Blog • La concubine des montagnes ou le visage humain du Kanun

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« Albanaise d’origine, je me sens un peu hôte et otage dans cette histoire. Je me sens bouleversée dans mon âme, dans mes pensées et dans mes préjugés, en ce qui concerne le Kanun », avoue Fulvia Shtepani au sujet du dernier roman de Luan Rama.

Fulvia Shtepani et Luan Rama

Allocution prononcée lors de la présentation de La concubine des montagnes [1] à la Maison d’Albanie, le 18 mars 2022.

La concubine des montagnes, pour moi, fait partie de ces livres qui touchent profondément l’âme et je crains qu’une seconde lecture n’en fane le souvenir, n’en efface irrémédiablement la fragrance subtile de la première lecture. Si j’ai parfois une fâcheuse tendance à lire en diagonale, impossible ici, ce serait du gâchis, car c’est un plaisir de revivre l’histoire de Dalia en compagnie de sa propre présence. Albanaise d’origine, je me sens donc un peu hôte et otage dans cette histoire. Je me sens bouleversée dans mon âme, dans mes pensées et dans mes préjugés, en ce qui concerne le Kanun et son rôle, dans un passé dont je ne possède qu’une connaissance lacunaire.

À travers sa plume à la fois douée, éveillée et raffinée, l’auteur aborde inévitablement des sujets importants : l’amour, la famille, l’amitié, en réussissant à maintenir l’attention du lecteur tout au long du récit. L’aspect purement humain le guidera comme un garde-fou, dans une chronologie d’évènements historiques allant des années qui précèdent la Deuxième Guerre mondiale jusqu’à la libération et à l’installation du régime communiste en Albanie. Avec son talent, l’auteur réussit à nous rendre intelligible l’univers de ses personnages qui s’étend aux strates de l’âme et de l’esprit. La forme de cet univers semble transcender les codes à travers une narration omnisciente, voire parfois en franchissant les limites de la perception humaine.

Pendant longtemps et à chaque instant, elle avait avancé pieds nus sur des braises en feu.

Le suivi du récit dans le temps et l’étrangeté des situations ont pris une dimension onirique où le vernis de rébellion s’est écaillé au profit d’une poignante histoire d’amour et d’amitié. J’aime la simplicité avec laquelle on est embarqué dans un monde qu’on ne comprend pas toujours, qui défie les codes, où les choses sont souvent surprenantes et étranges. C’est un univers à part, où la nature et les lieux reflètent l’état d’âme de ceux qui l’habitent, où les choses ont une vie bien à elles, comme disait Garcia Marquez. Les personnages font face à leur responsabilité et à la cruauté des drames de l’existence avec beaucoup de dignité. P. 79 : Jusqu’à quel point l’esprit d’une femme peut-il résister ? (...) Pendant longtemps et à chaque instant, elle avait avancé pieds nus sur des braises en feu.

Feuilletant les pages du livre, j’ai été à l’affût du moindre jeu d’écriture, où les mots acquièrent la valeur que l’auteur veut bien leur donner. En laissant travailler ma conscience sur le destin déchiré et tempétueux de Dalia, j’ai l’impression d’avoir soudain eu une révélation sur l’universelle équivalence du tout et du rien, et je ne cesse de m’interroger sur le sens de l’existence.
Surfant sur le beau et ivre flot d’émotions, et en délaissant le côté moralisateur de l’évidence du message, je me laisse tanguer et m’emmener au pays de ces montagnes. Le mot d’ordre du roman c’est l’amour, cette émotion universelle sans laquelle l’humanité ne peut exister, l’amour plus fort et parmi tous. Avec son amour et son esprit angélique, avec son bouquet de prières dans les yeux, Dalia apparaît comme une élue des cieux sur les montagnes exilées. P. 115-116 : Que Dieu nous vienne en aide ! Gloire à Dieu ! (...) On aurait dit que le ciel s’éclaircissait au-dessus de nous et que cette étoile était une étoile enchantée qui nous montrait le chemin du salut.

