Le CdB, 25 ans d’histoire(s) | Zoran Đinđić et Slavoj Žižek parlent des Balkans, de la Serbie et du Kosovo

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Le 10 mai 1999, alors que les bombardements de l’Otan frappaient la Serbie, la revue allemande SZ-magazin publiait un entretien entre Zoran Đinđić, futur Premier ministre de Serbie, et Slavoj Žižek, philosophe et psychanalyste slovène. La difficile réconciliation, la mémoire et l’oubli, la modernité et les Balkans, le mythe du Kosovo et les rêves politiques de la Serbie : les deux hommes évoquent des sujets brûlants, toujours au cœur des problématiques actuelles.

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Zoran Đinđić et Slavoj Žižek
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SZ-Magazin (SZ) : Monsieur Đinđić, quand deviendrez-vous Président de la Serbie ?

Zoran Đinđić (S.Đ.) : Le nom du prochain Président de la République importe peu, qu’il s’agisse de moi ou d’un autre. Ce qui est décisif, c’est qu’un véritable démocrate succède à Milošević, et non pas un de ces politiciens véreux et démagogues.

SZ : Croyez-vous que les Serbes et les Albanais puissent bientôt vivre en paix ?

Z.Đ. : Non, il faudra du temps, beaucoup de temps. Ce sera difficile de garantir un cadre minimal pour une vie quotidienne commune. Mais si les peuples de la région ont un objectif commun, il est évident qu’ils pourront trouver des solutions de cohabitation. Et cet objectif ne peut être que le rapprochement avec l’Union européenne.

Slavoj Žižek (S.Ž.) : À mon avis, le premier pas vers la réconciliation consiste à reconnaître que nous ne nous supportons pas mutuellement. C’est beaucoup plus important que les déclarations contraintes, du genre : « À partir d’aujourd’hui, nous allons nous respecter les uns les autres ». Reconnaissons d’abord que nous nous haïssons ! Si nous pouvions dire ça sans provoquer de massacres, nous aurions déjà remporté une bataille.

S.Đ. : Les règles qui valent dans les pays des Balkans sont les mêmes que celles dans les équipes de football. Les joueurs des grandes équipes ne s’aiment pas, et parfois se haïssent. Mais ils jouent ensemble et tentent de gagner le match ensemble. Si nous reconnaissons que nous ne pouvons atteindre nos objectifs que grâce à la coopération régionale, nous pourrons, à l’avenir, établir des rapports pacifiques, fût-ce par pur égoïsme.

S.Ž. : Il faudrait que pacifistes et « multiculturalistes » occidentaux se taisent une bonne fois pour toutes. Ils ont des idées absolument nocives pour les Balkans. La gauche multiculturaliste n’analyse pas la situation politique, mais les mythes. Elle voit des conflits ethniques et, en guise de solution, formule une recommandation fluide. « Nous avons besoin de plus de tolérance et d’amour fraternel ! » Je dis que c’est exactement ce dont nous n’avons pas besoin ! Voici quelques années, je regardais à la télé autrichienne un débat entre un pacifiste autrichien, un Albanais et un Serbe. L’Albanais et le Serbe avaient tenu des propos plutôt raisonnables, mais le pacifiste n’y avait rien compris et n’arrêtait pas de crier : « Vous devez vous aimer les uns les autres, et cesser de vous tirer dessus ! ». L’Albanais et le Serbe se sont jeté un regard complice. Qu’est-ce qu’il raconte, cet idiot ? À l’époque, je rêvais que Serbes et Albanais puissent se dire : « Ensemble, débarrassons-nous de ces pacifistes et multiculturalistes stupides ». Ce serait un réel espoir pour les Balkans.

Les gens des Balkans ont la mémoire courte

Z.Đ : Je ne crois pas non plus que les Serbes et les Albanais puissent un jour devenir frères. Mais qu’une vie commune, en paix, soit possible, ce n’est pas une utopie.

S.Ž. : Un exemple des USA me vient à l’esprit. C’est le film « Témoin », avec Harrison Ford. Nous connaissons tous le peuple amish – une population tout à fait fascinante. Ce sont de véritables fondamentalistes, mais ils n’ont pas de problèmes avec les Américains « normaux » qui vivent dans leur voisinage. Il s’agit là d’une cohabitation pacifique de deux philosophies vitales, sans nationalismes ni influences missionnaires. Je crois qu’au Kosovo, c’est possible.

Z.Đ. : La normalisation pourrait s’accélérer du fait que, dans les Balkans, les gens ont la mémoire courte. Je reconnais que cette mentalité n’a pas que des avantages, mais après un conflit terrible, elle permet de vivre à nouveau.

