Blog • Sur les traces des rescapés des turbulences balkaniques

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L’argument du roman de Michel Ionascu Turbulences balkaniques (L’Harmattan, 2018) est un fait divers assez exceptionnel. Le 9 décembre 1949, en pleine guerre froide, au moment où la Roumanie se retrouvait à la tête de la croisade contre le « traître » Tito déclenchée par Staline, un avion de la compagnie des Transports aériens roumano-soviétique en provenance de Sibiu se dirigeant vers Bucarest est détourné sur Belgrade. Il y a mort d’homme.

Parmi les passagers, le héros du livre, Petre Banea, qui décide de ne pas retourner au pays. Son entourage, son frère Spiridon surtout, en subiront les conséquences dans le cadre de l’enquête menée par la Securitate. A partir des innombrables rapports retrouvés dans les archives après la chute de Ceauşescu, le fils de Petre Banea, l’alter ego de l’auteur, mène à son tour une enquête sur le destin de son oncle dont on avait perdu la trace, et sur la passé controversé de son propre père qui, après Trieste et les camps des réfugiés en Italie, avait fini par s’installer en banlieue parisienne, emportant avec sa mort bien des secrets.

Pari gagné, belle histoire…

Avec une minutie digne d’un orfèvre, Michel Ionascu dresse un portrait d’une grande finesse des frères Banea. Il fouille sans relâche dans les souvenirs, dans les archives personnelles de la famille et celles de la Securitate pour compléter le portrait du père tandis que les renseignements recueillis auprès des proches de l’oncle Spiridon reviennent comme des flashes pour esquisser son portrait.
On a tout le temps la sensation d’être caché derrière la caméra que le metteur en scène, l’auteur de ce livre, porte sur son épaule pour reconstituer le fil de l’histoire d’une famille marquée par des faits parfois anodins, parfois dramatiques, et pour faire saisir la tension qui caractérise la période historique considérée, l’atmosphère pesante, parfois franchement menaçante, digne d’un film de fiction apparenté au polar, qui y règne. La Securitate est décrite de l’intérieur. La fuite à l’Ouest de Petre Banea a déclenché au sein de cette institution l’engagement personnel total de plusieurs de ses agents. Des détails précieux nous sont fournis par les déclarations arrachées au cours de l’enquête aux nombreux témoins de la course Sibiu-Bucarest, de l’aérogare, de l’hôtel Balkan de Belgrade, mais aussi des proches et des membres de la famille interrogés.

Le livre constitue un riche matériel pour ceux qui s‘en empareraient pour tourner un long métrage ou tirer un scénario pour une série télé.
Visiblement, l’auteur a choisi de respecter le silence imposé par la figure du père afin de reconstituer son histoire seulement après sa disparition. Pari gagné, belle histoire, on la parcourt sans répit, en attendant avec impatience le chapitre suivant. D’une étincelante intelligence, forte personnalité, hors du commun, le père compose le rôle de sa vie un peu à la manière de l’agent 007. Avec une froideur calculée au moindre détail, il traverse serein la tempête qu’il a lui-même provoquée comme s’il avait préparée d’avance et la réponse et l’effet de ses affirmations.

L’hypothèse de la fictionnalisation et la piste romanesque

La question que le lecteur ne manquera de se poser est de savoir s’il s’agit d’une histoire « vraie », une parmi tant d’autres mises à jour à l’occasion de l’ouverture des archives de la Securitate, présentée sous la forme d’une fiction, ou bien d’une fiction, d’un « vrai » roman donc se présentant sous la forme d’une histoire reconstituée dans le moindre détail à partir des archives de la Securitate. Sur bien des points l’hypothèse de la fictionnalisation l’emporte, mais la piste romanesque ne saurait être écartée pour autant. En réalité, trancher dans un sens ou dans l’autre est moins important dès lors que l’on met en regard l’histoire « vraie » et le « vrai » roman avec l’Histoire avec un grand H à laquelle les deux se réfèrent. Chacune des deux peut aider à mieux comprendre un contexte historique qui renferme bien des mystères. Beaucoup de choses se sont passées dans un pays comme la Roumanie pendant les mois et les années qui ont précédé et ceux qui ont suivi décembre 1949. La signification de la façon dont les gens ordinaires ont vécu la période allant de l’instauration définitive d’un régime à parti unique, communiste, et à velléités totalitaires et la mort de Staline puis les changements survenus après la déstalinisation lancée par Khrouchtchev nous échappe largement y compris en raison des critiques successives dont elle a fait l’objet. Les rapports rédigés par les agents de la Securitate auxquels Michel Ionascu a eu recours permettent de nous faire une idée un peu plus précise non seulement des trajectoires des héros de son roman/histoire mais aussi du fonctionnement des institutions et de la vie quotidienne en ce temps. En s’abstenant de prendre partie, cet auteur laisse apparaître par moments des réalités assez complexes loin des schémas auxquels on a tendance à les associer de nos jours et ce n’est pas le moindre mérite de son livre.

PS La partie "Pari gagné, belle histoire..." de l’article a été écrite par Cristina Passima, qui m’a devancé dans la lecture de ce roman qu’elle a beaucoup apprécié.