Le Courrier des Balkans

Le Slonovski Bal, une fanfare balkanique à la croisée des cultures

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Le Slonovski Bal, orchestre pilier de la scène balkanique française, s’est taillé une solide réputation en onze années de carrière. Le 29 novembre, cette fanfare au groove cuivré sera à l’affiche de Balkanofonik, la soirée organisée au Studio de l’Ermitage par le Courrier des Balkans pour fêter ses dix ans. Tosha Vukmirović et Antoine Girard, respectivement saxophoniste et accordéoniste du groupe, se racontent en musique.

Propos recueillis par Simon Rico

Džumbus, le dernier album du Slonovski Bal

Le Courrier des Balkans (CdB) : Le Slonovski Bal existe depuis 1997, c’est une des plus anciennes formations de la scène balkanique française. Pourriez-vous nous raconter en quelques mots l’histoire du groupe ?

Tosha : En 1995, j’avais formé un groupe la Luda Familia avec mon ami, le trompettiste Serge Rosenberg, et des musiciens du groupe « Rafik » dont je faisais partie depuis 1992. On jouait un répertoire serbe et macédonien ainsi que mes compositions avec un son « groovy » propice à la fête. C’est tout naturellement que je me suis mis à jouer la musique de mes origines (Tosha Vukmirović est d’origine serbe, NDLR), bien que je n’y sois pas prédisposé au départ car je n’ai jamais étudié la musique à l’école ou au conservatoire. Je suis totalement autodidacte.

À cette époque, en France, on découvrait avec émerveillement les films d’Émir Kusturica depuis la sortie du temps des Gitans en 1989. Le fait de voir ces films et d’entendre des groupes comme Bratsch m’a fait comprendre qu’il était possible de jouer cette musique ici. Surtout, cela m’a donné l’envie de m’investir totalement dans la musique. Puis Serge est tombé malade, il n’était plus en mesure de jouer régulièrement avec nous et on a dû trouver un trompettiste qui pouvait le remplacer dans Rafik comme dans la Luda Familia. Ce trompettiste, c’est Gilles Sarrabezolles, avec qui je suis devenu ami. Petit à petit, l’idée est venue avec Serge, Gilles et la compagne de Gilles, Louise Weeke qui jouait de l’hélicon, du tuba et de la trompette, de fonder un orchestre acoustique inspiré des fanfares balkaniques, les trubaci, comme j’en avais entendu dès mon enfance à Guca, en Serbie (À Guca a lieu chaque année le plus grand festival de trompette des Balkans, NDLR). J’ai fait venir Dario Ivkovic qui était mon voisin en Serbie à l’accordéon, Sinisa Mrkajic au tapan (une grosse caisse typique des Balkans, NDLR), Alon Peylet au tuba, tandis que mes camarades ont fait venir Jérôme Baffier et Serge Sérafini, tous les deux au tubas. C’est ainsi qu’en 1997 est né le Slonovski Bal.

Parallèlement à mon travail de musicien, je collectais le maximum d’archives sonores. J’ai ainsi enregistré Guca dès 1994 mais aussi des mariages, des fêtes, etc. Je collectionnais également des cassettes, des vinyles puis des Cds de tous les pays des Balkans, des enregistrements introuvables en France. C’est devenu le matériau de base de nos compositions. À ce moment-là, nous étions comme des pionniers car nous étions les seuls à jouer ici ce son de façon authentique, d’une façon vraiment proche du style des orchestres de là-bas. C’était très excitant car nous faisions découvrir ce style de musique en France au moment même où nous le découvrions nous-mêmes. Dès le début, nous avons pu vivre de notre musique, uniquement grâce à Slonovski Bal. Depuis, le groupe a enregistré 5 albums, joué plus de 700 fois à travers l’Europe, le Canada, les États-Unis, travaillé pour le théâtre et le cinéma, collaboré avec des musiciens de tous univers, joué pour les pauvres comme pour les riches. Avec le recul, cela me paraît incroyable d’avoir pu faire tant de choses... D’ailleurs, il faudrait bien plus que ces quelques mots pour raconter correctement l’histoire du Slonovski Bal...

CdB : Depuis combien de temps la formation actuelle du Slonovski Bal existe-t-elle ?

Tosha : Il y a eu un grand chamboulement fin 2007 dû à la fatigue, la santé, l’envie des musiciens. Du coup, le noyau dur qui était là depuis le début a implosé. Mais c’est la vie ! Depuis septembre de l’année dernière, l’équipe se compose de moi-même, Tosha Vukmirovic, au saxophone et à la clarinette, d’Ersoj Kazimov aux percussions (Derbouka, Bendir), de Volan Berthou au tapan, d’Antoine Girard à l’accordéon, de Denys Daniélidès à l’hélicon et de Manel Girard au tuba et à la trompette. Et je peux dire que ça déménage toujours autant.