S.Ž. : Je suis d’accord. S’il y a bien un endroit sur la terre où les gens sont capables de tout oublier du jour au lendemain, ce sont les Balkans ! Cela nie l’idée reçue selon laquelle les habitants des Balkans ne se libèrent jamais de l’étreinte de l’histoire. Lors de mon séjour au Pays-Bas, il y a dix ans, j’ai remarqué que les gens y souffraient toujours de traumatismes liés à la Deuxième Guerre mondiale. Avec tout le respect dû aux Pays-Bas, ces gens ont bien moins souffert de cette guerre que les habitants de l’ex-Yougoslavie. Et malgré cela, nous avons oublié beaucoup plus vite.

Les trois grands rêves serbes

SZ : Les Serbes peuvent-ils oublier aussi vite ? La bataille perdue au Kosovo il y a six cents ans continune-t-elle d’influencer aujourd’hui la politique ?

Z.Đ. : La Serbie est un pays compliqué. Pour comprendre, il faut savoir que les Serbes ont eu trois grands rêves, tous les trois justes et légitimes à leur façon, mais dont aucun n’a jamais été réalisé : le socialisme, le nationalisme et le traditionalisme. Ces trois rêves sont le pilier de la vie politique serbe.

SZ : Et cela fonctionne comment ?

Z.Đ. : Tous ces rêves sont liés aux besoins des gens. Si on manipule les gens avec une certaine habileté, ceux-ci seront très vite convaincus...

S.Ž. : Sans automatiquement devenir les bourreaux bénévoles de Milošević, si je puis paraphraser le titre du livre de Daniel Goldhagen.

Z.Đ. : Permettez-moi d’expliciter ces trois rêves. Milošević s’était approprié le rêve socialiste depuis son élection au poste de Premier secrétaire des communistes serbes en 1986. Son message était : chacun recevra ce qui lui appartient, personne ne perdra son emploi, rien ne changera. Et les masses ont suivi. Le rêve nationaliste, lui, s’appuie sur le besoin des gens d’enfin créer une nation qui ne soit plus un jouet entre les mains des grandes puissances. Une nation qui décide seule de ses frontières. Le nationaliste Vojislav Šešelj a représenté ce rêve, invitant à l’annulation du passé et à un nouveau départ. Le rêve traditionaliste, enfin, se fonde sur le besoin du retour au bonheur du temps passé. Notre histoire, nos rois, nos empereurs. Ce rêve est représenté par Vuk Drašković. Milošević a très habilement joué avec ces trois rêves pour se maintenir au pouvoir. Cependant, nous devons y ajouter une quatrième idée : accepter la réalité. Nous devons prendre notre place au sein de l’Europe. Ce n’est pas la meilleure base pour bâtir un rêve, et c’est pourquoi l’opposition démocratique a tant de fil à retordre avec les mythes.

S.Ž. : Je suis fasciné par l’habileté de Slobodan Milošević à manipuler l’ancien mythe national des Serbes, la défaite dans la bataille contre les Turcs au Kosovo en 1389. C’est en réalité un très joli mythe, qui démontre comment une défaite peut être transformée en victoire spirituelle. Milošević a inversé ce mythe, produisant son contraire. Il l’a interprété ainsi : « Jadis, nous avons perdu la bataille. À présent, nous allons nous venger ! » Il a transformé ce mythe magnifique en un instrument simpliste de mobilisation nationaliste.

Un monde dont nous sommes les héros

Z.Đ. : J’ai ma propre théorie là-dessus. Le trait principal du mythe du Kosovo est la prédominance du monde irréel sur le monde réel. Nous avons perdu la bataille de Kosovo Polje, sans aucun doute. Mais nous nous comportons comme si nous l’avions gagnée. Pendant des siècles, notre peuple a systématiquement nié la réalité. Cela pouvait représenter un mécanisme de défense légitime de la part d’un petit peuple sous la botte ottomane. Cependant, après la formation de l’État serbe, ce mythe a exercé une influence dévastatrice. Il a empêché la jeune nation de trouver sa place parmi les autres. Nous disions : « Nous sommes meilleurs que les autres car nous vivons dans un monde dont nous sommes les héros ». Les politiciens serbes ont échoué à s’ouvrir à la réalité, à l’accepter. Les idées fondatrices de la politique serbe du XXe siècle étaient complètement fausses et éloignées de la réalité.

SZ : Milošević n’était-il pas un cas unique ?

Z.Đ. : Milošević s’inscrit dans la tradition en affirmant que nous allons vaincre l’OTAN. Il le pense vraiment ! Une partie de gens l’ont cru, mais ils viennent de se réveiller. Il était temps. Car, si à l’avenir cette idéologie ne disparaît pas, nous ne serons pas un peuple normal. Nous devons tout changer, sinon rien ne va changer.

