Blog • Scipio Slataper, plume d’or de l’âme triestine

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À propos de Scipio Slataper, Mon frère le Carso, Genève, Héros-Limite, 2023, traduction de Benjamin Crémieux (publié initialement aux Éditions Rieder en 1921), 168 pages, 18 €

Né à Trieste, alors partie intégrante de l’Empire austro-hongrois, Scipio Slataper (1888-1915) a un nom prédestiné : « Pennadoro » – dérivé du slovène « zlato » (or) et « pero » (plume), plume d’or. Écrivain, c’est aussi un talentueux essayiste et critique littéraire qui devait marquer l’histoire de Trieste par la publication dans La Voce de cinq « Lettres triestines » (1909). Fondé par Giuseppe Prezzolini et Gianni Papini, le périodique florentin La Voce est alors une revue réputée s’inspirant du philosophe libéral Benedetto Croce (1866-1952) – autant dire un monument. Avec ses cinq textes incisifs, Slataper critique le manque de culture ainsi que les insuffisances des institutions culturelles et de la presse de sa ville, tout en prenant soin de souligner que son essor économique est fonction de son intégration au sein de la double monarchie. L’élite triestine s’offusqua d’un tel regard autant instruit que critique et vive fut la polémique [1].

Comme le souligne Claudio Magris, avec ses Lettres triestines Slataper « fonde la culture triestine en dénonçant le fait que Trieste n’a pas de traditions culturelles ; l’acte spirituel de naissance est un diagnostic de mort et d’absence » – fondation qui prend donc sa source dans l’antagonisme « la vie la mort », dualisme essentiel à plus d’un titre pour Slataper. Par cet acte fondateur, « Slataper est l’âme de Trieste, c’est lui qui la découvre et l’invente [2]. » Il met en lumière l’« âme double » de Trieste, ville qui « est travaillée par ses deux natures qui s’entrechoquent pour s’annuler mutuellement : la commerciale et l’italienne. Et Trieste ne peut étrangler aucune des deux : c’est son âme double ; elle se tuerait. Tout ce qui est nécessaire au commerce est une violation de l’italianité ; tout ce qui ajoute vraiment à celle-ci nuit au commerce. [3] » À ce dualisme Italie/Autriche, âme/intérêt, s’ajoutent les polarisations que décline Il mio Carso. Ce livre culte a été publié en 1912 par la Librairie de La Voce à Florence. Le critique littéraire et traducteur narbonnais Benjamin Crémieux signe en 1921 la première traduction française qui contribuera à la renommée internationale de l’écrivain triestin [4].

L’incipit de Mon frère le Carso écrit dans le registre d’une palinodie est en même temps une lettre d’adieu à Florence annonçant le retour à Trieste d’un narrateur quelque peu goguenard qui se présente tel un improbable personnage : pauvre, inculte, étant né à la fois sur le Karst, en Croatie, et en Moravie. Ce n’est qu’ensuite que « je suis venu ici, j’ai essayé de me civiliser, j’ai appris l’italien, j’ai choisi mes amis dans l’élite de la jeunesse ; — mais je ne tarderai pas à retourner chez moi, je me sens trop mal ici » (p. 5) – « ici », c’est donc Florence où il étudie, et « chez moi », c’est Trieste où il s’en retourne.

Ce qui l’appelle, c’est la patrie, mais laquelle, la montagne (très largement slovène) ou la ville (majoritairement italienne), le Karst ou Trieste ? « Je me rappelai le Carso, et il y eut en moi le petit cri joyeux de l’homme qui retrouve sa patrie » (p. 107) et plus loin « La patrie est lointaine et le nid est brisé. Mais émus d’amour, nous reviendrons à Trieste, notre vraie patrie, et nous y renaîtrons. » (p. 158) Ce sont tous les deux, et simultanément comme le souligne le titre envisagé dans un premier temps : « mon Karst et ma ville ». Tout comme l’exil appelle le retour, la frontière à la fois sépare et unit, le Karst permet la réconciliation du vivant : « Le mont Kâl est un pierrier. Mais je me sens bien dessus. Mon manteau adhère à ses rochers comme la viande à la braise ; sous ma pression, il ne cède pas, ce sont mes mains qui se creusent contre ses pointes, qui veulent se confondre avec mes os. Je suis comme toi nu et froid, mon frère. » (p. 45)

