Blog • L’aroumain, langue à part ou dialecte du roumain ?

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Si les linguistes roumains continuent de soutenir que l’aroumain est un dialecte, leurs collègues occidentaux ont tendance à estimer qu’il s’agit d’une langue à part, distincte du roumain. C’est ce qui ressort notamment du nouveau Manuel des langues romanes. Par ailleurs, selon un des auteurs du Manuel, « Les ancêtres des Roumains sont à chercher dans la population romanisée au sud du Danube, qui évitèrent les Slaves conquérants en se réfugiant dans des territoires éloignés », situés au nord du fleuve, où se trouve la Roumanie de nos jours.

« Cincari » à Smederevo (Serbie)

Le Manuel des langues romanes est paru l’année dernière dans une nouvelle collection qui propose « un panorama encyclopédique, à la fois synthétique et systématique, de la linguistique des langues romanes tenant compte des derniers acquis de la recherche » [1] .

La seconde partie du livre, descriptive, la première étant historique, comporte quatre sections : « La Romanité balkanique », « L’Italoromania », « La Galloromania » et « L’Iberoromania ». Chaque section consacre à son tour plusieurs articles aux différentes langues. Par exemple, nous avons : « Le sarde », « L’italien », « Le frioulan », « Le ladin dolomitique » et « Le romanche des Grisons » pour « L’Italoromania ». Le roumain et l’aroumain sont traités séparément dans la première section. Victoria Popovici, professeure à l’Université de Jena, signe l’article sur la langue roumaine, « Le roumain », tandis que l’aroumain, de même que l’istroroumain et le méglénoroumain, sont présentés dans l’article « La Romania sub-danubienne » par Wolfgang Dahmen (Université de Jéna) şi Johannes Kramer (Université de Trèves). Dans l’introduction du Manuel, les éditeurs précisent que : « la langue nationale de Roumanie est exposée d’un point de vue grammatical, tandis que les idiomes sud-danubiens sont présentés dans une orientation plutôt sociolinguistique » (p. 7). Outre cette différence d’ordre méthodologique, les deux articles présentent des divergences de vues qui ne sont pas signalées par les éditeurs et méritent, nous semble-t-il, d’être relevées.

Le statut de l’aroumain par rapport au roumain

« Le daco-roumain, qui est la base dialectale du roumain standard, est caractérisé par une variation dialectale assez faible », écrit V. Popovici au début de sa contribution, avant d’énumérer ses aires dialectales : « un dialecte moldave (parlé dans la Moldavie historique, c.-à-d. dans la Moldavie roumaine, la République de Moldavie, la Bessarabie et la Bucovine, ainsi que dans une partie de la Transylvanie, de la Dobroudja et même en Valachie) un dialecte valaque (parlé en Valachie, l’Olténie et le sud de la Tran[s]sylvanie, ainsi que les dialectes du Banat, de la Crişana et du Maramureş » (p. 290).

Cependant, dans la partie descriptive, les dialectes moldave, valaque, etc., sont appelés « parlers », le terme dialecte désignant seulement l’aroumain (« une partie des dialectes aroumains », p. 291), l’istroroumain et le méglénoroumain. Pourquoi ? L’explication fournie dans la conclusion de cette contribution suggère un certain embarras de l’auteure : « Pour la majorité des linguistes roumains, la langue roumaine serait constituée de quatre dialectes majeurs : le daco-roumain, qui est la source du roumain standard, ainsi que l’aroumain, le méglénoroumain et l’istroroumain parlés dans certaines régions de la Péninsule balkanique. Leur différenciation aurait eu lieu après la période dite « protoroumain » ou « roumain commun, primitif » (du Ve au VIIIe ou au Xe siècle). L’hypothèse contraire renonce au postulat d’une phase protoroumain et admet un continuum roman balkanique duquel serait issues en tant que langues romanes distinctes le daco-roumain, l’aroumain, le méglénoroumain et l’istroroumain. Cette hypothèse, soutenue de façon isolée en Roumanie (Sala 2001, 176), a été accueillie de manière favorable à l’extérieur de la Roumanie surtout pour des raisons de politique linguistique – en l’occurrence la nécessité de promouvoir l’aroumain comme langue minoritaire (p. 309).

En exposant ces deux hypothèses, V. Popovici ne se prononce pas sur la question. Il n’en demeure pas moins que, si l’aroumain, le méglénoromain et l’istroroummain sont des dialectes au même titre que le daco-roumain, ils devraient être présentés dans l’article consacré au roumain. Tel n’est pas le cas, puisqu’ils sont traités à part, dans un article signé par deux linguistes allemands qui, dans les années 1980, avaient notamment publié plusieurs atlas sur la romanité balkanique.

