L’Albanie, les Macédoniens et les Aroumains vus par le colonel Ordioni (2)

Blog • Londres, décembre 1912 : « Mais quelles sont les limites de l’Albanie ? »

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« L’Albanie offre tant d’analogies avec mon propre pays [la Corse], que souvent je me suis plu à en étudier non seulement les ressources que présentent ces régions primitives, mais encore les mœurs, l’organisation sociale, et la diversité des races qui la peuplent : un instinct guerrier, un âpre désir de vengeance, l’hospitalité sûre et désintéressée sont les caractères principaux de cette race si rebelle à toute contrainte et à toute autorité. Ensuite une organisation superficielle, rudimentaire, toute simple mérite d’être étudiée de très près de façon à en connaître les avantages pour en tirer un profit quelconque, et les inconvénients dans le but d’y remédier dans la mesure de nos moyens. »

Cet extrait de la lettre adressée le 14 mars 1918 à son épouse Marie (Quinquet de Monjour, 1873-1967) résume bien le rapport du colonel avec ce pays dans lequel il s’est retrouvé un peu par hasard, affecté comme militaire, et sur le destin duquel il a été amené à intervenir en raison des missions diplomatiques qui lui ont été confiées. Visiblement, il s’y est plu et il le fait sentir au lecteur. Aussi, bien que très marquées par l’époque, ses envolées rhétoriques ne sont pas vraiment gênantes.
Certes, le paternalisme est bien présent, mais si, par la forme, il choque le lecteur, il est peut-être moins cynique que celui des experts de la Banque mondiale ou de la CE lorsqu’ils prodiguent des conseils aux Balkaniques de nos jours :

« Rien ne manque à ce beau pays pittoresque, ou plutôt il manque une chose et ce sera ma conclusion :
Il manque des hommes… des hommes capables de le mettre en valeur ; de ce côté, il y a beaucoup à faire ; malgré les deux collèges franco-albanais de Koritza [Korcë], et d’Argyrocastro [Gjirokastër], malgré les efforts des catholiques du Nord, il faut encore l’espace d’une génération au minimum pour que l’on trouve les hommes éclairés capables de l’administrer et de la gouverner avec équité.
Les hommes d’État ne s’improvisent plus de nos jours et, si l’on veut vraiment mettre le pays en valeur et en faire un État prospère, il faut que les jeunes gens sélectionnés, pris parmi les plus intelligents, fassent au préalable de longs stages dans les écoles de France, d’Angleterre ou d’Italie.
Mais l’intelligence est chose répandue en Albanie, le courage se trouve partout, les hommes éclairés viendront aussi et à leur heure. C’est mon dernier souhait ! »

 [1]

C’est ainsi qu’il s’exprimait, à la veille de sont départ « pour l’Occident », dans une lettre postée à Santi-Quaranta [auj. Sarandë] le 18 octobre 1925. La question des frontières de l’Albanie est au cœur de sa correspondance et de ses rapports et bien entendu de ses activités sur place. En effet, lors de la naissance de l’Etat moderne albanais, reconnu par le Traité de Londres en mai 1913, entre les deux guerres balkaniques, sous la pression de l’Autriche-Hongrie et de l’Italie, les frontières étaient floues. « En créant l’Albanie, rappelle le colonel, la Conférence de Londres [en décembre 1912] avait insisté en disant : « Mais donnez-nous les limites de l’Albanie ». Elles ne seront établies définitivement qu’après la fin de la Première Guerre mondiale par la commission présidée par le colonel dont les travaux auront duré quatre ans (1922-1926). Autant dire que, il y a encore un siècle, l’existence même d’un Etat albanais n’allait pas de soi. On aurait tord, me semble-t-il, de l’oublier. [2]

La position du colonel est avant tout réaliste : indépendamment du fait qu’à ses yeux les nouvelles frontières étaient injustes, il fallait avant tout les établir et les faire reconnaître internationalement, en essayant de limiter autant que possible les prétentions des autorités grecques et yougoslaves et de surpasser les obstacles de toutes sortes qu’elles dressaient. Sa position ressort assez clairement du document/brochure rédigé le 31 janvier 1925 pour la Conférence de Florence dans lequel il fait le point sur l’année 1924, « une année fertile en incidents et en enseignements de toutes sortes ». « En effet, à mon avis du moins, la Commission [interalliée] est en train d’écrire la préface de la future guerre balkanique, pendant qu’elle taille dans cette chair sensible de la plus terrible des péninsules », écrit-il d’emblée, avant de dresser un tableau assez sombre de la situation :