Le souvenir d’une convalescence à l’enfance dans le Karst est l’occasion de retrouver le narrateur en totale communion avec la nature : « J’ouvrais démesurément les bras pour posséder toute la terre, et je la fendais, la poitrine en avant, pour me fondre en elle et rouler de son énorme volute dans le ciel. » (p. 39) Le lyrisme du récit fête une alliance avec le vivant aux accents du sacre du printemps. Comme envouté, le narrateur restitue le dialogue avec son frère, le Karst, et tutoie la bora, un vent à décorner les bœufs qui fond sur Trieste atteignant parfois 212 km/h. : « Tu lances avec rage ton souffle dans l’espace, et les arbres sont déracinés, et la mer, soulevée dans ses profondeurs, se retourne monstrueuse contre le ciel. La ville craque et tourbillonne quand tu déchaînes ton souffle rauque. Frère, je veux descendre là-bas porté par ton grand souffle. » (p. 45-46). Et de se lancer avec le vent dans une folle descente à couper le souffle à l’assaut de la ville, conquérant « ainsi descendait Alboïn » (p. 47 et 49) – roi lombard (560-572) auquel le narrateur se compare. Une fois arrivé en ville : « Je me tourne brusquement. Là-haut il y a le mont Kâl. Pourquoi suis-je descendu ? » (p. 59) Se jouant des paradoxes ainsi que d’une logique unidimensionnelle, les différents éléments identitaires sont combinés dans un récit mené tambour battant dont l’accélération instille un effet de simultanéité : Trieste c’est à la fois la montagne, la ville et la mer.

Suit la classique déambulation dans les rues de Trieste, d’abord sur les quais, puis sur les digues construites avec la roche du Karst. En fait, c’est tout le port qui tient de la montagne : « Pour équiper le nouveau port, nous avons ruiné et mis en miettes une montagne entière. » (p. 63) Port qui résume à lui seul l’histoire de Trieste : « L’histoire de Trieste est dans son port. Nous étions une petite crique de pirates pêcheurs, et nous avons su nous servir de Rome, nous servir de l’Autriche, résister et lutter jusqu’à la ruine de Venise. À présent, l’Adriatique est à nous. » (p. 63)

De même que le trajet montagne/ville est effectuée plusieurs fois, de même l’espace urbain est parcouru en tout sens de manière répétée. Comme il est de tradition à Trieste : « quand quelqu’un vient nous ne savons rien faire d’autre que le conduire à travers ces rues grises, et nous étonner qu’il ne comprenne pas [5]. » Cette marche à travers la ville est littéralement mise musique par Boris Pahor dans « L’alphabet muet de la nuit », [6] qui à la fois performe le Quai des brumes réalisé par Marcel Carné en 1938, renvoie au livre de Slataper, et invite le lecteur à arpenter l’espace urbain pour le découvrir en tant que partition musicale [7].

Lors de cette folle descente du Karst à tombeau ouvert, le narrateur rencontre un paysan slovène qu’il invite à le suivre pour s’emparer de la ville : « Esclave, veux-tu venir avec moi ? Je te donnerai de grandes campagnes au bord de la mer. Notre plaine est loin là-bas, mais la mer est riche et belle. Et tu dois en devenir le maître. Car tu es Slave, tu es fils de la race nouvelle. […] Trieste doit être pour toi une nouvelle Venise. Brûle tes forêts et viens avec moi. » (p. 48) Ce passage témoigne de la prise de conscience de l’auteur de l’injustice et l’oppression subies par la population slovène de Trieste, elles sont ici clairement dénoncées. De nouveaux dualismes – slovène/italien, paysan/bourgeois, pauvre/riche – complètent le tableau de la triestinité qui exige la coexistence des contraires. Trieste, l’éloge de la mêlée.

