Blog • Retour sur les origines du Musée du paysan roumain avec Marianne Mesnil

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Mis en place en 1990 dans les locaux de l’ancien Musée du Parti communiste roumain, le Musée du paysan roumain constitue une des rares institutions originales et prestigieuses de l’après-Ceausescu. Tout au long de cette année, il a été le théâtre de débats orageux concernant surtout sa gestion. Les questions relevant des orientations de fond ont été en revanche peu abordées. Dans une contribution sur ce thème, l’ethno-anthropologue Marianne Mesnil nous invite à y voir plus clair.

Professeur honoraire à l’ULB, Marianne Mesnil a publié cette année avec sa collègue Assia Popova, formée à Sofia et à Moscou avant de travailler au CNRS, un recueil de contributions (déjà parues dans diverses publications scientifiques et reprises dans deux volumes publiés en roumain) intitulé Les eaux-delà du Danube : études d’ethnologie balkanique aux éditions Petra. La plupart concernent la Roumanie et sont signées par M. Mesnil qui a fait de nombreuses enquêtes sur le terrain dans ce pays dans les années 1970 et 1980. Mais la Bulgarie n’est pas tout à fait absente puisque, comme elle le rappelle à plusieurs reprises, « dans nos recherches communes [avec Assia Popova], le Danube constitue une limite révélatrice d’un rapport de complémentarité : entre mythologie et pratiques rituelles, par quelque thème que nous abordions les traditions roumaines et bulgares, celles-ci nous apparaissent toujours comme des constructions qui se font écho » (p. 186).
A bien des égards, ce livre est précieux et complète en quelque sorte les ouvrages d’ethno-anthropologie parus en français à partir d’enquêtes réalisées en Roumanie pendant la même période tels que Le Feu vivant : la parenté et ses rituels dans les Carpathes, Paris (1994) de Jean Cuisenier ou L’invention du peuple, chronique de Roumanie (1990), de Claude Karnoouh.

Marianne Mesnil et Assia Popova, Les eaux-delà du Danube, Paris, Petra, 2016, 360 pages

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Tout en scrutant avec une grande finesse les réalités roumaines qui relèvent de sa discipline, l’ethno-anthropologie, M. Mesnil manifeste une empathie toute particulière pour ses confrères roumains, qui ont suivi un autre parcours que le sien, y compris lorsqu’elle ne partage pas leurs vues. Ceci ressort assez clairement d’une des contributions réunies dans ce recueil consacrée à l’« Histoire tourmentée d’un lieu de mémoire, le Musée du paysan roumain avant, pendant, après le communisme ». dans cette étude, elle n’hésite pas à aborder les aspects du traitement consacré en Roumanie aux questions liées au monde paysan qui lui semblent discutables. Dès les premières lignes elle rend hommage à Irina Nicolau (1946-2002), qui a joué justement un rôle clef dans l’histoire récente du Musée, et dont M. Mesnil a traduit un livre en français [1].

L’actuel Musée du paysan roumain a été ouvert en février 1990 à la place du Musée du Parti communiste roumain qui a son tour avait succédé après l’arrivée des communistes au pouvoir au Musée d’art national créé par Alexandru Tzigara-Samuraş en 1906. C’était donc à la veille de la grande révolte paysanne de 1907 qui s’est soldée par des milliers de morts, nous rappelle M. Mesnil d’entrée de jeu. Le programme de cet historien d’art et folkloriste réputé, qui voyait dans l’esthétique le moyen d’éduquer, « s’inscrit dans la période de consolidation de l’État-nation ‘’Roumanie’’ , en inscrivant la figure du paysan roumain dans un lieu destiné à en valoriser les vertus et en préserver la mémoire » (p. 73). Construit dans les beaux quartiers de la capitale, « dans un style néo-brancovan, à l’honneur à une époque où l’esthétique architecturale veut elle aussi exprimer un caractère national », le bâtiment qui abrite le Musée fait penser aux habitations prestigieuses des boyards du XVIIIe siècle, ajoute-t-elle (p. 75). Après la guerre, la nomenklatura communiste va s’installer à son tour dans ces beaux quartiers tandis que les collections du Musée d’art national seront exposées au Musée d’art populaire de la République populaire roumaine puis entreposées au Musée du village, ouvert en 1936 à l’initiative de Dimitrie Gusti, le chef de file de l’Ecole de sociologie rurale. L’activité ethnographico-folklorique se poursuivra sous le régime communiste, tout en se pliant au discours officiel, jusque dans les années 1980 quand les grandes manifestations de « folklore patriotique » connues sous le nom de « Cântarea României » allaient se révéler « le chant de signe de la recherche ethnographique » (p. 79).
L’aversion pour ce « folklore patriotique » est pour beaucoup dans la motivation de ceux qui, sous la houlette d’un peintre réputé, Horia Bernea, ont décidé de mettre en place un nouveau musée, du « paysan roumain », dans le bâtiment qui avait été conçu pour le Musée de l’art national avant que le Musée Lénine Staline puis le Musée du Parti communiste ne s’y installent.