CdB : La formation a donc largement évolué depuis Dzumbus, votre dernier disque sorti il y a deux ans. Vous jouez toujours le même répertoire ou avez-vous choisi de changer de style ?

Tosha : Pour l’instant on reste dans le même esprit même si on a beaucoup changé et plutôt en bien. Il y a néanmoins un fort désir de faire évoluer l’univers du Slonovski Bal. En ce qui me concerne, je suis lassé de l’étiquette fanfare que l’on colle au groupe ! J’ai goûté à ce plaisir pendant longtemps, trop sans doute. Je ne regrette rien, mais à présent je ressens le besoin de changer, de m’ouvrir à de nouveaux styles car j’ai le sentiment d’être arrivé au terme de mon projet initial.

Antoine : Aujourd’hui, il y a plus de percussions, on a aussi ajouté des parties clavier sur certains morceaux. Du coup, les cuivres sont un peu moins présents. Forcément, le son du groupe a changé. Le groove a pris de l’ampleur, ce qui influence les arrangements. C’est pour cette raison en particulier que l’on s’oriente de plus en plus vers des musiques orientales, même si la couleur cuivrée est encore présente.

Tosha : C’est un peu moi qui ai choisi les nouveaux musiciens, car ils avaient une touche musicale qui permettait de faire évoluer notre style et pas simplement de reproduire ce que le groupe avait joué jusqu’à maintenant. A peine un an plus tard, on sent déjà que ça bouge, que ça frémit ! Bien entendu, cela prend du temps de faire mûrir un groupe. Pour le moment, j’ai le sentiment que nous sommes sur la bonne voie. Je le ressens et je crois que le public aussi.

CdB : Depuis une quinzaine d’années, les pays occidentaux ont découvert les musiques populaires de l’Est de l’Europe. Comment expliquez-vous un tel engouement et comment percevez-vous l’émergence de la scène balkanique en France ?

Antoine : Je crois qu’en France, et en Occident en général, il y a un réel manque de place pour les musiques vivantes, festives, ancrées dans la vie quotidienne, à part dans quelques régions comme en Bretagne avec les fest-noz. Il n’y a plus réellement de musiques traditionnelles dédiées à la fête qui font partie intégrante de notre patrimoine culturel. C’est pour cette raison que l’Occident est friand de culture « exotiques » et « authentiques » pour faire la fête.

En ce qui concerne les Balkans, avant la chute du bloc communiste très peu d’informations étaient disponibles ici en raison du cloisonnement de la région. Hormis quelques aventureux, et quelques disques qui étaient distribués chez nous, la plupart des gens se sont fait leur idée des Balkans uniquement à travers les films, et notamment ceux de Kusturica. Ce sont ces films qui ont certainement alimenté les fantasmes qu’on a aujourd’hui en France concernant cette façon de vivre et de faire la fête au quotidien.

Aujourd’hui, de nombreux musiciens marqués par ces images sont attirés par cet état d’esprit. Le public veut faire la fête, les programmateurs remplir leurs salles. Du coup, on fait même venir des orchestres de là-bas, bien qu’ils ne jouent pas exactement ici comme ils le font chez eux. Une brèche s’est ouverte pour ces musiciens, qui veulent conquérir le marché occidental. Tout cela crée un engouement autour des musiques balkaniques et tziganes, un engouement accentué par les DJ qui remixent des tubes facilement adaptables au dancefloor. Est-ce que toutes ces démarches s’inscrivent dans une volonté de faire découvrir ces cultures et les faire vivre à long terme ? Une chose est sûre, c’est qu’ici l’image des Balkans est encore bien différente de ce que vivent les gens là-bas.

Tosha : Pour moi, le succès des musiques dites traditionnelles ou populaires réside dans le fait qu’elles sont issues de la mémoire collective, qu’elles font appel à ce qu’il y à de plus profond en nous. En France, cette mémoire est maltraitée depuis longtemps par la vie moderne où tout change très rapidement. On ne sait plus à quoi se raccrocher. Quand on joue un style traditionnel, on doit jouer tout ce que les musiciens ont mis des centaines d’années à élaborer en y ajoutant ce que l’on est aujourd’hui. L’auditeur perçoit de fait quelque chose de très fort même si il ne sait pas vraiment pourquoi.

