Blog • Serhii Plokhy et le récit national ukrainien

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A la tête de la chaire d’histoire de l’Ukraine de Harvard après avoir enseigné à l’Université de Dnipropetrovsk, Serhii Plokhy, né en 1957, est l’auteur d’une Histoire d’Ukraine [1] parue en anglais en 2015 (nouvelle édition en 2021 pour la traduction française) dont la vocation semble être de répondre aux questionnements suscités par l’irruption de son pays dans l’actualité internationale depuis Maidan 2013-2014.

La rada ("assemblée") des juges, gravure de Taras Shevchenko (1844)

Rédigés sur un ton modéré dans un style accessible au grand public dans la veine de la tradition anglo-saxonne, les livres de S. Plokhy ont été déjà été traduits en ukrainien, en russe, en biélorusse, en chinois, en lituanien, en estonien, en polonais, en portugais, en espagnol et en roumain, ce qui laisse à penser qu’il aura un impact non négligeable dans le formatage de la perception des événements ukrainiens de plus en plus associés, à tort ou à raison, à l’histoire de la région. Pour ma part, ce sont le double parcours académique soviétique puis ukrainien et nord-américain de cet auteur mais aussi la chronique du Monde des livres [2] qui rend sur un ton alambiqué un éloge – pas vraiment justifié en fin de compte – au livre qui m’ont intrigué et m’ont incité à le lire.

« Les questions que je pose sont résolument orientées vers le présent, mais je m’efforce de ne pas projeter dans le passé les identités, les loyautés, les pensées, les motivations et les sensibilités actuelles » (p. 14). La seconde partie de cette affirmation n’est qu’à moitié vraie. Par rapport à la tradition historiographique ukrainienne, l’auteur prend effectivement ses distances en n’hésitant pas de mettre en lumière les acquis « nationaux » des Ukrainiens au cours de leur histoire, surtout soviétique, et en insistant sur un point précis et pas des moindres : la critique indispensable, preuves à l’appui, des exactions commises contre les Juifs depuis le XVIe siècle sur le territoire correspondant à l’Ukraine actuelle [3].

Face aux nazis : anticommunistes et communistes même combat ?

Mais il n’en va pas toujours de même des exactions commises par exemple pendant la Seconde Guerre par des membres de l’Organisation des nationalistes ukrainiens auxquels il s’efforce à plusieurs reprises de trouver des circonstances atténuantes sans cependant pour autant nier leur responsabilité.
La conclusion du tableau dressé de la résistance opposée par les Ukrainiens à l’occupation nazie est assez déconcertante : « Indépendamment du milieu naturel - dans les bois du nord de Kiev, dans les forêts et les marais du nord de la Volhynie et sur les contreforts des Carpates - les partisans étaient unis par leur patriotisme ukrainien et leur haine de l’occupation nazie. Mais ils étaient divisés par l’ancienne frontière soviéto-polonaise et par l’idéologie. A l’ouest de la frontière les nationalistes dirigeaient la résistance ; à l’est, c’étaient les communistes » (p. 387). En effet, tout est présenté dans le livre en sorte de suggérer l’existence au cours des mille ans d’histoire parcourus d’une convergence d’idées et d’actions en tout genre autour du projet national ukrainien qui serait aujourd’hui enfin en voie de réalisation.

le nationalisme ukrainien actuel est davantage redevable au pouvoir et au moule soviétiques qu’aux initiatives désordonnées des nationalistes de l’Ouest

Cela étant, si leur surinterprétation tendancieuse est souvent choquante, les innombrables faits annonçant ou signifiant d’une manière ou d’une autre le projet national ukrainien rapportés dans ce livre permettent de se faire une idée sur deux processus qui ne sont contradictoires qu’en apparence. D’une part, quelle que soit la façon dont on la juge, l’attitude bienveillante manifestée par Moscou au cours des derniers siècles à l’égard des frères ukrainiens tout en acceptant en général leur particularisme, à l’époque du hetmanat par exemple, et allant même jusqu’à les encourager comme nation à part sous Lénine et à les aider à le devenir en leur confiant par exemple un siège à l’ONU est indissociable en dernière instance de l’expansion vers l’ouest et le sud de la Russie des tsars puis de l’Union soviétique. D’autre part, cette attitude de Moscou a été longtemps payante, puisque la Russie a avancé vers le sud et l’est tandis que l’Ukraine est restée dans son giron, mais elle s’est avérée aussi d’une redoutable efficacité dans une direction pas forcément recherchée. Malgré leurs limites et leur ambiguïté, les dispositions institutionnelles (dans les domaines administratif, scolaire…) adoptées au cours du temps par Moscou ou avec son aval à l’intention des Ukrainiens et de leur pays marqueront durablement le corpus national ukrainien à l’oeuvre aujourd’hui.

