Blog • Sarajevo on the rocks

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À propos de Semezdin Mehmedinović, Sarajevo Blues, Marseille, Le Bruit du monde, 2024, traduit du bosnien par Chloé Billon, 176 pages. Recueil publié d’abord en 1993 à Ljubljana, puis dans une version augmentée en 1995 à Zagreb.

Pour Sarajevo Blues, la réalité « n’est envisageable dans son entier qu’une fois qu’elle a éclaté en mille morceaux. » D’où cet assemblage de miniatures urbaines composé de poèmes libres, vignettes en prose, anecdotes, instantanés et essais. Autant d’éclats du quotidien, fragments intelligemment assemblés pour faire résonner l’expérience du siège (1992-1996). Dans la veine des Minima Moralia, réflexions sur la vie mutilée de Theodor Adorno (1951), Sarajevo Blues fait entrer la réalité, la (sur)vie du siège en littérature par la grande porte.

Robert Musil invitait à « mettre en ordre des idées qui sont connues depuis longtemps des hommes intelligents a quelque chose d’indéniablement ennuyeux. Mais, dans certaines circonstances, il n’y a rien qui puisse vous sembler suffisamment connu pour ne pas devoir être dit encore souvent publiquement. » Il se trouve que les circonstances présentes invitent à lire Sarajevo Blues. Bien évidemment l’Ukraine et Gaza, mais aussi la nécessité de jeter enfin un regard lucide sur Sarajevo.

Déconstruisant à la hache certaines représentations « mythologisées » de Sarajevo, l’écriture corrosive et acerbe de l’auteur se montre intraitable et ne laisse rien passer. Une critique d’une telle radicalité ne pouvait qu’être inaudible dans la France des années 1990 – d’où la traduction pour le moins tardive de ce livre culte. Le légitime intérêt pour l’œuvre poétique suscité par la publication en 2022 du génial Le matin où j’aurais dû mourir ne doit pas masquer que l’auteur a pour seule boussole la vérité – ici celle du siège de Sarajevo. Engagé sur ce chemin de crète, à l’épreuve de « la vie la mort », « plus on s’approche de l’expérience du néant ultime de l’existence, quels que soient le contenu et la raison d’être qu’on essaie de procurer à celle-ci, plus on s’approche également de la vérité » comme le fait remarquer Jacques Bouveresse à propos de Virginia Woolf. Ce qui ne fait qu’aiguiser le tranchant de la critique impitoyable de l’auteur.

Semezdin Mehmedinović, Sarajevo Blues, Éditions Le Bruit du Monde, Marseille, 176 pages, 20 euros.

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Et là, tout le monde en prend pour son grade. Pour aller à l’essentiel, commençons ce travail de dissection par les historiens : « L’esprit de tolérance de Sarajevo, associé à la cohabitation de différentes confessions dans la même ruelle étroite, était une naïveté des historiens. La véritable tolérance, c’est celle-ci, sur laquelle pas un seul mot n’a été écrit : la cohabitation entre les motifs bosniens sur les tableaux aux murs et le Coca-Cola, la même eau qui bout pour le café d’un vieux avec son béret noir et le café d’un chevelu en jean qui se pique à l’ombre du minaret. » Qui donc peut échapper à l’intransigeance de l’auteur ? Bernard-Henri Lévy ? Ridicule ! « L’engagement de Lévy devient ainsi un instrument de télévision, il est partie prenante à la guerre, tout le monde le voit à présent. La superbe et le narcissisme du penseur qui, en réalité, ne communiquera rien au monde aveugle à la vérité ; il ne fera qu’aider, par son personnage et ses mots, le monstre des médias de masse à transformer la guerre en un jeu de guerre. » Les politiques ? Affligeants ! Hier comme aujourd’hui, la conscience occidentale est déchirée par sa propre impuissance et souffre de l’absence de personnes aptes à mettre en œuvre une autre politique. Le diagnostic vaut toujours : « Le monde n’a plus de grands individus. Il n’y en a même pas en politique. Il n’y a personne pour offrir au monde une vision salutaire, pas plus qu’il n’y a de gens susceptibles de mettre cette vision en œuvre. » Les écrivains ? Consternants ! Là aussi le constat est implacable : « je n’ai pas constaté, sous quelque forme que ce soit, de véritable impact de ce qui a été écrit dans cette ville pendant la guerre. » Alors les intellectuels peut-être ? Lamentables ! L’auteur dénonce avec force leur silence lors du siège de Vukovar avant que la guerre s’étende à la Bosnie, et là « rien n’a changé avec la guerre ; qu’ont fait les écrivains, par exemple, après l’incendie de la Bibliothèque nationale ? Qu’ont fait les scientifiques, les historiens ? Rien. »

Semezdin Mehmedinović, particulièrement sensible au monde de l’image, critique également la couverture médiatique du siège, notamment « les images du massacre de masse dans la rue Ferhadija qui ont fait le tour du monde : les images des morts et des blessés se sont transformées en publicité de la guerre. Peu importe que ces gens aient un nom ; ils ne sont qu’une pure image : la télévision les a traduits dans sa langue froide. La caméra vide l’image de son contenu psychologique pour en faire de l’information. Et tous les massacres qui ont suivi sont des copies de cette même image. Le monde, donc, voit ce qui se passe ici. Est-ce que quiconque dans le vaste monde compatit avec nous ? Personne. »

