Blog • L’aroumain dans le discours national roumain

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Le Manuel des anthologies, corpus et textes romans offre au lecteur (…) un ensemble représentatif de textes produits dans les différentes langues romanes prises en considération. Ce manuel entend ainsi dresser un bilan actualisé des bases de documentation relatives aux langues romanes. (…)

Quant aux langues et dialectes, nous nous sommes abstenus d’entrer dans les discussions délicates entre « langue » et « dialecte » ou sur leur appartenance à des unités hiérarchiquement supérieures (cf. le rapport entre le galicien et le portugais, le judéo-espagnol et l’espagnol, le gascon et l’occitan, les parlers dits rhéto-romans, les variétés du roumain en dehors de la Roumanie, etc.). Nous avons préféré nous orienter sur la tradition des manuels de linguistique romane, mais en même temps nous avons adopté une attitude libérale, en laissant le dernier mot à l’auteur de la contribution"  [1]

C’est ce que l’on peut lire dans l’Introduction du volume qui vient de paraître dans la prestigieuse collection « Manuals of romans linguistics » signée par Maria Iliescu (Université de Trient) et Eugeen Roegiest (Université de Gand).

Or, force est de constater que les considérations d’Emanuela Timotin dans le chapitre consacré à l’aroumain [2] se retrouvent en porte-à-faux par rapport à trois des quatre principes énoncés dans l’Introduction. En effet, l’ensemble des textes retenus n’est pas représentatif pour la production textuelle en aroumain (I), la description ne tient pas compte de la documentation récente (II) et l’auteure prend parti dans le débat langue/dialecte dans la mesure où, en présentant l’aroumain comme un dialecte du roumain, elle omet de rappeler la position de ceux qui émettent des réserves à propos de cette thèse ou estiment que le roumain est une langue à part (III).

I. Les textes reproduits et commentés sont la brève inscription sur une gravure en bois datée de 1731 et le « Notre Père » provenant d’un livre de prières en aroumain non daté mais considéré par son éditrice, Matilda Caragiu Marioteanu [3], comme remontant au XVIIIe siècle. Les deux ont été découverts au XXe siècle sur le territoire de l’actuelle Albanie. Aucun texte du XIXe, du XXe ou du XXIe siècle n’a été retenu par E. Timotin. Pourtant, dans la bibliographie de son article, on trouve des ouvrages sur la question tel celui de Pericle Papahagi reprenant et présentant les œuvres de trois écrivains aroumains de la fin du XVIIIe siècle [4], telle l’Anthologie aroumaine de Tache Papahagi publiée en 1922 et présentant également des extraits d’œuvres de la fin du XIXe siècle [5], ou encore tel le recueil de folklore établi par Gheorghe Caraiani et Nicolae Saramandu en 1982 [6].
A noter que, dans le précédent volume de la collection, Wolfgang Dahmen (Université de Jena) et Johannes Kramer (Université de Trèves) signalaient dans leur contribution sur l’aroumain l’accroissement du nombre de publications littéraires et périodiques en aroumain depuis 1990, notamment en Roumanie où « une minorité aroumaine provenant des Balkans méridionaux s’est établie depuis les années 1920/1932 » [7]. Pas plus que les textes en aroumain des XIXe et XXe siècles aucune des productions de ces trente-cinq dernières années ne figure parmi les extraits retenus. Le choix opéré dans le Manuel des anthologies n’est donc pas représentatif.

II. Auteurs réputés pour leurs recherches de terrain sur la romanité balkanique, les deux linguistes allemands que nous venons de citer attiraient l’attention sur l’intensification depuis 1990 du « débat autour des idiomes romans parlés au sud du Danube (il s’agit avant tout de l’aroumain), considérés par certains comme des langues indépendantes, par d’autres comme des dialectes du roumain » et concluaient en affirmant : « Aujourd’hui, l’idée qu’il s’agit de langues romanes autonomes gagne du terrain. » [8] On ne trouve pas de trace de ce débat dans la contribution de E. Timotin.