Tel qu’il se donne à voir ces derniers temps, ce corpus est caractérisé par le retour en force des référentiels propres au nationalisme aux accents provocateurs cultivé par les nationalistes ukrainiens qui auraient gardé la flamme dans les zones occidentales du pays ayant échappé à l’administration tsariste puis, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, soviétique. En regardant de plus près, en passant en revue l’histoire soviétique de l’idée de nation ukrainienne aussi chaotique fut-elle, on constate que du point de vue de son enracinement dans la société mais aussi, parfois, dans sa forme, le nationalisme ukrainien actuel est davantage redevable au pouvoir et au moule soviétiques qu’aux initiatives désordonnées des nationalistes de l’Ouest.

L’éclatement de l’Union soviétique puis les échecs successifs des tentatives de mettre en place une structure supranationale fonctionnelle ont rendu inévitable la prise de distance de l’Ukraine vis-à-vis d’une Russie oscillant de plus en plus entre la nostalgie de l’Empire tsariste défunt et des gloires passées de l’URSS, se révélant incapable de fonder à son tour un corpus national russe cohérent et affichant un mépris souverain pour la démocratie.

C’est aussi sur le compte de cette longue « relation spéciale » qui aura connu des hauts et des bas (l’extermination d’une partie de la paysannerie par la faim dans les années 1930, par exemple) entre la Russie et l’Ukraine qu’il faut mettre le retard pris par Moscou pour décider de reprendre en main la situation. La rupture proprement dite n’intervient qu’en 2014 avec l’occupation de la Crimée par Poutine et aboutira à l’invasion du 24 février 2022. Les quatre décennies qui se sont écoulées depuis la proclamation de l’indépendance ont permis à l’Ukraine de consolider son indépendance, de forger un nationalisme plus raisonné que par le passé, se voulant compatible avec les aspirations démocratiques et faire ainsi preuve d’une unité et d’une combativité exceptionnelles face à l’envahisseur. Dans un pays comme la Moldavie voisine par exemple, la réaction a été nettement plus prompte, Moscou s’impliquant dans la sécession manu militari de la Transnistrie russophone et soviétophile avant même la proclamation de son indépendance par la République de Moldavie en août 1991 et bloquant ainsi durablement la société moldave.

Post Scriptum
Grâce à Serhii Plokhy j’ai appris l’existence au lendemain de l’annexion officielle de la Crimée à l’Empire de Russie en 1783 d’un « ‘’projet grec‘’, un plan visant à détruire l’Empire ottoman, un plan à établir une nouvelle Byzance sous contrôle russe et à créer la Dacie, un nouveau pays sur le Danube unissant la Moldavie et la Valachie. Ce projet ne s’est jamais réalisé, mais on en aperçoit encore l’écho dans le nom grec donné par les autorités impériale aux villes de Crimée : Simferopol, Ievpatoria, Sébastopol… » (p. 206). Son auteur, Olexander Bezborodko, est présenté par notre auteur comme un bon exemple de la manière dont la nouvelle génération d’officiers cosaques combinait la loyauté envers l’hetmanat et le service de l’Empire » (p. 203).

Notes

[1Aux portes de l’Europe, histoire de l’Ukraine, trad. Jacques Delarun, Gallimard, 2022, Bibliothèque des histoires, 548 p.

[2« Serhii Plokhy part en quête de l’Ukraine réelle » par Florent Georgesco, le Monde daté du 24 décembre 2022.

[3Dans l’« Epilogue » de son livre, l’auteur va jusqu’à saluer « l’alliance judéo-ukrainienne en faveur de l’Europe qui se développe en Ukraine depuis 1991 » (p. 500). C’est apparemment dans ce même souci de rapprochement avec l’Occident, en l’occurrence cette fois-ci avec la Pologne, que l’auteur insiste sur le fait que « la plupart des victimes de l’épuration ethnique à la fin de la guerre étaient polonais » tout en rappelant que les historiens polonais et ukrainiens ne sont pas toujours d’accord sur ce point (p. 390).