Blog • La Macédoine reprend des couleurs

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Depuis deux semaines, c’est un rituel. Au début ou à l’issue des manifestations qui traversent chaque soir le centre de Skopje, les protestataires « repeignent » les hideux monuments blancs de « Skopje 2014 », à grands coups de bombes de peinture. Les piliers de l’arc-de-triomphe sont désormais bariolés de toutes les couleurs, tout comme les monuments « néo-antiques » ou « néo-baroques » qui ont poussé comme des champignons après une mauvaise pluie dans les rues de la capitale de la Macédoine.

© Simon Rico/ CdB

Cette « révolution colorée » (Šarena revolucija) n’a pas grand chose à voir avec les « révolutions de couleur », qui atteignirent la Serbie, la Géorgie, l’Ukraine ou la Kirghizie au début des années 2000 : tout en étant l’expression d’un profond mécontentement populaire, elles se soldèrent par de simples changements d’équipes dirigeantes, financés et téléguidés par l’Occident. En Macédoine, il s’agit de tout autre chose : c’est un système que les manifestants rejettent, et ils n’ont guère plus confiance en l’opposition sociale-démocrate qu’en le VMRO-DPMNE au pouvoir. Ni cet « Occident » souvent mythifié ni l’Union européenne n’attirent davantage leurs sympathies.

La Macédoine veut retrouver ses couleurs, ses propres couleurs. Avant cette Šarena revolucija, le pays était déjà connu pour abriter l’une des plus belles mosquées peintes des Balkans, la Šarena Džamija, la « mosquée colorée » de Tetovo. Elle a été construite en 1438, puis rénovée en 1833 par Abdurrahman Pasha, qui finança l’étonnant programme de fresques figuratives qui recouvrent tous les murs de l’édifice. Cette décoration luxuriante des mosquées, fréquente dans le monde ottoman, est considérée comme l’hérésie des hérésies par les tenants d’un islam ultra-rigoriste, inspiré par le wahhabisme d’Arabie saoudite, pour lesquels les murs des mosquées doivent rester blancs.

Iconoclasme et haine des couleurs

Le blanc est souvent la couleur des « purificateurs », des « éradicateurs » et autres tenants d’une vision totalitaire du monde. On sait que les temples grecs de l’antiquité étaient, eux aussi, parés de fresques aux couleurs vives et chatoyantes. Leur blanchissement n’a été que l’oeuvre du temps. Cette tradition colorée a été transmise à la tradition du christianisme oriental : les églises orthodoxes, elles aussi, ont toujours été recouvertes de fresques - si l’on excepte le bref épisode intégriste de l’iconoclasme, au IXe et Xe siècle : comparables par bien des aspects aux wahhabites de l’islam, les iconoclastes détruisaient fresques et icônes, traquant ceux qui les vénéraient, les iconodules. Au lieu de louer et d’adorer un Dieu irreprésentable, ils leur reprochaient de vouer un culte à de vulgaires artefacts de bois ou de plâtre. La même tendance se répéta, en Occident, avec la réforme protestante, au XVIe siècle. Avant elle, la réforme cistercienne, au XIIe siècle, avait déjà imposé l’idée que l’exercice de la piété exigeait un décor austère et nu. La haine des images et des couleurs doit donc être comprise comme une manifestation récurrente d’intégrisme, qui peut affecter toutes les cultures, toutes les traditions religieuses.

L’historien et archéologue Philippe Jockey a récemment étudié la formation d’un « malentendu historique », Le mythe de la Grèce blanche. Histoire d’un rêve occidental. En effet, les temples et les statues de la Grèce antique étaient peints, voire souvent recouverts d’or et de pierres précieuses. Le blanc de la statuaire ou des monuments n’était considéré que comme une forme d’inachèvement, une image du chaos initial. Cette luxuriance fut conservée par la tradition byzantine, puis par celle de l’islam, héritières directes de la Grèce antique, avant d’être radicalement rejetée par d’intransigeants « réformateurs ».

Quand la Grèce antique fut redécouverte par l’Occident, à la Renaissance, puis aux siècles suivants, quand se répandit la mode des voyages initiatiques sur les traces de l’Antiquité, le mythe de la blancheur s’élabora peu à peu. Les monuments antiques avaient tout simplement perdu leurs couleurs mais, pour les voyageurs occidentaux, cette blancheur devint synonyme d’une pureté morale et esthétique à opposer aux sombres cavernes des églises orthodoxes saturées d’encens, noircies par la fumée des cierges. L’Occident triomphant se veut immaculé. Il considère l’excès de couleurs comme une marque de « sauvagerie » (chez les peuples qu’il colonise) ou d’indécrottable « archaïsme » (chez les Grecs orthodoxes, qu’il est de bon ton de considérer comme d’indignes descendants de leurs pères antiques). Dans cette projection de soi, l’Occident a annexé le passé grec à son rêve de blancheur. Aujourd’hui encore, le luxe des banques ou des palaces internationaux se doit d’être immaculé, du moins monocolore, signe de la distinction opposé au « kitsch », par exemple celui des conceptions arabes du luxe, où l’on abuse des dorures et des moulures.

Misère de l’historicisme

Et Skopje 2014 ? Ce délirant projet d’aménagement urbain est une mauvaise réplique des monuments historicistes viennois : il s’agissait alors de manifester la splendeur de l’Empire, la puissance supposée éternelle de la monarchie K. und K. en dotant le ring de Vienne de temples néo-antiques et de colonnades baroques... En architecture, l’historicisme de la fin du XIXe siècle se caractérise par la multiplicité des styles anciens remis au goût du jour. Tout comme Skopje 2014. Selon son premier concepteur Pasko Kuzman, la ville devait offrir à ses visiteurs un digeste de l’histoire macédonienne, comme un livre à pages ouvertes...