III La position de la linguiste roumaine sur l’aroumain considéré comme dialecte du roumain ressort logiquement des deux points que nous venons d’exposer. Dans ce sens nous assistons à une régression par rapport à la position adoptée par la rédactrice de l’article sur le roumain, Victoria Popovici (Université de Jena) dans le précédent volume de la collection, dont l’exposé était assez équilibré :

Pour la majorité des linguistes roumains, la langue roumaine serait constituée de quatre dialectes majeurs : le daco-roumain, qui est la source du roumain standard, ainsi que l’aroumain, le méglénoroumain et l’istroroumain parlés dans certaines régions de la Péninsule balkanique. Leur différenciation aurait eu lieu après la période dite « protoroumain » ou « roumain commun, primitif » (du Ve au VIIIe ou au Xe siècle). L’hypothèse contraire renonce au postulat d’une phase protoroumain et admet un continuum roman balkanique duquel serait issues en tant que langues romanes distinctes le daco-roumain, l’aroumain, le méglénoroumain et l’istroroumain. Cette hypothèse, soutenue de façon isolée en Roumanie (Sala 2001, 176), a été accueillie de manière favorable à l’extérieur de la Roumanie surtout pour des raisons de politique linguistique – en l’occurrence la nécessité de promouvoir l’aroumain comme langue minoritaire [9].

Assimilé à une « variété du roumain en dehors de la Roumanie », l’aroumain ne bénéficie pas d’entrée séparée comme le portugais, le galicien, l’espagnol, le judéo-espagnol, le catalan, l’occitan, le francoprovençal, le français, le rhéto-roman, l’italien, le sarde, le roumain et les langues créoles. Autant dire que, pour saisir la place de l’aroumain dans la configuration de la romanité balkanique, le lecteur ferait mieux de consulter l’article consacré à l’aroumain par W. Dahmen et J. Kramer dans le précédent volume de la collection.

Par certains côtés, la contribution de E. Timotin fait figure de transposition en français d’un texte écrit en Roumanie pour les Roumains. Voici un détail plutôt fâcheux pour une communication se voulant scientifique. Il est plusieurs fois question dans son texte de Moscopole, ce centre culturel historique des Aroumains qui a atteint son apogée au milieu du XVIIIe siècle. Or il s’agit là de la forme roumaine pour une localité située aujourd’hui en Albanie du nom de Voskopojë, dont la forme en aroumain est Muscopuli et en grec Moskopolis. La forme Moscopole est assez familière au public roumain, mais pas aux lecteurs d’un texte écrit en français. La moindre des choses aurait été d’indiquer aussi le nom administratif actuel.

L’aroumain dans le discours national roumain

Cette contribution consacrée à l’aroumain est en revanche conforme au dernier des quatre principes énoncés dans l’Introduction citée plus haut, puisque « le dernier mot » a été laissé à l’auteur. Le point de vue de E. Timotin, membre de l’Institut de linguistique de l’Académie roumaine, n’a cependant rien de personnel. Elle se contente d’adopter le point de vue national roumain tel qu’il a été forgé il y a plus d’un siècle, régulièrement repris dans ce pays jusqu’à nos jours malgré les changements contextuels et méthodologiques survenus entre temps.

Rappelons que l’Etat roumain a ouvert dès 1865 des écoles roumaines sur le territoire administré par les Ottomans et a obtenu en 1905, grâce à ses pressions, un statut à part, le millet ulah, [nation ou communauté valaque] pour les Aroumains, présentés en ce temps comme des Roumains de Macédoine ou encore du Sud. L’argument invoqué était linguistique, à savoir l’appartenance de l’aroumain comme du roumain à la romanité orientale. Mais la parenté entre les deux idiomes, qui avaient évolué séparément, ne signifiait pas identité, ce que les problèmes, souvent insurmontables, d’intercompréhension entre leurs locuteurs n’allaient pas tardé de signifier. 1913 marque une rupture puisque les Etats signataires de la paix de Bucarest ne reconnaissent pas l’existence des Aroumains sur leur territoire. A partir de cette date, l’Etat roumain se désengage de fait, mais l’évocation du sort tragique des « frères du Sud » conservera une place de choix dans le discours national roumain tandis que des recueils en tout genre, parfois en aroumain, et de nombreux travaux sur l’histoire la langue aroumaine voyaient le jour. Mise en sourdine pendant la période communiste, la thématique nationaliste de l’entre-deux-guerres retrouvera sa place après 1990. Toujours après cette date, surgiront en Roumanie comme dans d’autres pays balkaniques des revendications en faveur de la conservation et de l’essor de la langue et de la culture aroumaines. Relayées par le Conseil de l’Europe [10], ces revendications prendront parfois un contour politique à travers la demande d’un statut de minorité nationale pour les Aroumains, y compris en Roumanie. Les historiens et surtout les linguistes roumains ont réagi assez sèchement à ces revendications, ce qui a occasionné le vif débat dont les deux spécialistes allemands cités plus haut se sont fait l’écho.