« Le débat autour des idiomes romans parlés au sud du Danube (il s’agit avant tout de l’aroumain), considérés par certains comme des langues indépendantes, par d’autres comme des dialectes du roumain, se sont intensifiés depuis 1990, font-ils remarquer. Traditionnellement, on divise le roumain en quatre dialectes ce qui mène à certaines absurdités : en effet, si l’on conservait cette logique, il faudrait considérer ce que l’on nomme le daco-roumain, c’est-à-dire la langue nationale de la Roumanie et de la Moldavie, comme un dialecte, alors qu’il a environ 25 millions de locuteurs. Il se trouverait alors sur le même plan que l’istroroumain qui n’a, lui, que 500 locuteurs. Aujourd’hui, l’idée qu’il s’agit de langues romanes autonomes gagne du terrain. » (P. 313.)

Dans leur communication, l’accent est mis sur l’évolution de la situation ces vingt-cinq dernières années : l’istroroumain a continué à perdre du terrain, malgré les mesures adoptées par l’Etat croate et l’intérêt manifesté par l’Italie, la situation du méglénoroumain, parlé des deux côtés de la frontière qui sépare la République de Macédoine de la Grèce, est elle aussi de plus en plus précaire, alors que l’aroumain a connu une évolution encourageante, sous différentes formes variant d’un pays à l’autre, tant en Grèce qu’en République de Macédoine et en Albanie.

« On peut constater une gradation remarquable dans le sentiment que les Aroumains peuvent avoir de leur propre valeur. Tandis qu’autrefois ils n’avaient pas de fierté linguistique et culturelle, aujourd’hui un bon nombre de locuteurs aroumains utilisent leur idiome sans réticences. » (P. 314).

« En Roumanie, où une minorité aroumaine provenant des Balkans méridionaux s’est établie depuis les années 1920/1930, on observe une situation comparable. Là aussi on peut constater un essor remarquable d’associations culturelles, de concerts, de publications de livres et de revues. Dans la région de Constance [Constanţa], il y a une bibliothèque aroumaine et il est possible de suivre un enseignement aroumain (Kahl 1999, 87). Pourtant l’idiome aroumain n’est pas reconnu des autorités officielles dans la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires. En effet, en Roumanie, l’aroumain est considéré comme un dialecte du roumain, et non pas comme une langue à protéger » (Dahmen 2012, 239s) (P. 315-316)

La « première patrie » des Roumains, au sud du Danube ?

Dans la partie historique du Manuel, Johannes Kramer signe une contribution assez surprenante dans ce sens qu’il adopte une position tranchée sur une question qui a donné lieu à des débats contradictoires en raison notamment de l’insuffisance des documents disponibles. Il s’agit de la localisation des territoires dont proviennent les locuteurs du roumain et ceux des autres idiomes romans sub-danubiens.

Voici, dans ses grandes lignes, la démonstration proposée par cet auteur dans la section « La Romania submersa dans les îles Britanniques, dans le sud-est de l’Europe et en Afrique » [2]

Conquise en 107 par Trajan, la Dacie a connu une période de romanisation intense à cause de sa position stratégique, de l’essor du commerce, de l’exploitation de l’or, du plomb, de l’arrivée d’une importantes population latinophone des différentes provinces de l’Empire, etc. L’abandon de la Provincia Dacia (qui correspondait à la Transylvanie, à l’Olténie et au Banat, le reste du territoire actuel de la Roumanie étant occupé par les Daces libres) a provoqué le transfert de la population urbaine, romanisée, vers le sud du Danube, en Mésie, dans des régions déjà romanisées qui seront connues sous le nom de Dacia Ripensis et Dacia Mediteranea. La population restée au nord du Danube a abandonné progressivement le latin au profit de la langue des Daces libres.

« En résumé, on peut dire qu’à la fin de l’Antiquité, disons au VIe siècle, les villes et les alentours ruraux des villes dans [les] provinces de la vieille Mésie étaient profondément romanisés. (…) Il n’y avait plus de latinité vivante en dehors les frontières de l’Empire romain de l’Orient qui étaient fixées par le Danube. » (P. 255.)

Suite aux invasions slaves des VIe et VIIe siècles, cette population urbaine de Mésie « s’est ruralisée et s’est réfugiée, avec ceux des campagnes, dans les régions montagneuses et marécageuses qui étaient moins attractives pour les Slaves. (…) Les ancêtres des Roumains sont donc à chercher dans la population romanisée au sud du Danube, qui évitèrent les Slaves conquérants en se réfugiant dans des territoires éloignés, tant au nord qu’au sud. Une partie de ces réfugiés survit dans les Aroumains et les Méglénoroumains en Macédoine, Albanie et Grèce, une autre partie s’est stabilisée dans les territoires de la Roumanie et de la Moldavie moderne. D’abord ces Romans balkaniques faisaient l’élevage de petits bétails et pratiquaient un semi-nomadisme saisonnier. Les diverses branches se mélangeaient continuellement, au point qu’il n’y a pas de dialectes roumains fortement différenciés comme on les connaît en France ou en Italie. » (P. 255.)