Personne – lecteur y compris – n’échappe au scalpel de l’auteur. Personne excepté les photographes de Sarajevo : « Les photographes de Sarajevo, à la différence de leurs collègues étrangers, qui viennent ici pour facturer sur le dos de la mort leurs honoraires en dollars aux quotidiens, hebdomadaires et magazines d’art, sont les seuls chroniqueurs de la guerre dans cette ville ; ils ont des problèmes de pénurie de matériel, ils ne perçoivent pas le moindre salaire pour leur travail... Cela ne les distingue en rien, et ne rend pas leur travail plus noble que celui des chirurgiens, par exemple, ou des pompiers. Mais leur engagement se caractérise par la morale de l’intellectuel, si rare dans notre contexte d’avant-guerre et de guerre. »

Alors comment représenter la guerre ? Montrer encore les ruines, possiblement avec une mosquée, l’église catholique mais aussi orthodoxe sans oublier la synagogue ? Cliché contre cliché, l’auteur de renvoyer à « une photographie de Milomir Kovačević, en tailleur – est-ce un petit garçon ? Ou une petite fille ? Je l’ignore – une créature nue est assise sur l’asphalte, dans la pose du Bouddha. Rien sur cette photographie ne trahit la guerre. Le doux sourire et les lunettes à monture ronde accentuent encore la ressemblance de cet être asexué avec Gandhi. Tirée du contexte de guerre, cette photographie serait quand même intéressante ; elle est un instant de totalité du monde. Mais cela reste une photographie de guerre, et paradoxalement, elle est plus exacte que celles qui montrent les ruines de la ville. Chaque habitant de Sarajevo, habitué à la mort, a vécu tant d’expériences transcendantales qu’il est déjà initié à une sorte de bouddhisme déviant. Si l’agression dure encore quelques mois, nombre d’entre eux finiront par croire que la chute d’un marron sur l’asphalte de la promenade Wilson a plus de poids que la chute d’une grenade. »

Petit bouddha, Sarajevo, 1992
© Milomir Kovačević. Courtoisie de Milomir Kovačević.

Si l’auteur ne dit pas tout du siège, l’essentiel est là pour qui évite de se « raconter des histoires » à propos de ce qu’il raconte. Retenons l’inversion en temps de guerre des codes et conventions : « L’un des trajets de guerre sarajéviens passe par un cinéma démoli ; ici, les pistes se développent d’elles-mêmes, pas en vertu d’un plan d’urbanisme ou de l’autisme de l’habitant dans sa marche conformiste. Ne pas être exposé, cela renvoie à tout un code de circulation, et il est en contradiction complète avec les exigences en temps de paix, à savoir : être dans la rue principale, et être vu. » Et encore que le temps du siège est décapant dans tous les sens du terme : « Une grenade est tombée sur une façade dans la rue Tito. L’enduit s’est émietté par terre, emportant avec lui une plaque de fonte. Cette plaque portait l’inscription 11, RUE DR. ANTE PAVELIĆ. C’est ainsi que j’ai découvert, moi qui l’ignorais jusqu’alors, que l’actuelle rue principale de Sarajevo portait il y a un demi-siècle un autre nom. » Tout ceci et bien plus encore sans passer à côté de ce souvenir d’avant-guerre illuminant le recueil : « Je me rappelle une conversation d’il y a dix ans. Il neigeait, et mon petit garçon m’avait demandé : “C’est quoi le plus important dans la vie ?” J’avais dit quelque chose, même si je n’avais pas de réponse à cette question. Mon garçon, cependant, ne m’écoutait pas, et il avait dit, très sûr de lui : “Je pense que le plus important, c’est qu’il t’arrive beaucoup de choses, pour avoir de quoi faire des souvenirs !” »

Le siège est l’occasion d’une expérience radicale seule à même de donner accès à une connaissance pratique faisant converger éthique et esthétique. Dans le sillage des Feuillets d’Hypnos de René Char, Sarajevo Blues témoigne qu’« en temps de guerre, le mot liberté signifie quelque chose de tout à fait différent de la liberté de l’individu dans sa dimension métaphysique, si bien qu’il est véritablement possible de la ressentir, même dans un camp de la mort. En temps de guerre, la signification de ce mot est liée au collectif, et le concept de collectif place un signe « égale » entre la paix et la liberté. » Là le temps des monts enragés et de l’amitié fantastique de Semezdin Mehmedinović et de René Char.

Depuis, on a oublié Sarajevo. Fini le temps des happenings à Paris ou Strasbourg. Qui se souvient du cri de Jean Baudrillard : « ils sont vivants, et c’est nous qui sommes morts. » Semezdin Mehmedinović enfonce le clou : « être à Sarajevo signifie séjourner dans le monde de la vérité ; et là-bas hors de la ville, où les fascismes font rage, les gens peuplent un monde de mensonges. » Mais on a oublié, car « les gens oublient vite le mal. C’est parce que les hommes n’ont pas créé de langue permettant de décrire le mal. La conscience refuse de porter le fardeau du mal, ce pourquoi elle le remet à l’oubli. » On oubliera Gaza, on oubliera Kiev, on oubliera Sarajevo. Non !

Textes cités :
Jacques Bouveresse, La connaissance de l’écrivain. Sur la littérature, la vérité & la vie, Marseille, Agone, 2008, p. 91
Jean Baudrillard, « Pas de pitié pour Sarajevo », Libération, 7 janvier 1993.

Pour aller plus loin :
Lire le chapitre consacré à Semezdin Mehmedinović dans Christophe Solioz, « Un lutteur contre son temps », Sarajevo multiplex, Paris, L’Harmattan, 2022, p. 20-45.