SZ : Les Serbes sont ils manipulés, ou se sont-ils volontairement soumis à leurs séducteurs ?

S.Ž. : C’est très simple. Les gens ne sont pas séduits par des souverains malicieux, ni ne sont dans un état de folie collective. Les sentiments politiques sont souvent pluridimensionnels, à la limite du paradoxe. Allez à Belgrade, vous y trouverez des gens normaux qui écoutent de la musique rock et regardent des films hollywoodiens, comme tant d’autres gens en Occident. Vous irez dans les rues et vous vous demanderez où sont ces dangereux nationalistes dont on entend parler. Je vous garantis que vous ne croiserez personne vêtu du costume national. C’est un paradoxe – l’attitude pro-occidentale cohabitant avec l’influence fondamentale des mythes nationaux. C’est vraiment dur à comprendre, et cela ne vaut seulement pour la Serbie, mais pour tous les Balkans.

SZ : Vous voulez dire que les Balkans sont particulièrement sous-développés ?

S.Ž. : Non. J’affirme au contraire que les Balkans ne sont pas du tout arriérés, mais particulièrement orientés vers l’avenir. Ici, il n’y a pas d’opposition entre modernes et traditionalistes. Les deux phénomènes coexistent. Comme en Inde, où les gens qui, la journée, créent les programmes informatiques les plus complexes, le soir, prennent garde à céder la priorité à une vache sacrée. C’est ça, le vrai postmodernisme. Et là-dessus, l’Occident en aurait beaucoup à apprendre des Balkans.

SZ : Monsieur Đinđić, êtes-vous obligé, en tant qu’homme politique, de regarder à la fois en avant et en arrière ?

Đinđić : C’est une façon de dire les choses. Dans une société complexe qui oscille entre le passé et le futur, la politique doit choisir son point d’appui. Il y a dix ans, si nous avions eu des politiciens prêts à bâtir en s’appuyant sur le contenu positif des mythes, nous serions déjà dans l’Union européenne.

La chute de Milošević pourrait être suivie d’une « russification » de la Serbie

SZ : Qu’arrivera-t-il si la démocratisation échoue ?

S.Ž. : La chute de Milošević pourrait être suivie d’une « russification » de la Serbie. Je pense à l’arrivée au pouvoir d’un régime qui, vu de l’extérieur, aurait des allures modernes et pro-occidentales mais qui, en secret, volerait le pays et ferait chanter l’Occident, à la manière de Boris Eltsine : « Si vous ne nous soutenez pas, tout s’écroulera ». Ce régime n’aurait aucune vision, et survivrait en renforçant le nihilisme des gens. Ça a été la méthode du général Jaruzelski en Pologne. Suite à la proclamation de l’état de guerre en 1981, le pays fut inondé de drogue et de pornographie.

SZ : La Serbie court-elle le même risque, monsieur Đinđić ?

Z.Đ. : Sans un assainissement radical de la culture politique, ce sera la conséquence la plus probable – une collaboration entre les partis de l’appareil politique de Milošević et les partis de l’opposition. Avec une discontinuité du personnel politique et une continuité de la politique.

SZ : Durant la guerre au Kosovo, l’opposition a été peu visible.

Z.Đ. : C’était la guerre. Pendant la guerre des Malouines, la vie politique en Angleterre n’était pas très vivante non plus. J’ai été surpris de la rapidité avec laquelle les forces démocratiques en Serbie ont récupéré, une fois la guerre finie. Il ne s’en est pas fallu d’un mois pour que les gens s’en prennent à Milošević, et non pas à l’Otan qui avait bombardé leurs villes. Le sentiment dominant à Belgrade était celui de la libération – presque comme après cinq siècles d’occupation ottomane. Nous vivons actuellement une occupation interne. Slobodan Milošević et ses collaborateurs contrôlent le pays de façon ottomane, par l’intermédiaire d’un système pseudo-féodal corruptible. On les présente au public comme des rois, comme si leur progéniture était destinée à reprendre le trône. Il faut enfin nous libérer de ce despotisme oriental...

S.Ž. : Dont l’Occident est en partie responsable... Il ne faut pas l’oublier. Slobodan Milošević a profité de l’effet Mobutu. A l’image du président Mobutu au Zaïre, il a suggéré à l’Occident que lui seul était capable de contrôler cette dangereuse zone de guerre. Si je tombe, disait Milošević, les Balkans vont exploser. L’Occident a voulu y croire et l’a soutenu pendant des années.