En réalité, le projet historiographique de Skopje 2014 va bien au-delà des polémiques sur les ridicules et laides sculptures bazardées à chaque coin de rue. Sa signification profonde apparaît quand on se place sur le « pont aux lions », face à l’enfilade des façades néo-classiques (le musée du VMRO ou plus exactement « Musée du combat macédonien pour un État indépendant », le Musée archéologique) ou « néo-baroques » (le ministère des Affaires étrangères). Il s’agissait avant de construire un mur pour couper la ville en eux et isoler le vieux bazar, la çarshija et ses mosquées... Le projet n’est pas uniquement « anti-musulman » : de manière fort révélatrice, la plus vieille église orthodoxe de la ville se trouve également rejetée de l’autre côté de ce mur. Il s’agit de couper le pays de son passé réel, orthodoxe, ottoman, slave et albanais mais aussi communiste et yougoslave, pour inventer une identité nouvelle, celles de Macédoniens qui descendraient directement de l’époque glorieuse d’Alexandre.

L’autre objectif était d’ancrer Skopje, et donc la Macédoine, dans un universalisme perçu comme une collection d’images, mais aussi comme un gage d’enracinement dans le « bon côté de la planète », celui de l’Occident européen. Nous possédons tous les styles architecturaux de l’histoire européenne parce que l’histoire de la Macédoine contient et résume toute l’histoire du continent. Si tel style n’a pas été représenté, du fait de « parenthèses historiques » comme l’époque ottomane ou celle du communisme yougoslave, nous en créerons les monuments, encore plus vrais, encore plus anciens que s’ils nous avaient été légués par notre passé.

Naturellement, ces statues et ces monuments se doivent d’être d’une blancheur immaculée, afin de conforter l’européanité, le haut degré de civilisation de la Macédoine.

Je pense que Nikola Gruevski n’est pas seulement un autocrate et un voleur. Cet homme a sûrement eu, comme nous tous, une idée de ce qu’il aurait voulu voir son pays devenir. Je suis enclin à croire que le jeune Gruevski rêvait d’une Macédoine dont tous les habitants auraient travaillé dans des banques ou des entreprises high tech, habité des appartements au sol de marbre blanc, parlé anglais et fait leurs courses dans d’immenses et rutilants malls... Des Macédoniens qui n’auraient plus mangé de kebabs trop gras ni d’oignon cru, qui auraient renoncé à leurs superstitions tant orthodoxes que musulmanes pour ne plus adhérer qu’au credo d’une « modernité » imaginée par les penseurs du VMRO-DPMNE, gorgés de séries télévisées brésiliennes ou turques. Des Macédoniens hors-sol, en somme.

Centres commerciaux et oignons crus

Naturellement, ce jeune Gruevski était « pro-européen » car, comme nombre de bons esprits européens, il voulait « débalkaniser » les Balkans, les « européaniser » enfin.

Le projet de Skopje 2014 conçoit l’histoire comme un carousel de belles images : un palais baroque, un temple antique, des galères sur le Vardar, des statues néo-antiques et celles des héros nationaux : Skopje 2014 contient toute notre histoire, et celle-ci contient toute l’histoire du monde. Comme Las Vegas. Pourquoi Skopje n’aurait-elle pas droit, elle aussi, à son Palais de Versailles ou à son Pont du Rialto ? A l’heure d’Internet, les monuments peuvent se démultiplier à l’infini : leur vérité ne tient qu’aux touristes qui se prennent en selfies devant eux.

Ce jeune Gruevski avait de trop grandes ambitions, il rêvait de transformer son pays en un immense centre commercial, en une sorte Las Vegas des Balkans, il voulait créer de nouveaux Macédoniens, électeurs naturels du VMRO-DPMNE, heureux et décérébrés habitants d’un espace-temps indéfini entre le monde réel et le monde virtuel. Mais il voulait aussi, dans la plus classique tradition, un pouvoir absolu, garantissant l’enrichissement constant et ô combien réel de son propre clan.

Las, les Macédoniens réels sont toujours là. Ils sont toujours au chômage et boivent toujours du raki, fument toujours des cigarettes comme des Turcs et mangent toujours de l’oignon cru. Certains sont musulmans et certains orthodoxes, d’autres encore athées. Ils sont slaves ou albanais et savent, les uns comme les autres, qu’ils ne sont pas les fils du soleil et d’Alexandre mais ceux de l’interminable transition vers le plus sauvages des capitalismes.

Ils sont aujourd’hui décidés à ne plus sombrer dans le piège des divisions ethniques créés par des politiciens avides de pouvoir, mais à réinventer ensemble leur avenir. Il ne s’agit pas certes pas des « United colors of Macedonia », comme il y a celle d’une marque bien connue de vêtements. Il ne s’agit plus de mettre côte à côte un homme, une femme, un Albanais, un Macédonien — pour faire semblant de respecter les règles des accords d’Ohrid et satisfaire les ambassadeurs occidentaux et les fonctionnaires de la Commission européenne.

Il s’agit de mettre à bas quelques hideux monuments et de faire jaillir toutes les couleurs de la vie. C’est en somme d’un vrai projet politique, d’un projet de société qu’il s’agit. Et le message qui part de Skopje ne manquera pas d’aller bien au-delà des frontières du pays.