Aux antipodes de la conception stalinienne puis national-communiste de la culture paysanne, le nouveau musée s’inscrit-il dans la continuité de celle qui prévalait avant la guerre, telle que nous venons de la présenter ? Cette question est rarement soulevée dans les débats publiques en Roumanie, en partie peut-être à cause du succès à la fois public et d’estime de ce Musée qui constitue une des rares institutions originales et prestigieuses de l’après-Ceausescu. M. Mesnil s’y attaque et répond en deux temps.
Dans un premier temps, elle montre en quoi le projet muséal de H. Bernea, quand il instaure le « libre parcours » à la place du « parcours fléché », rompt non seulement avec la période communiste mais avec toute une tradition intellectuelle, pédagogique et didactique. C’est aussi la position de l’anthropologue I. Nicolau qui oppose au « musée des pères » le « style mère ». Selon elle, celui-ci « s’exprime en deux choses : une grande sécurité (regarde sans peur, tu es avec maman) et une liberté encore plus grande de réception (personne ne t’en voudra de ne pas avoir appris la leçon du musée, nous allons revenir et tu feras tes propres choix) (p. 81). La conclusion de M. Mesnil est sans appel :

De fait, par le détour d’une « révolution esthétique », l’artiste Bernea réussit cette performance qui consiste à faire entrer le Musée du paysan par la grande porte, dans l’ère de la postmodernité, tout en le maintenant dans la continuité d’une idéologie national paysanne. Nous nous trouvons face à une « révolution stylistique » qu’opère l’artiste Bernea, plus qu’à un changement de discours ethnographique. (P. 81.)

Dans un deuxième temps, elle procède à une reconstitution des grandes étapes du Musée, ce qui permet de relativiser le diagnostic un peu sévère émis précédemment.
Directeur du Musée depuis 1990, H. Bernea décède en 2000. A cette période qualifiée par M. Mesnil de « révolutionnaire » suit une période de « restauration », sous la direction d’un historien, Dinu Giurescu, spécialiste en histoire nationale et non pas en muséologie ou ethnographie, qui remet en question le « libre parcours » et ferme deux des salles inaugurées par H. Bernea. Deux ans après ce dernier, décède Irina Nicolau. Tout au long de cette « restauration » on assiste à une remise en question de la nouvelle direction par les partisans du projet initial qui aboutira à la démission de D. Giurescu en 2005. Un anthropologue réputé, Vintilă Mihăilescu [2], lui succédera et reviendra sur les décisions de son prédécesseur considérées comme une tentative de mise à pas. M. Mesnil publie son article dans le revue du Musée, Martor [Témoin], un an après. A défaut d’un bilan de cette nouvelle étape qui n’était qu’à se débuts, elle formule toute une série de mises en garde et de suggestions à propos du développement à venir du Musée à l’aune de l’ « âge anthropologique » qui s’annonçait et en faveur duquel elle plaide.
Dix ans sont passés depuis la parution de cet article et force est de constater que les suggestions de M. Mesnil n’ont pas eu d’impact notable. V. Mihăilescu a démissionné pour des raisons de santé en 2010 tandis que le mandat de son successeur, Virgil Niţulescu, n’a pas été reconduit en raison de la fronde du personnel qui continue de se réclamer de l’héritage Bernea-Nicolau. Lila Passima est l’actuelle directrice par intérim nommée par la ministre de la Culture. L’avenir, côté direction, sera décidé dans un mois, après les élections parlementaires.

Les problèmes se sont donc multipliés ces dernières années et donné lieu à des débats orageux concernant davantage les questions liées à la gestion du Musée [3] qu’aux orientations de fond. L’ambiguïté, le non dit, le flou entretenu parfois consciemment pour ne pas s’aliéner un certain public, au sujet de ces orientations sont déplorables. Cependant, à regarder l’évolution de la situation au cours de ce dernier quart de siècle on peut conclure sur une note plus optimiste. Si on laisse de côté les péripéties occasionnées par les querelles intestines et on se penche plus attentivement sur les expositions organisées par le Musée st ses nombreuses publications (les catalogues, les ouvrages à thème et la revue Martor) ou encore sur les activités d’animation destinées à l’enfance et la jeunesse, force est de constater que nous sommes déjà dans l ‘« âge anthropologique », le musée s’inscrit de plus en plus et avec bonheur dans le mouvement de renouveau muséal qui a lieu en Occident. Ce n’est pas par hasard que le Musée s’est vu décerner en 1996 le European Muséum of the Year Award et que l’historien d’art et commissaire d’expositions Jean-François Chevrier lui a consacré une belle présentation dans D’architectures, magazine professionnel de la création architecturale, n° 215 (mars 2013), sous le titre « Le musée du Paysan roumain à Bucarest, un antidote ». Le contenu national et religieux très net dans la conception de H. Bernea, même s’il se présentait sous des formes très sophistiquées, a progressivement perdu de son emprise.
Il ne demeure pas moins que l’évitement d’un débat sérieux sur ce point, le flou qui plane là-dessus et le refus d’assumer l’évolution en cours et de trancher peuvent avoir des conséquences néfastes.

