Blog • Pourquoi les Albanais du Kossovo sont-ils autochtones ?

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La version française du magazine italien Il Tempo publiait le 30 avril 1942, un article du linguiste italien Carlo Tagliavini sur l’origine des Albanais du Kosovo.

Par Carlo Taviani

Pristina
DR

Il est excessivement difficile de tracer exactement les confins ethniques du peuple albanais. Les frontières de l’Albanie de 1913 et de 1919 laissaient sous là domination étrangère un très grand nombre d’albanais, encore que l’évaluation de ce nombre ait sensiblement varié. Les uns parlaient d’un demi-million environ, les autres de plus d’un million de sujets. Dans ces régions, il est malaisé de suivre là frontière ethnique des albanais, non seulement à cause de l’élasticité des statistiques dont on dispose, mais aussi à cause des rapides changements des conditions ethniques, modifications qui n’ont pas toutes des causes naturelles.

Dans un livre précieux, mais désormais très rare et peu consulté par les géographes actuels, — publié dans les Mémoires de l’Académie de Vienne de 1861, — en décrivant un voyage de Salonique à Belgrade entrepris en 1858, G. de Hahn, profond connaisseur de l’Albanie et des populations de la région, nous dit avoir trouvé des colonies assez denses d’albanais dans la région d’Urkup (en serbe Prokuplje), un peu au sud-ouest de Nish et sur tout le territoire de la Toplica jusqu’à Krusumlja. Ces albanais, qui s’étaient avancés jusqu’au cœur même de la Serbie, ne se trouvent plus aujourd’hui dans la région car ils se sont en grande partie retirés, après 1878, en dehors des frontières du nouveau Royaume de Serbie, en passant dans le Kossovo tandis que ceux qui sont restés en Serbie ont été slavisés. Vers l’est, G. von Hahn a trouvé de denses colonies albanaises dans la région de la Masurica, au delà de la Morava. Aujourd’hui encore, les albanais poussent résolument vers le nord- est, à de grandes distances des frontières de l’Albanie d’avant-guerre, jusqu’à Vranja et Lescovac, tandis qu’au nord nous trouvons des noyaux albanais jusque dans l’ancien sandjak de Novi-Bazar.

Dans le Kossovo, si nous entendons désigner par ce nom un territoire débordant légèrement des limites strictement géographiques de la plaine de Kossovo, appelée aussi Champ des Merles, les albanais représentent l’élément ethnique le plus important, aux cours de ces dernières dizaines d’années avec les populations slaves. Le folklore du Kossovo est très riche, tant chez les albanais que chez les serbes, mais il faut reconnaître, comme le fait du reste un observateur impartial, le professeur allemand A. Schaus, que les traditions historiques de la célèbre bataille de Kossovo de 1389, qui mit aux prises Mourad Ier et le roi Lazare, sont mieux conservées dans les poèmes épiques des albanais que dans ceux des serbes.

La présence d’une nombreuse population albanaise dans le Kossovo et dans les régions avoisinantes n’a pas été mise en doute, même par ceux qui auraient eu un intérêt politique à la nier et qui ne manquaient pas une occasion d’en sous- estimer le nombre et l’importance. Cependant, se basant sur quelques traditions locales des albanais de certaines régions du Kossovo, la plupart des historiens et des ethnographes slaves, imités par quelques-uns de leurs collègues occidentaux, ont soutenu la thèse que les albanais des régions du Kossovo sont des immigrés venus récemment de l’Albanie, septentrionale. Ils y seraient venus vers la fin du XVIIème et le début du XVIIIème siècle pour repeupler les terres abandonnées par les serbes chrétiens qui, vers la fin du XVIIème siècle émigrèrent eh masse vers le nord.

