Blog • Nelida Milani Kruljac, écrivaine italienne d’Istrie, et son héritage artistique

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Nelida Milani Kruljac
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Nelida Milani Kruljac est née en 1939 à Pula, elle appartient à la communauté des Italiens restée en Istrie après la Seconde Guerre mondiale. Linguiste de formation, elle a enseigné à l’Université à Pula, écrit des nombreux essais de linguistique et des articles pour une revue culturelle de la communauté italienne, La Battana.

Elle commence à écrire de la prose à l’âge de presque cinquante ans, pour peur de perdre l’usage de la langue italienne, devenant un cas littéraire en Italie en 1991 en publiant pour l’éditeur Sellerio un recueil de deux contes [1].

Après des années où elle est restée muette, elle écrit « parce que c’est justement la littérature qui donne pleine voix à une blessure historique, elle la raconte et la fait revivre la couchant sur les pages, en relevant toute les facettes multiples, en représentant le dépaysement de ceux qui sont partis et de qui est resté, la souffrance dans les mentalités et le cœurs dans la naïveté des histoires de chaque jour » [2].

Sa famille n’a pas quitté l’Istrue, pour des raisons inconnues, peut-être à cause d’un malentendu. Bien que les oncles et tantes soient partis, les Milani restent à Pula, apprennent le croate et s’assimilent avec notamment un mariage mixte, mais sans oublier ni la tragédie de l’exode qui devient le thème récurrent de la production littéraire de Milani, ni la langue italienne qui devient le moyen d’expression.

La langue d’expression de Milani « [c]’est une langue qui met en discussion l’italien en tant que construction monolithique d’ascendance littéraire et qui recherche des parcours parallèles, confluant, divergeant en donnant son témoignage à la réalité plurilingue de l’Istrie et de chaque territoire de frontière, à travers les rapports mobiles et dynamiques qui lient chaque langue parlée en des contextes pluriels ».

C’est une langue naturelle, instinctive, non pas exercice de style, mais reflet du plurilinguisme de l’Istrie et à la limite produit d’une « aberration professionnelle » [3], due à l’attention en tant que linguiste que Milani a dédié aux aspects linguistiques dans la région, aux langues et aux relations entre les langues, écrire des contes a représenté pour elle la possibilité de décliner les théories linguistiques dans un registre différent de celui académique.

Le résultat est une langue écrite qui « joue » avec l’italien, et que dans son plurilinguisme essaye de se rapprocher de la réalité plurilingue istrienne, une langue naturelle et non artificielle, une écriture instinctive, dont le but est celui de faire en sorte que « signifiant et signifié soient les deux faces de la médaille, que son et sens procèdent bras-dessous, qu’ils se marient » ; suivant plutôt une attention esthétique qui fait en sorte que forme et contenu soient une chose seule.

L’exode et le dépaysement

L’humour comme seule défense contre la douleur et le stylo comme arme contre l’oubli, voilà la chiffre artistique de l’auteur qui devient écrivaine de son propre deuil et de celui de la communauté italienne en Istrie. Le thème récurrent de sa production est celui de la blessure d’une vie, celle de « le déracinement, la séparation, l’assimilation forcée, le trauma de la perte d’identité comme conséquences de l’exode, lequel dans le deuxième après-guerre a bouleversé le physionomie de la région istro-quarnerine ».

La douleur en question est double, est celle de ceux qui sont partis, mais surtout de ceux qui sont restés, et qui ont renoncé à la fuite pour le combat, le combat de rester des italiens en Istrie, dans un milieu en changement qui porte au dépaysement.

C’est le regret de toute une vie. Dans l’autobiographie « triste », écrite à quatre mains avec Anna Maria Mori, « Bora », nous trouvons dans la conclusion, une déclaration de Milani qui ne renonce pas à arrêter ses récriminations récurrentes envers ceux qui sont partis, ainsi que son amertume sans fin pour ce que ça aurait pu être et qui n’a pas été.

Le déracinement pour Milani est plus qu’un déracinement physique, avec l’exode on ne perd pas uniquement ses racines, on se perd dans l’histoire même, les pays d’où on vient n’est plus et le dépaysement ça vaut dans les deux directions, pour qui reste et pour qui s’en va.

D’ici la motivation de l’écriture à laquelle on s’adresse afin de « encager le temps, pour être présent à soi-même, pour résister à la discontinuité historique et individuelle qui a des coûts élevés … en termes d’identité ».
“Il avertissait une sensation vague d’oubli et de rappel envers sa terre, certes le deuil de la mer de l’autre côté, l’aventure quotidienne faite d’eau et de lumière. Le sien était un double dépaysement, il ne se sentait plus chez soi nulle part, comme refoulé dans une aire entre les milieux, dans un endroit qui n’est nulle part, ni terre ni ciel, ni passé ni futur, terre de personne, corps à personne » [4].