« La croix est partout ! »

D’une part, le terrain demeure propice à des dérives réactionnaires, parfois agressives, empreintes d’un certain radicalisme politique qui n’est pas sans rappeler l’extrême droite fascisante des années 1930. Cependant, les très rares manifestations de ce genre qui ont parfois bénéficié d’une certaine complicité parmi les engagés du Musée ont fait long feu, je pense notamment aux réactions violentes lors de la projection d’un film sur les lesbiennes en février 2013 (https://www.youtube.com/watch?v=jtWeyKFY2ic). Il serait donc quelque peu déplacé d’ironiser sur le thème du Musée du légionnaire roumain, comme certains l’ont fait [4].

D’autre part, la profusion des symboles religieux propres au monde paysan traditionnel pose un problème plus délicat. La naïveté souvent déconcertante de ces motifs, tels qu’ils apparaissent dans les objets exposés et tels qu’ils sont présentés par le discours qui les accompagne (catalogues, brochures, articles de la revue Martor) exerce une incontestable attraction poétique sur le visiteur. On ne sait pas au final si le message qui s’en dégage est plutôt esthétique, ethnographique ou religieux. L’absence d’un cadre directif, principal atout de ce projet muséal, laisse la liberté au visiteur mais il suffit d’un rien pour qu’il bascule d’un registre à un autre. Les adeptes de la mythologie entourant la figure du paysan roumain - qui est nécessairement chrétien, orthodoxe, éternel sacrifié par l’Histoire et garant suprême de la spiritualité nationale - sont ainsi les premiers à en ressortir réconfortés. Ce problème peut être résolu à terme par une prise de distance critique et et une meilleure prise en compte des réalités paysannes d’hier et d’aujourd’hui en décalage par rapport à l’imagerie consacrée. « La croix est partout ! » était le nom de l’exposition organisée par le Musée peu après son ouverture. « Dans notre cas, c’est un acte militant ! » s’exclamait H. Bernea dans un entretien avec I. Nicolau. Sous le régime communiste, expliquait en substance cette dernière, la croix, symbole de la religion chrétienne et de son Eglise, était censurée, sinon interdite, il n’y a rien d’étonnant qu’elle soit maintenant brandie pour exorciser ce passé. Pourtant, commente à son tour M. Mesnil, l’originalité de l’exposition, c’est qu’elle présente la croix non pas seulement comme le symbole du christianisme mais comme forme universelle qui se retrouve de manière multiple dans la vie quotidienne de l’homme - ici, en l’occurrence, le paysan roumain. (p. 84-85). Pour ma part, je me permettrais de faire remarquer que, un quart de siècle après la chute du communisme, la dénonciation de l’idéologie dont se réclamait ce régime est devenue un argument trop prisé pour justifier tout et n’importe quoi en Roumanie.

Enfin, le plus grand danger auquel on s’expose en refusant de couper explicitement avec la vision idyllique du paysan roumain faisant de lui une sorte d’emblème de l’Etat-nation « Roumanie », pour reprendre l’expression de M. Mesnil, vient d’ailleurs. Il vient de l’Etat roumain lui-même. L’intitulé exact du Musée comporte d’ailleurs la mention « national ». Or les raisons ne manquent pas de craindre que l’Etat, tel qu’il se présente de nos jours en Roumanie, arbitre les disputes actuelles en faveur d’un simple retour aux conceptions nationalistes « classiques », conservatrices dans la forme et dans le fond, qui ont prévalu tout au long de l’histoire moderne du pays.

Notes

[1Vagabondage à travers les Balkans : une incursion subjective dans le monde des Aroumains (2003).

[2V. Mihăilescu est notamment l’auteur d’un texte de référence, « Nationalité et nationalisme en Roumanie », paru dans la revue Terrain, n° 17 (octobre 1991). Il a aussi préfacé ce livre de M. Mesnil.

[3Dans son jardin, le Musée organise également des foires au cours desquelles des productions artisanales sont commercialisées tandis qu’au rez-de-chaussée un bar-restaurant très fréquenté est géré par une société privée.

[4Dans http://liana.casajurnalistului.ro, la jeune journaliste Liana Fermşanu écrit :
Du Musée du paysan roumain, une des institutions de culture symbolique de Roumanie, deux ailes rivales ont grandi ces vingt-six dernières années : une chrétienne nationaliste et une progressiste. Les tensions ont été aggravées par les changements fréquents de ministres, les lois confuses, le sous-financement de la culture, la corruption, le management médiocre et le conflit entre générations. Chaque fois que des différences de vision sont apparues dans le Musée, le camp progressiste a soutenu l’anthropologue Vintilă Mihăilescu pour venir à la direction du Musée. C’est ce qui s’est passé en 2004, quand l’académicien Dinu C. Giurescu a démissionné à la suite des pressions des employés, c’est ce qui se passe aussi aujourd’hui [en 2016, lors de la fronde menée contre le directeur V. Niţulescu].
Je doute cependant que tous les protestataires, surtout ceux qui ont connu le régime communiste, se reconnaissent sous l’étiquette de « progressiste ».