On doit à l’universitaire et publiciste Diego De Castro l’idée que l’essence de cette triestinité tient dans l’adverbe « simultanément » [8]. Cette idée mérite d’être brièvement développée. Déjà Friedrich Schlegel (1772-1829) plaidait pour le dépassement de toutes les frontières, l’unification des contraires, la réconciliation de l’homme et de la nature, et l’unité de la littérature et de la vie. Plus près de nous, Donna Haraway souligne dans le Manifeste cyborg (1985) que ces polarisations ne se laissent pas résoudre par voie dialectique. Selon Haraway, « nous avons besoin de tenir à des positions qui sont conflictuelles et de les tenir en même temps sans les dépasser, car elles sont routes vraies [9]. » Slataper n’était pas loin de penser ainsi.

La modernité de Mon frère le Carso réside dans sa structure dynamique exploitant de multiples stratégies : la présence d’expressions dialectales, une syntaxe souvent réduite au minimum, les dialogues ainsi qu’un poème enchâssés dans le récit diversifient les registres utilisés ; les nombreuses anaphores rythmant le récit le métamorphosent en poème ; le récit autobiographique mêle les temps de l’enfance, de l’adolescence et de l’âge adulte quand il ne cède pas la place à une narration plus objective relevant du roman historique. À cela s’ajoute une architecture personnalisée : les lieux et les temporalités sont rythmées par les associations libres de toute chronologie : on passe de Florence à Trieste, au Karst, pour revenir en province de Florence sur les flancs du Secchieta, avant de repartir pour la cité des vents et remonter sur le Karst.

Mon frère le Carso, livre arc-en-ciel, à la fois roman de formation, hymne à Trieste et ode à l’amie Gioietta, Anna Pulitzer, suicidée en 1910. L’incommensurable douleur provoquée par la mort de la femme aimée est omniprésente dans Mon frère le Carso. Par ce texte emblématique l’auteur répond au dernier mot d’Anna écrit à l’été 1910 : « […] Chacun doit marcher pour soi. Mais toutes les énergies, toutes les vies s’accordent pour ta journée. Scipio, je t’embrasse éternellement. Ce sera pour ton travail. Je t’attendrai. Ne sois jamais désespéré, je suis sûr que tu m’aimes et que tu sens combien je suis décidée. Je te donne mon cœur et tout mon être. […] Sois toujours Scipio. Adieu. Je viendrai à toi pour toujours. [10] »

On retrouve ici le dualisme fondateur mentionné en ouverture. Contrairement à ce que l’on croit trop souvent, « la vie la mort » laisse entendre que la mort rend la vie possible. Aussi cette douleur n’est-elle pas pure perte ; elle donne vie à une écriture, à un écrivain. L’« âme aimée », c’est elle, elle dont il se souvient et qu’il aimerait voire ressuscitée. C’est à elle, qui l’avait engagé sur la voie de la poésie, qu’il adresse ces mots en guise de remerciements et d’ultime salut : « Ah ! âme aimée, il est né aujourd’hui un poète sur terre, et il t’attend. Il est né un poète qui aime les beautés de la création, parce qu’il doit exprimer dans sa pureté leur pensée trouble, comme une eau bue par le soleil. » (p. 51) C’est une autre patrie qui s’esquisse ici en creux : un « ici » qui ne serait ni le Karst, ni la Croatie, ni la Moravie, ni Florence, ni même Trieste, mais l’écriture, la poésie. Trieste, la littérature pour territoire. Cette Trieste-là est l’occasion d’une (re)naissance de l’auteur.

Le souvenir de l’écriture avortée d’un article au titre significatif « Le développement d’une âme à Trieste » (p. 92) trouve son sens dans les dernières pages qui renouent avec le thème de l’exil et du retour décliné au début du récit. Cette fois-ci le « je » du début est remplacé par un « nous » désignant le « commun » triestin : « Nous voyagerons, indécis et nostalgiques, poussés par d’anxieux souvenirs qui nulle part ne seront tout à fait nôtres. D’où sommes-nous venus ? La patrie est lointaine et le nid est brisé. Mais émus d’amour, nous reviendrons à Trieste, notre vraie patrie, et nous y renaîtrons. » (p. 158). Et le narrateur d’interpeller sa ville : « Nous te chérissons, Trieste, et nous te bénissons parce que nous sommes heureux de nous consumer, s’il le faut, dans ton brasier. » (p. 158-159) L’âme de Trieste, sa « grâce ombrageuse » pour reprendre le mot d’Umberto Saba [11], est faite de tourments, de troubles avec lesquels il faut apprendre à « vivre avec » (14) et à aimer : « Nous aimons Trieste pour l’âme tourmentée qu’elle nous a donnée. » (p. 159)