La langue, ou les langues parlés en Istrie

Milani avant d’écrire sa production littéraire étudie la richesse linguistique de l’Istrie, dont l’expression va de la diglossie au bilinguisme, d’après le titre d’un essaie linguistique de l’auteure. En Istrie les gens parlent soit le dialecte istro-vénétien (diglossie) que les langues slovène, croate et italien (bilinguisme). Si le dialecte est la langue parlé à la maison, ou au village, dans un contexte intime et limité, le bilinguisme, normalement un facteur individuel, devient un facteur collectif dans le cas comme la région istro-quarnerine, parce qu’il représente la réponse à certaines pressions sociales et des conditionnements spécifiques qui se propagent de la société à l’individu et le contraire. Au niveau individuel, il se mensure à travers les « modalités d’alternance et le degré d’interférence » [5] entre les deux langues et voilà l’expressionisme linguistique de l’auteure, laquelle dans la prose a exprimé ce que les essaies lui empêchait de traiter.

Expressionisme linguistique ou expressionisme baroque se sont des définitions que la critique a donné au style personnel de Milani, la présence de plusieurs codes linguistiques dans le même texte, du dialecte istro-vénétien, mais aussi du latin et d’expressions dans un registre élevé ou des mots techniques et une capacité de description très précise et subtile. L’expressionisme stylistique dérive de cette exigence longtemps réprimée de pouvoir s’exprimer en langue italienne et il explose dans la richesse des textes et dans une capacité imaginative de description vaste. Les descriptions les plus belles sont celles dédiées à la mer et à la ville de Pula.

« La mer virait au vert-bleu entre le barrage de la grande brise-lames et absorbait la clarté de la promiscuité et la polyphonie des sons, un brouhaha indistinct fait de bruits, comme lorsque une orchestre est en train d’accorder les instruments » [6].

Quel héritage pour l’auteure ?

Pour Milani il ne peut pas avoir d’héritage parce que les “mutants”, ou les écrivains de la troisième génération depuis l’exode, vraisemblablement ne seront plus intéressés à ce thème comme sujet littéraire, tout comme ils seront assimilés à la culture ambiante et ils écrirons vraisemblablement en croate et slovène [7].

Ce que Milani n’imagine peut-être pas est que la littérature des écrivains qui lui ont succédés au lieu d’être mono-langue elle est devenue multilingue, plus variée encore que celle qu’elle a utilisé pour exprimer son ouvrage. Les écrivains de la région et pour région j’entends tous les pays de l’ancienne Yougoslavie, non seulement issues de l’Istrie, chronologiquement la troisième génération à partir de la deuxième guerre mondiale, ont fini par écrire dans les langues des pays d’accueil de leurs exodes personnels depuis les guerres de démembrement de l’ancienne Yougoslavie et donc en anglais, allemand, français, etc.

Eux aussi, comme Milani, ont eu un moment de mutisme et de prise de conscience dans quelle langue ils voulait s’exprimer, après ce murissement, ils ont écrit. Evidemment ils ont écrit de leurs expériences personnelles et des leurs exodes à eux, mais le sens du dépaysement est toujours là, comme aussi la liberté d’utiliser la langue comme instrument personnel, sans plus peur de ne pas être conforme à la langue standard utilisée dans la littérature de référence. Tout comme Milani qui a été l’une des premières à avoir ce courage d’expérimenter et de s’exprimer librement.

Notes

[1Una valigia di cartone, Palermo, Sellerio, 1991 ; L’ovo slosso/Trulo jaje, Fiume-Rijeka, Edit-Durieux, 1996 ; Mori Anna Maria, Milani Nelida Bora, Como, Frassinelli, 1998 ; Nezamjetne prolaznosti. Impercettibili passaggi, Istra kroz stoljeća, vol. 65, Čakavaski Sabor, Pula, 2006 ; Crinale estremo, Fiume, Edit, 2007 ; Lo spiraglio, Salento Books, Nardò (LC), Besa editrice, 2007 ; Racconti di guerra, Collana Passaggi 4, Trieste, Fiume, il Ramo d’oro editore, Edit, Ente giornalistico editoriale, 2008 ; Mori Anna Maria, Milani Nelida L’anima altrove, Milano, Rizzoli 2012 ; La bacchetta del direttore, Legnano, Oltre Edizioni, 2013.

[2Musetti, Gabriella, Introduzione, pp. 7-13, dans Racconti di guerra, notamment p. 11, op. cit.

[3Appendice II, « Dieci domande a Nelida Milani », pp. 133-142, notamment p. 136, dans thèse de maîtrise en Philologie et Littérature italienne de Silvia Toniolo, « ‘Gli echi del ricordo’ : la narrativa di Nelida Milani », Université Cà Foscari, Venise, a.a. 2015/2016.

[4“Di passaggio”, p. 94, dans Racconti di guerra, op. cit.

[5Nelida Milani Kruljac La comunità italiana in Istria e a Fiume. Fra diglossia e bilinguismo, Unione degli Italiani dell’Istria e di Fiume, Università popolare di Trieste, Trieste – Rovigno, 1990, Etnica I, Trieste-Rovigno, 1990”, dans “Introduzione”, pp. 7-9.

[6« Opzioni e ormoni », dans “Lo spiraglio”, p. 58.

[7Appendice II, « Dieci domande a Nelida Milani », op.cit., p. 140.