Il n’y a rien de plus réellement artistique que d’aimer les gens. (Van Gogh)

Le livre est une porte d’entrée qui suscite l’envie de découvrir certaines coutumes du Kanun. Il fait partie d’un roman-mémoire dont le personnage « fictif » Dalia, raconte sa propre vie, qui se déroule au fil des pages et qui nous tient en haleine jusqu’à la fin. L’histoire est faite de rebondissements et d’épreuves, qui sont pour l’héroïne l’occasion de révéler ou d’affirmer ses qualités, au-delà des intérêts personnels, et lui permettent de retrouver un équilibre, valorisant la psychologie et la sincérité des sentiments du personnage. Je trouve dans ce livre une analogie avec les romans du XVIIIe siècle qui exaltent les personnages en tant qu’individus ayant des caractères propres, des sentiments, des désirs et un destin unique. Les intermittences de la douleur, les rares moments de bonheur, la fulgurance de la souffrance (p. 89 : Oh ! mon Dieu, qu’ai-je fait, malheureuse ! Qu’ai-je fait à mon fils ! Il est encore petit, pourquoi devrait-il vivre cette grande douleur ?), se lèvent contre les conventions du Kanun et finissent par donner une grâce exquise au personnage principal du roman, en pulvérisant ainsi des tabous moraux qui perdurent jusqu’à nos jours.

Surpris et dépaysé par les faits racontés, le lecteur devient réceptif à la magie de l’invention romanesque. Le roman nous offre un exemple qui permet de véhiculer un certain message, de poser un autre regard sur la femme et sur la société de l’époque. L’organisation du récit et le travail du style, donnent un souffle poétique au roman que le lecteur peut apprécier d’un point de vue émotionnel et artistique. P. 115 : C’était un regard inoubliable, interdit, à tel point qu’aucun mot de ce bas-monde ne peut l’exprimer. C’est là que j’ai réalisé le grand amour qu’il avait en lui.

« Il n’y a rien de plus réellement artistique que d’aimer les gens », disait quelque part Van Gogh. Dans cette optique le roman suscite des émotions esthétiques plongeant le lecteur dans la conscience des personnages. On s’attache à Dalia, cette femme de sacrifices, profondément bonne, prête à offrir son amour inconditionnel comme à une amie fidèle et sincère. Elle a un caractère bien trempé, que la vie, loin d’émousser, aiguise. Ses doutes et sa modestie, nous la rendent plus crédible, plus réelle. Comment une héroïne aussi parfaite ne pourrait-elle pas émouvoir les cœurs des lecteurs ?
Les dimensions de notre héroïne ne cessent de prendre à mes yeux de proportions telles que je la voie presque comme un des personnages des 12 Femmes d’Orient qui ont changé l’Histoire. Sans le moindre doute, à mes yeux, Dalia a une stature du même ordre. Qu’elles soient nées dans l’aisance ou la pauvreté, qu’elles aient vu le jour en Égypte, au Maroc, en Syrie, à Constantinople ou dans les montagnes du nord de l’Albanie, à toutes les époques, des femmes d’Orient ont su forcer le destin, envers et contre tous, et toutes à leur manière, ont laissé une empreinte indélébile dans le grand livre de l’Histoire humaine.

Le Kanun réduit l’humain à la vie nue

À chaque fois, un dénominateur commun : le courage. Le courage de femmes qui évoluaient dans un monde dominé et dirigé par les hommes, qui ne leur réservaient pas toujours une place égale à la leur, et pourtant, elles ont osé s’imposer. J’aime la façon dont le roman a été écrit, ses constructions et, surtout, la manière dont l’auteur nous fait voyager et nous fait croire à tout ce qu’il raconte. Il nous transporte car, tout simplement, c’est un condensé de vie, de courage et d’histoire. P. 119 : Quelle vie ! En effet, une vie trépidante. L’auteur a assurément trouvé une manière singulière de sublimer la douleur, de la rendre pure et idéale, de la transformer en beauté. L’écriture permet ainsi de se libérer dans les mots, pour faire exister bonheur et malheur, pour compenser en beauté les déceptions d’une réalité parfois dure à accepter. On dirait que le récit a été utilisé comme moyen pour faire prendre conscience aux lecteurs de l’existence de problèmes graves, ce qui rend le message encore plus percutant et en accentue la portée historique.