Pour aller plus loin :

Ara, Angelo et Claudio Magris, Trieste, une identité de frontière, Paris, Seuil, 1991.
Balzen, Roberto, Trieste, Paris, Allia, 2015.
Bettiza, Enzo, Le fantôme de Trieste, Paris, Gallimard, 1960.
Bosetti, Gilbert, Trieste, port des Habsbourg 1719-1915, Grenoble, ELLUG, 2016.
Fabris, Angela et al., Confini, identità, appartenenze, Berlin, De Gruyter, 2020.
Hautecloque, Bernard, L’irrédentisme italien dans l’Empire austro-hongrois (1866-1915), Grenoble, UAG Éditions, 2023.
Magris, Claudio, Microcosmes, Paris, Gallimard, 1998.
Pahor, Boris, L’appel du navire, Paris, Phébus, 2008.
Quarantotti Gambini, Pier Antonio, Printemps à Trieste, Paris, Del Luca, 1953.
Saba, Umberto, Trieste et autres poèmes, Lausanne, L’Âge d’homme, 1982.
Slataper, Scipio, Scritti politici, Milan, Mondadori, 1954.
— Mon frère le Carso, Genève, Héros-Limite, 2023.
— Lettere alle “Tre amiche”, Berlin, De Gruyter, 2022.
Stuparich, Giani, Trieste dans mes souvenirs, Paris, Christian Bourgois, 1999.
Vivante, Angelo, L’Irrédentisme adriatique, Genève, Imprimerie commerciale,1917.

Notes

[1Scipio Slataper, Lettere Triestine e altri scritti vociani, Trieste, Dedolibri, 1988. Pour une analyse critique qui contextualise les critiques avancées par Slataper, on lira l’analyse d’Angelo Ara et Claudio Magris, Trieste, une identité de frontière, Paris, Seuil, 1991 – livre phare dans lequel Scipio Slataper joue un rôle clé.

[2Claudio Magris, Microcosmes, Gallimard, 1998, p. 247.

[3Scipio Slataper, Scritti politici, Milan, Mondadori, 1954, p. 45.

[4Signalons la traduction publiée sous le titre Années de jeunesse qui vous ouvrez tremblantes..., Paris, Gallimard, 1996.

[5Lettre de Slataper à Sibilla Aleramo du 16 septembre 1912 publiée dans Scipio Slataper, Epistolario, Milan, Mondadori, 1950, p. 312.

[6Texte original publié en slovène : « Nema abeceda noči », in Na sipini, Ljubljana, Slovenska Matica,1960. Traduction française publiée dans le recueil Arrêt sur le Ponte Vecchio, Genève, Éditions des Syrtes, 2023.

[7Je renvoie à mon analyse de ce texte de Pahor, Christophe Solioz, « Boris Pahor’s Urban Miniature : Conducting the City as an Open-Ended Score », Comparative Southeast European Studies, 71 (2023) 4, p. 617–630.

[8Diego De Castro « Capire i triestini dalle molte vite », in La Stampa, 4 octobre 1979. Accessible sur le site www.diegodecastro.it. Idée que Angelo Ara et Claudio Magris développent plus avant dans leur incontournable Trieste, une identité de frontière, Paris, Seuil, 1991.

[9Donna Haraway, débat suite à son exposé « Living and Dying Well with Creatures of Empire », Cerisy La Salle, 7 juillet 2010. Cité par Elsa Dorlin et Eva Rodriguez (Eds.), Penser avec Donna Haraway, Paris, PUF, 2012, p. 33. Par la suite, Haraway devait développer plus avant cette approche dans Vivre avec le trouble, Vaulx-en-Velin, Les Éditions des mondes à faire, 2020).

[10Cité dans Scipio Slataper, Lettere alle “Tre amiche”, Berlin, De Gruyter, 2022, p. 126

[11Umberto Saba, Trieste et autres poèmes, Lausanne, L’Âge d’homme, 1982, p. 33.