Il faut préciser que dans les Balkans, des orchestres comme Slonovski Bal, il y en existe des centaines, peut-être des milliers, et ce depuis plus d’une centaine d’années. Maintenant, la différence entre eux et nous, c’est que l’on n’habite pas dans le même pays, que l’on n’a pas la même nourriture musicale, on n’a pas la même vie, on ne ressent pas tout à fait les même choses.

Je suis dans un dilemme, aujourd’hui. Au début, je voulais diffuser cette musique pour la faire découvrir au monde. Je considère, encore maintenant, qu’il y avait alors une vraie légitimité à tenter cela car personne d’autre ne le faisait. J’avais aussi réellement l’impression de faire du bien. Malheureusement, malgré moi, j’ai participé avec tant d’autres à la mondialisation et la commercialisation du phénomène. La mode et le business s’en sont emparés, comme souvent. Aujourd’hui, il existe des centaines de groupes en France qui jouent sous l’étiquette Balkans ou Tzigane, des termes galvaudés qui n’ont aucun sens, ni historique ni sociologique. Parmi ces groupes, rares sont ceux qui se livrent à fond, par pure passion, et qui parviennent à sonner juste.

D’où mon questionnement sur l’intérêt de jouer la musique de là-bas, ici et aujourd’hui. À mon avis, il faut proposer un son qui reflète un réel dialogue entre la culture du pays où l’on vit et celle des peuples qui nous inspirent, comme le fait le groupe norvégien Farmers Market, qui interprète une musique universelle sans dénaturer les cultures desquelles il s’influence. Un autre problème se pose : c’est que cette mode agit également sur les groupes des Balkans car eux aussi veulent leur part du gâteau, si bien qu’ils travestissent souvent leur répertoire pour s’adapter au public occidental. Ainsi, ceux qui sont considérés comme les garants de la tradition balkanique transforment à la va-vite la musique de leurs ancêtres avec l’objectif de marcher à l’étranger. C’est compliqué.

CdB : Cette question s’adresse surtout à Tosha. As-tu choisi de jouer de la musique balkanique parce que tu es d’origine serbe ? Avais-tu un message à faire passer ?

Tosha : Au départ, il y avait une dimension politique dans ce que je faisais. Pourquoi ? Parce que quand le Slonovski Bal a commencé, en 1997, comme la Luda Familia deux ans auparavant, c’était la crise en Yougoslavie. Et même avant ça, j’ai beaucoup souffert, je subissais indirectement tous les effets néfastes de cette crise, sur mes parents, qui avaient déjà souffert de leur exil vers la France, sur l’image qu’avait la Serbie dans le monde. Ma mère est rentrée en Serbie au pire moment en 1991, elle n’est jamais revenue en France depuis, à part pour me voir de temps en temps.

C’est pour toutes ces raisons qu’au départ je me suis senti investi d’une mission, de dire que nous, les Yougoslaves, on n’est pas que des « sauvages » ! La guerre a tout brisé… J’ai longtemps parlé en tant que Yougoslave même si, à un moment donné, j’ai parlé en tant que Serbe parce que je n’avais plus le choix… J’ai toujours dit aux gens que les types qui se faisaient la guerre, c’étaient les mêmes, qu’ils avaient le même sang ! À cette époque, pour moi, le seul moyen de conserver mes racines, c’était de jouer de la musique des Balkans et de montrer au public la beauté de cette musique pour qu’il ait une image positive de mon pays.

Aujourd’hui, ça a changé, j’ai l’impression d’avoir fait ce que j’avais à faire, avec l’aide des autres musiciens du groupe, pour honorer mes origines et cette musique. À présent, il me semble que des choses bien plus importantes devraient attirer notre attention comme la sauvegarde de la planète et de tous les êtres vivants qui l’habitent : les hommes mais également la faune et la flore. Pour atteindre cet objectif, le monde a besoin de plus de sagesse et de calme pour réfléchir franchement. Transposer ces questions dans notre travail de musiciens n’est pas évident, malheureusement.

CdB : Pour terminer l’entretien, pouvez-vous nous donner un avant-goût de ce que sera le concert du Slonovski Bal le 29 novembre à Balkanofonik ?

Antoine : On va essayer de montrer toute la palette musicale de Slonovski Bal aujourd’hui. Balkanofonik étant une fête, on va évidemment mettre l’accent sur des sons festifs, pour faire danser le public, mais peut-être aussi quelques morceaux plus intimistes et des nouveautés. Pour l’instant on ne peut pas en dire plus sur notre set, mais on s’en occupe !