L’extrême violence suscitée par le système d’apparence rationnelle des lois du Kanun réduit l’humain à la vie nue. C’est vraiment intéressant de découvrir comment le personnage principal, Dalia, fait face à la souffrance, poussée à la plus extrême puissance, qui parfois n’a plus rien d’humain. La question qui se pose est : Comment pourrait-il y avoir une morale quand la dignité de l’individu est systématiquement détruite ? Comment pourrait-on encore se mettre en adéquation avec une norme sociale après des évènements si difficiles à supporter ? Les deux personnages femmes, Dalia et Mara, qui a priori nous apparaissent comme deux naufragées de leur propre existence, vivant des grands moments de solitude, noyées dans l’incompréhension, ont su s’extraire de la condition qui était la leur, pour construire une complicité inattendue, et voir leur destin converger inexorablement dans le temps, pour accomplir des choses incroyables. Infatigables, les deux ont aimé démesurément la vie, même si leurs espoirs étaient d’emblée anéantis, en sorte que la mort ne les effrayait plus. P. 123 : Mon Dieu ! Pourquoi m’a-t-on pris mon fils ! Qu’ai-je fait de mal ? Et tu m’as pris mon mari aussi… Pourquoi tu ne me prends pas moi aussi.

Aimer ce n’est pas un projet à construire, c’est l’instant qui nous éclaire.

L’auteur a le mérite de disséquer avec précision, d’une manière quelque peu aigre-douce parfois, ce qui les sépare, ce qui concourt à les désagréger, mais aussi à les souder. Dans leurs douleurs et leurs bonheurs, Dalia et Mara s’effacent pour ne plus exister qu’au travers d’une mystérieuse entité double, fondent l’une dans l’autre. P. 121 : ...la tête de Dalia posée sur la poitrine dévêtue de Mara (…) Mara seule pouvait alors soigner son cœur blessé. Prisonnières chacune de leur indicible douleur, les deux héroïnes vont chaotiquement se rapprocher pour tenter de survivre, et retrouver, malgré tout, le chemin de l’amour, car seul l’amour peut espérer là où la raison désespère, seul l’amour peut faire des miracles. Mais ce n’est pas facile, il faut avoir un grand cœur, car aimer ce n’est pas un projet à construire, c’est l’instant qui nous éclaire. Pour les deux héroïnes, cet instant était l’accouchement difficile de Mara. P . 83 : Depuis ce jour, entre nous un véritable amour est né… Nous étions toujours ensemble, nous ne nous séparions jamais. P. 101 : Nous nous aimerions autant l’une l’autre.

On ne naît pas homme, on le devient !

Le roman met en valeur, en dépit des souffrances, les qualités humaines de Dalia, de Mara et de Rexha, tissant ainsi une trame subtile de différentes formes qui permet à chacun de ces êtres brisés par l’histoire d’avoir des moments d’échanges humains, des échanges allant de la reconnaissance à la résilience, de la jalousie à l’amour. P. 116 : Rexha mordait ses lèvres pour ne pas hurler de douleur… Une nuit, c’était Mara qui veillait sur lui, une autre nuit, je les laissais ensemble et je riais de Mara, et de même, quand elle aussi s’en allait, elle riait de joie, en nous voyant tous les deux ensemble.
On ne naît pas homme, on le devient ! Les lois du Kanun, quasi-médiévales, aliènent l’homme, elles n’ont rien à voir avec les méthodes humanistes pour construire un homme épanoui, tant dans son corps que dans son esprit.
Rien n’est plus admirable, et ne fait plus d’honneur à la vertu, qu’un cœur en état d’offrir du secours, plein de bonté et de compassion, un cœur comme celui de Dalia et de Mara, qui au départ était si fermé à cause des évènements subis, pour s’ouvrir ensuite naturellement en présence de leurs destins, comme une fleur s’épanouit à la lumière du soleil. Ainsi peint, le tableau de ces deux destinées montre avec grandeur tous les aspects des sentiments féminins opposés à la froide raison. L’auteur affiche une sensibilité sismographique aux variations de l’intensité émotionnelle de ses personnages, à l’épaisseur de leur silence, tout en distillant leur résilience, que lui-même cherche à comprendre et à nous expliquer. Malgré le caractère étonnamment opaque du Kanun tel qu’il ressort de ce récit, l’auteur introduit l’idée d’une compatibilité et d’une complémentarité entre ce code de moralité et le spirituel dans la construction humaine. Il saisit cette opportunité pour expliquer un autre monde ou un autre temps et lever ainsi l’énigme aux yeux des lecteurs.