Une mise au point à ce propos s’impose. L’excellence de la linguistique roumaine n’est plus à rappeler. En matière de langues romanes justement, il est indiqué par exemple dans l’Introduction de ce manuel que la principale chrestomathie du XXe siècle, 5 000 pages au total, est parue en Roumanie [11]. En revanche, face aux sujets sensibles, c’est-à-dire qui risquent de froisser le discours national, la prudence est d’autant plus de rigueur que d’aucuns estiment en être les gardiens, puisque ce discours a été en partie forgé avec le concours des linguistes, d’autres pour ne pas gêner leur carrière. Comparée à la défense jadis tous azimuts de la « latinité » du roumain ou aux polémiques concernant l’estimation de l’influence slave, la question de la place de l’aroumain vis-à-vis du roumain joue un rôle secondaire dans le discours national roumain. La différence est que, dans ce dernier cas, il n’y a pas grand-monde pour porter la contradiction aux défenseurs de la roumanité de l’aroumain et de ses locuteurs dans le Sud-Est européen. La raison est assez simple : se sont les linguistes roumains qui ont fait les travaux de recherche les plus poussés sur l’aroumain, dans le cadre notamment de l’Académie roumaine, en sorte que ce domaine est devenu en quelque sorte leur chasse gardée. Ils l’ont fait avec un haut professionnalisme dans la plupart des cas, mais en s’abstenant de remettre en cause la version proposée par discours national sur la question et, si nécessaire, en la soutenant ouvertement. C’est ce à quoi on assiste encore de nos jours, alors qu’en Roumanie le discours national est en perte de vitesse et que la liberté d’expression est garantie. Les raisons sont complexes, certes, et il ne faut pas perdre de vue qu’en temps de crise, de baisse des crédits et de réduction des postes dans des domaines comme l’Université et la recherche dans lesquels l’Etat est le principal employeur on évite les écarts. Peu glorieuse mais compréhensible, cette attitude a peu d’impact sur le circuit de recherche international à la fois parce que ces travaux sont en général techniquement irréprochables et parce que les chercheurs occidentaux préfèrent ne pas intervenir dans des débats à enjeu national. En revanche, les efforts de certains locuteurs de l’aroumain des Balkans pour faire vivre leur langue en perte de vitesse risquent d’en pâtir. Il n’y a donc pas lieu de se réjouir de « l’attitude libérale » adoptée par les coordinateurs du récent volume.

Notes

[1Maria Iliescu, Eugeen Roegiest (Eds.), Manuel des anthologies, corpus et textes romans, Berlin/Boston : De Gruyter, 2015, XVIII-699 p. - (Manuals of Romance linguistics ; 7), p. 1-2.

[2Id., p. 633-639.

[3Liturgher aromânesc : un manuscris aromânesc inedit, Bucarest, 1962

[4Scriitori aromâni în secolul XVIII (Cavalioti, Ucuta, Daniel), Bucarest, 1909.

[5Antologie aromânească, Bucarest, 1922.

[6Folclor aromân grămoştean, Bucarest, 1982.

[7Andre Klump, Johannes Kramer, Aline Willems (éds), Manuel des langues romanes, Berlin/Boston : De Gruyter, 2014, X-755 p. - (Manuals of Romance linguistics ; 1), p. 313.

[8Id.

[9Id.., p. 309. Sala 2001 : Sala, Marius (ed), Enciclopedia limbii române, Bucuresti, 2001, p. 176. Pour la clarté de l’exposé nous reprenons ici certains passages déjà cités dans le compte rendu du volume précédent « Le roumain et l’aroumain dans le Manuel des langues romanes : quelques observations » paru dans Lengas [En ligne], 75 | 2014, mis en ligne le 12 août 2014, consulté le 16 novembre 2015. URL : http://lengas.revues.org/634

[10Cf. Conseil de l’Europe, Assemblée parlementaire, Recommandation 1333 (1997) relative à la langue et à la culture aroumaines, texte adopté par l’Assemblée le 24 juin 1997 : http://www.axl.cefan.ulaval.ca/europe/conseileurope-Rec-1333.htm

[11Iordan, Iorgu (dir.) (1962-1974), Crestomaţie romanică, 3 vol. (5 t.), Bucarest : Ed. Academiei Republicii socialiste România.