « communauté internationale » a totalement perdu la main, et n’a plus pouvoir de coercition ni pouvoir de persuasion. Le soft power européen n’est plus qu’un souvenir de temps révolus.

Dans ce contexte, qui s’étonnerait que les députés du Parlement du Kososo aient refusé la création du Tribunal spécial chargé de juger les crimes de l’UÇK ? Il faudra que les crimes commis, bien réels, soient un jour jugés, mais pourquoi le Parlement de Pristina aurait-il dû répondre à des injonctions internationales ? Qu’avait-il à gagner en échange ? Même le Kosovo a cessé de croire aux conseils de ses « amis » occidentaux. Même la Sous-Secrétaire d’Etat américaine Victoria Nuland, en visite la semaine dernière à Pristina, n’a pas réussi à convaincre. C’est dire. A croire que le soft power américain lui-même, ou la toute-puissance qui n’a rien de soft, ne font plus recette.

Début août, la Croatie va célébrer en grandes pompes le vingtième anniversaire de l’opération « Oluja » : il ne s’agira pas, bien sûr, de rappeler la mémoire des Serbes chassés de la région, mais de célébrer la victoire des armées croates. Plus personne n’a envie de faire semblant.

Il est temps de comprendre qu’une page de l’histoire des Balkans est véritablement en train de se tourner. Et que personne ne sait encore comment s’écrira le nouveau chapitre.

Une traduction albanaise de ce texte est disponible ici : Lamtumirë “pajtimit rajonal”, epilog i një falimentimi ndërkombëtar.

Notes

[1Une première version mise en ligne de ce texte parlait d’une « paire de revanche », et un lecteur m’a signalé ce lapsus calami...

[2Tiens, il avait à l’occasion lancé une pétition pour l’adhésion de la Bosnie-Herzégovine à l’Union européenne, mais le grand homme a vite été appelé sur d’autres fronts…