Blog • Une interview du photographe albano-américain Gjon Mili (1946)

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Gjon Mili est né à Korça (Albanie) en 1904 et mort en 1984 à Stamford (Connecticut, Etats-Unis). Il était un des plus célèbres photographes de sa génération. Lors d’une exposition de ses photographies à Paris en 1946, il a accordé une interview exclusive au journal Franc-tireur.

La ballerine Alicia Alonso par Gjon Mili (1944)
@ Flickr

Le règne de la carte postale s’achève : Gjon Mili, américain et photographe de la vitesse

— Vous êtes né aux U. S. A., Mili ?

— Non. Albanie en 1904. Roumanie jusqu’en 1923. Après New-York City et tout de suite l’école de Boston...

Gjon Mili allonge ses grandes jambes sous la table du bureau qui se niche dans un immeuble sévère et digne de la place de la Concorde.

Sa figure changeante est profilée, pour la vitesse, avec un nez aérodynamique, une petite moustache qui doit pouvoir s’escamoter comme le train d’atterrissage d’un avion Thunderbolt. Gjon Mili, c’est le photographe le plus vite du monde, qui vous fusille tout vif avec ses appareils compliqués. Comme le dit clairement et heureusement M. Jean-Paul Sartre, il n’est pas question avec lui de devenir un photographié « normal », « un mort embaumé, confit dans l’hyposulfite... ».

C’est une toute autre histoire.

Et Mili, avec une bonne grâce du meilleur ton, veut bien nous la raconter.

— A Boston, j’ai suivi des cours qui devaient me conduire au poste « d’ingénieur photographe ». Vous n’avez rien d’équivalent en France, je crois. Pendant plusieurs années, j’ai méthodiquement poussé mes connaissances en optique, en technique photographique, en électricité, en chimie et en physique.

Je suis entré ensuite chez Westinghouse en qualité de « research ingeneer » dans la section d’études de la lumière. J’ai travaillé alors avec H.-E. Edgerton qui venait d’inventer les lampes spéciales qui me permettent aujourd’hui d’obtenir des résultats assez extraordinaires.

Le procédé est celui qui consiste à produire dans un petit tube un éclair très puissant mais d’une brièveté qui pourra vous surprendre.

— 1/1.000e de seconde ?...

— Beaucoup plus rapide. Ces lampes permettent des « flash » (éclairs) allant de 1/1.000e à un millionième de seconde. Avec cette découverte scientifique, j’ai pu poursuivre très loin mes recherches artistiques.

— Votre studio est à New-York ou en Californie ?

— A New-York City : 6 East 23 rd. C’est un des plus grands du monde. On a pu y faire des films, six l’année dernière. Hans Richter est en train d’y tourner un film surréaliste.

— On fait encore des films surréalistes aux Etats-Unis ?

— Certainement. Et qui vous plairaient, j’en suis sûr.

Gjon Mili lève le nez et ce photographe bien outillé émet des idées dont les plus humbles amateurs, possesseurs de boîtes carrées à objectif achromatique, pourraient s’inspirer.

— La photographie, ce n’est pas de la peinture. La photographie est un moyen merveilleux pour capturer « un instant ». La photo, c’est l’instantané. Et en allant plus loin, j’ai essayé dans certaines de mes œuvres de créer une phrase photographique », grâce à des suites de surimpressions calculées.

— Sans doute, Mili. Mais, en France, nos meilleurs photographes sont très handicapés. Il est difficile d’aller très loin avec un matériel rare et une impossibilité matérielle de se procurer les moyens modernes dont vous m’avez parlé.

— Cela je le sais. Et j’en admire d’autant plus mes amis d’Europe qui avec un matériel pauvre obtiennent souvent de splendides résultats : Bressai par exemple. La technique américaine est très en avance, certes...

Mili s’approche de la fenêtre et regarde la lumière délicate qui joue sur les vieilles pierres de la place de la Concorde.

— A Paris, pourtant, termine-t-il, vous avez un atout majeur : votre capitale est un centre unique pour créer et pour inventer...

Il faut aller voir l’exposition des photographiés de Gjon Mili qui vient de s’ouvrir 46, rue du Bac.

Vous découvrirez ce que l’implacable objectif de Mili nous révèle de M. Paul-Boncour, bavardant de la paix, de M. Truman, « Babitt » bénisseur, de M. Eden, vieux collégien d’Eton, de M. Molotov prenant un Congrès à témoin de la bonne volonté de l’U. R. S. S. Vous y verrez un jongleur de boules, pris en flagrant délit de jonglerie, à raison de 15 « flashs » à la seconde, chaque éclair représentant 1/30.000e de seconde. Vous saurez comment un couteau coupe un jet d’eau, comment la pluie fouette votre parapluie, comment un noir joue du tambour, comment un œuf s’aplatit dans la poêle à frire...

Et vous comprendrez, avec Gjon Mili, que la photographie, c’est « un art qui bouge »...

André JEAN

Source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k4105946p/f2.item.zoom

Article publié également en albanais : https://www.darsiani.com/la-gazette/le-franc-tireur-1946-me-fotografin-e-famshem-gjon-mili-do-te-kuptoni-se-fotografia-eshte-nje-art-qe-leviz-intervista-ekskluzive-ne-paris/