Mon cœur est puissamment ému par l’histoire du personnage principal, Dalia. Véritable fatum, l’infortune qui poursuit cette femme, la substance même de ses pensées, son silence qui pèse plus lourd que les paroles, nous plongent dans la mélancolie de ses malheurs et de ses bonheurs. Aimer, souffrir, se dévouer, se sacrifier feront toujours partie de la bible émotionnelle de la vie des femmes.

Le despotisme fait illégalement de grandes choses alors que la liberté parfois ne se donne même pas la peine d’en faire légalement de très petites (Balzac)

Dalia nous fascine par sa façon de comprimer les sentiments jusqu’à l’abstraction, et de faire de son cœur un sanctuaire dans lequel elle se retire en dérogeant à sa dignité et en avouant ses faiblesses. Son caractère, son humanité et la pureté de son cœur constituent les provisions morales des existences fortes, indispensables pour surpasser la solitude, tout en conservant la conviction que tout pouvoir humain est un composé de patiente et de temps. Le roman de Luan Rama me fait penser à Balzac quand il écrivait : « Le despotisme (des coutumes, en l’occurrence) fait illégalement de grandes choses alors que la liberté parfois ne se donne même pas la peine d’en faire légalement de très petites. » Quelle est cette vertu qui permet à Dalia de tenir, de surmonter les difficultés, de franchir tous les obstacles ? Comment fait-elle pour chasser de son esprit le sentiment envahisseur et féroce de la jalousie ?
Le fait que la justice humaine nous apparaisse parfois comme une faible image de la justice céleste, comme une pâle imitation de celle-ci appliquée aux besoins de la société, est troublant. Révoltant aussi. Le rythme du temps pour les personnages parait un peu ralenti, comme s’il devait épouser le lent écoulement des jours, suivre les méandres des évènements, ou se briser comme un puzzle en mille morceaux. L’écriture est fluide et imagée, les idées et les dialogues sont ciselés tout en finesse tandis que les sentiments sont exposés au lecteur de telle façon qu’il ne peut en sortir que bouleversé de cette mise à nu de l’âme meurtrie de ces deux femmes. Quant au ressort de la narration, c’est une sorte d’énigme, une quête indéfinie au départ, qui se construit graduellement et qui se dévoile à mesure que le récit progresse dans les péripéties de l’itinéraire qu’emprunte l’héroïne.

La présentation suit la linéarité de la structure, car le récit suit les pas du personnage principal, révélant chaque étape de son voyage comme le fragment d’un mystère insaisissable. Le roman gagne en densité sémantique par le jeu des figures de style et signes-symboles, enrichissant ainsi une imagination foisonnante, portée par la pertinence d’une écriture simple et concise, circonscrivant l’essentiel de ce que véhicule la fiction. Beaucoup de phrases nous renvoient à nos propres pensées, mais autrement que nous ne saurions le formuler. Même si sur le plan thématique ce roman peut contrarier nos habitudes de lecture au cours de ces dernières décennies, l’histoire de Dalia est une lanterne magique qui peut encore émouvoir, aspirer, instruire et moraliser.
Le roman est un trésor d’archéologie littéraire, un éloge d’authenticité absolue, plein d’aventures et de rebondissements, c’est une pépite à lire à tout prix !

Paris, le 18 mars 2022
Fulvia Dollmeni Shtepani

Notes

[1Traduit de l’albanais par Eloïse Le Petit, Paris, Fauves Editions, 136 p.