« La Commission a eu en effet à lutter contre l’inertie et la mauvaise volonté des Grecs d’un côté, et ensuite contre l’obstruction froide, méthodique, des Yougoslaves.
Le tout sur le dos de la malheureuse Albanie, pauvre, délaissée, déchirée par les luttes internes. Au mois de juin, la révolution de Fan Noli avait eu le dessus, et voilà que la contre-révolution d’Ahmed Zogou se dessinait favorablement pour le parti des beys.
A la suite de tous ces mouvements, pour et contre, mais qui menacent à tout instant de mettre le feu aux poudres dans les Balkans, et de là à l’Europe entière, quelques esprits avisés, et non des moindres, se sont demandés s’il fallait prendre l’Albanie au sérieux, ou l’abandonner à son malheureux sort, c’est-à-dire à des déchirements intérieurs : révolution au printemps, contre-révolution à l’automne.
Mais cet état de choses ne ferait pas honneur à notre civilisation, ni à la Société des Nations.
D’autres esprits préconisent le partage de l’Albanie entre la Yougoslavie et la Grèce, en prenant comme ligne de démarcation le Skoumbi. Nous savons déjà par ailleurs que ce cours d’eau sépare les Guègues d’avec les Tosques.
Un fait est certain, c’est que l’Albanie manque d’hommes sages et pondérés pour présider à ses destinées, pour la gouverner et l’orienter vers le Progrès. »

Il convient de noter que sur ces questions le ton de l’auteur est tout aussi emporté dans ce document et dans les rapports officiels que dans sa correspondance privée de la même époque :

« On peut affirmer que l’on a détaché de l’Albanie actuelle tout ce qu’il y avait de meilleur : c’est Dibra, Prizren, Gjakova…, c’est la Metohija, c’est Kosovo, etc., que l’Albanie d’autrefois a perdus. Et l’on voudrait lui enlever encore des morceaux de terrain qui n’ont qu’une valeur relative, c’est vrai, mais qui n’en constituaient pas moins une aggravation au mal qui lui a été fait.
Par ailleurs, on peut dire également que l’Albanie actuelle compte 700 000 à 800 000 habitants et qu’il y a certainement plus du double d’Albanais sur la périphérie, en excluant les 200 000 qui sont en Italie, ceux qui sont en Grèce, aux portes mêmes d’Athènes, en Yougoslavie, en Thrace etc.
Les différentes commissions ont rogné sur les contours toutes les parties qui avaient une certaine valeur pour les céder aux États voisins qui les convoitaient ardemment. En procédant ainsi on a créé beaucoup de terres irrédentes, qui donneront lieu à des discussions terribles plus tard. Que de sujets de controverse, de friction et de luttes, que l’on aurait pu éviter avec plus de sang-froid, plus de méthode, et aussi une connaissance plus approfondie des régions et des contrées à départager.
Pour le moment, définissons l’Albanie, le « lieu géométrique » des rochers et mauvais endroits de la côte occidentale des Balkans. Dès que l’on se trouve en face des régions alpestres, dénudées, on est sûr d’être en Albanie ; tandis que si l’on a, devant soi, une plaine riante, une vallée fertile, on voit un sol grec ou yougoslave.
Tout a été fait pour dépouiller cette malheureuse Albanie, que nous avons défendue dans les limites du possible. »

Ces prises de position assez peu diplomatiques, parfois partisanes, favorables aux Albanais, mais jamais hostiles globalement aux « autres » (les Grecs et les Serbes surtout) s’accompagnent de réflexions à caractère plus général sur le caractère pour le moins problématique des frontières séparant les Etats :

« Ce qui m’a frappé le plus, c’est de voir, autour de Koritza par exemple, des villages entièrement roumains, bulgares, ou turcs et même orthodoxes. Les habitants se coudoient, souvent dans la même bourgade et se supportent ; mais il ne sera pas commode d’imposer la même forme de gouvernement à des villages contigus, mais totalement différents du point de vue ethnique. » (L. du 6.12/1917)

« Il est intéressant de faire ces constatations à la veille de la réunion de la Conférence de la Paix, où les principes de nationalité vont dominer tous les débats ; il est bon de signaler que les petites nations, comme la Macédoine, l’Albanie, la Thrace, l’Épire... qui ont un passé glorieux, qui ont leur histoire, qui ont failli renaître il y a six ans au Traité de Londres, soient de nouveau étouffées pour satisfaire les convoitises d’États voisins dont les appétits sont inassouvis et insatiables. » (L. du 24.12 1918).

« Les contrées sacrifiées, les nations disparues ont été pour moi l’objet d’études spéciales : la Macédoine, la Thrace, l’Albanie, l’Épire... ont attiré et retenu mon attention. » (L. du 26.10.1925)

Prochain article sur les archives Ordioni : Ô Makédonia, je te prédis un bel avenir...

Notes

[1A la lecture du passage cité plus haut, je n’ai pas pu m’empêcher de me rappeler que Enver Hoxha a étudié justement au lycée français de Girokastër, puis de Korcë, où il a également enseigné après son retour de France.

[2Je me souviens du choc que j’ai eu vers la fin des années 1960, en Roumanie, en entendant une fois mon oncle parler avec admiration de l’Albanie. « Mais c’est le pays de Hoxha, le régime y est encore pire qu’ici ! », lui ai-je dit. « Oui, me dit-il en poussant un soupir nostalgique, mais les Albanais, eux, ils ont un pays. » J’ai deviné sans peine qu’il pensait aux Aroumains, moins chanceux...