Cette thèse, fondée sur de simples traditions locales, qui ne sont même pas communes à toute la région (les albanais de Prishtina, Prizren, Dibra, etc., se considèrent autochtones) est réfutée par des données historiques et linguistiques contenues dans le livre : « I dialetti albanesi di tipo ghego-orientale, Dardania e Macedonia nord-occidentale » qui sera prochainement publié par le Centre d’Etudes Albanaises de l’Académie d’Italie. Je résumerai, ici à grands traits, sans entrer dans des détails techniques, les conclusions auxquelles je suis arrivé sur la base de données historiques, ethnographiques et surtout linguistiques.

Les albanais sont signalés dans la région de Shkup (Skopje, Skoplje) dès le XIIIème siècle, dans celle de Tetovadès dès le XIVème, jusqu’au XVème siècle. Ce sont des documents serbes qui témoignent la présence dans ces régions de pasteurs, de marchands, d’agriculteurs albanais. Il est donc fort improbable que les albanais qui s’y trouvaient aient émigré en masse vers l’Albanie pour retourner dans ces régions vers la fin du XVIIème siècle et le commencement du XVIIIème. La présence d’un riche folklore albanais de caractère kossovone, ayant trait aux luttes épiques du Kossovo, porte à croire que, du XIIIème au XIVème siècle tout au moins, les albanais sont restés dans le Kossovo et les régions avoisinantes.

Mais il y a plus. Les albanais dont on signale la présence dans ces régions au XIIIème et XIVème siècles, ne sont probablement pas des émigrés de l’Albanie, comme le soutiennent certains auteurs. La toponymie de la région de Kossovo et d’une partie de la Macédoine porte à croire que l’élément albanais, — ou pour le moins un élément préhistorique voisin, au point de vue ethnique, des ancêtres thraciens-illyriens des albanais ; mais voisin dans un sens plus étroit que le simple élément illyrien, plus largement répandu dans une zone que l’on ne peut déterminer qu’avec difficulté et incertitude, — est autochtone dans ces régions.

Le nom même de la ville de Shkup, en latin Scupi, répond parfaitement aux lois phonétiques de la langue albanaise, ce qui montre qu’il est né in loco. D’illustres savants, qui ont étudié ces questions comme le professeur Jokl, pensent que l’on doit rechercher le premier centre de formation du peuple albanais dans les zones qui correspondent à l’antique Dardanie, — dont le nom se rattache certainement à l’albanais dardhë, — jusqu’aux environs de Nish, région qui ne devait pas être très éloignée de celle qui, selon toute vraisemblance, fut la patrie primitive des roumains avec lesquels les albanais ont tant d’affinités linguistiques.

Dans une étude récente, le professeur Stadtmüller admet comme lieu de formation du peuple albanais la région du Mati, tout en n’excluant pas d’autres zones septentrionales ; mais la thèse dardanique a plus de fondement au point de vue linguistique.

Or, en me basant sur divers arguments historiques et linguistiques qui sont trop techniques pour pouvoir être résumés ici, j’ai soutenu que les albanais signalés au XIIIème et au XIVème siècles dans le Kossovo et en Macédoine, ne sont pas des immigrés, mais les descendants restés sur place des antiques populations albanaises de Dardanie et des régions limitrophes, et j’ai cherché à démontrer la continuité du peuple albanais en Dardanie et en Macédoine nord-occidentale depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours.

L’étude des dialectes ghego-orientaux de ces régions montre, même dans la variété des différents idiomes, une unité que l’on ne pourrait expliquer par les différentes immigrations de date plus ou moins récente, et elle révèle des caractéristiques générales qui distinguent ces idiomes du ghègo-occidental. La communauté d’existence avec des éléments slaves n’a que fort peu porté atteinte à la langue albanaise du Kossovo, qui, même dans son vocabulaire, n’a subi que peu d’influences serbes et bulgares, tandis que les éléments albanais sont assez nombreux dans les dialectes serbes et bulgares de la région, et surtout dans les divers jargons professionnels des artisans slaves.

Source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1176548r/f17

Article publié en albanais : https://www.darsiani.com/la-gazette/tempo-1942-ja-perse-shqiptaret-e-kosoves-jane-autoktone-shpjegimi-i-gjuhetarit-italian-carlo-tagliavini/