La conclusion du raisonnement de cet auteur, qui n’est pas historien mais linguiste, est la suivante : « A la fin de l’Antiquité, la patrie de la population romanisée des Balkans se trouvait entre le Danube et la crête des Balkans, mais, dans les tempêtes de l’invasion slave, les Romans se sont transformés en une population bergère versatile qui a trouvé de nouvelles zones d’établissement principalement au nord du Danube au cours du Moyen Age. » (P. 256).

Le scénario historique proposé par J. Kremer pour étayer la thèse qu’il défend, à savoir la formation des langues roumaine, aroumaine et méglénoroumaine sur un territoire autre que ceux où elles sont parlées aujourd’hui, correspond sans doute à une conviction acquise au terme d’une réflexion soutenue et d’un travail de terrain conséquent. La question à laquelle le linguiste allemand veut répondre, comme bien d’autres ont déjà tenté de le faire avec plus ou moins d’ingéniosité, est épineuse : Comment expliquer l’affirmation relativement tardive, au cours du deuxième millénaire, mais massive et vivace, de la romanité orientale au nord du Danube, dans le bassin carpatique, d’une part et, d’autre part, le maintien des isolats romanophones dans le massif du Pinde et ses alentours, au carrefour des mondes grécophone, albanophone et slavophone ? Certes, la thèse de l’auteur quand il soutient que la « patrie des Roumains » ne pouvait pas être « la Roumanie-Dacie » (p. 255) ne procède pas des débats opposant les nationalistes roumains et hongrois au sujet de l’autochtonie des uns et la migration des autres. Elle peut en revanche avoir un certain impact, ce qui est regrettable, même si ces débats ont beaucoup perdu de leur vigueur en ce début du XXIe siècle.

PS Les réserves exprimées ici sur un point précis, de détail en quelque sorte, de même que les observations qui suivent ne sauraient porter ombrage au nouveau Manuel, fruit d’une entreprise collective d’envergure. Sur le plan typographique, les difficultés auxquelles on se heurte lorsqu’il s’agit des multiples formes translittérées sont considérables. De ce point de vue, nous avons affaire à une réussite, tout au moins pour ce qui est des choses que j’ai pu vérifier moi-même. En revanche, si on ne peut que saluer le choix des éditeurs de cette collection de publier chaque volume dans une seule langue (cf. p. V), un effort supplémentaire devrait être fait pour la relecture des contributions traduites. En effet, dans les extraits que nous venons de citer nous avons relevé plusieurs petites erreurs qui, sans empêcher la lecture risquent de l’alourdir : p. 290, il est question à deux reprises de « Transsylvanie », p. 316, nous rencontrons « Constance » au lieu de « Constanţa », p. 255 l’article défini « les » est absent (« des villes dans provinces »), et p. 316, la compréhension exacte d’une phrase comme « Pourtant l’idiome aroumain n’est pas reconnu des autorités officielles dans la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires » exige un recours au contexte.

Voici les références complètes des renvois figurant dans les extraits cités :
Puşcariu, Sextil, « Essai de reconstitution du roumain primitif », in Etudes de linguistique roumaine, Bucureşti, 1937, p. 64-120.
Sala, Marius (ed), Enciclopedia limbii române, Bucuresti, 2001, p. 176.
Kahl, Thede, Ethnizität und räumliche Verteilung der Aromunen in Südosteuropa, Münster, 1999, p. 87.
Dahmen, Wolfgang, “Rumänien”, in Franz Lebsanft, Monika Wingender (edd.), Europäische Charta der Regional – oder Mindernheitensprachen, Berlin/Boston, 2012, p. 239.

*Texte paru dans Lengas : revue de sociolinguistique n° 75 (2014). Dilema veche n° 570 (janvier 2015) en a publié la version en roumain.

Notes

[1Manuel des langues romanes / Andre Klump, Johannes Kramer, Aline Willems, éds, Berlin, Boston : De Gruyter, 2014, X-755 p. - (Manuals of Romance linguistics ; 1), p. V

[2Johannes Kramer reia de fapt în acest text o contribuţie mai veche publicată în 1999-2000 : « Sprachwissenschaft und Politik. Die Theorie der Kontinuität des Rumänischen und der balkanische Ethno-Nationalismus im 20. Jh », dans Balkan-Archiv n° 24/25.