Blog • Du Congo à la Roumanie, « ce coin pourri d’Europe… »

|

Décidément, la Roumanie ne ressort pas grandie de la confrontation avec le Congo mise en scène dans La mer Noire dans les Grands Lacs. Mais ce premier roman d’Annie Lulu paru au début de cette année aux éditions Julliard n’est pas dépourvu d’ambiguïté.

Le « Grand félin » (Mobutu) accueilli par Ceauşescu à Bucarest en 1970

« Née en Roumanie, dans une société raciste et meurtrie par la dictature, Nili - l’héroïne du roman d’Annie Lulu - n’a jamais connu son père, un étudiant congolais disparu après sa naissance. Surmontant au fil des ans sa honte d’être une enfant métisse, Nili décide de fuir à Paris où elle entend, un jour, dans la rue, le nom de son père : Makasi. Ce sera le point de départ d’un long voyage vers Kinshasa, à la recherche de ses racines africaines… » La quatrième de couverture résume bien l’histoire de ce roman qui aurait pu être celle de l’auteure dans une autre vie, née à Iasi d’un père congolais et d’une mère roumaine, arrivée très jeune en France, selon les indications fournies par l’éditeur. Dans un long entretien accordé au critique littéraire roumain Dan Burcea, Annie Lulu raconte son arrivée en France avec ses parents quelques années après la chute du régime Ceauşescu et évoque « le souvenir flou d’un éden perdu, une sorte d’âge d’or lointain » qu’elle garde de son enfance roumaine. Après ses études de philosophie, elle décide de se consacrer à la littérature. Celui-ci est son premier roman. Pour être troublante, la similitude sur certains points des trajets de l’héroïne et de l’auteure n’est pas moins trompeuse. Depuis sa naissance, dans l’agitation des événements de décembre 1989, et jusqu’au départ pour Paris, le parcours de l’héroïne du roman relève d’un redoutable cauchemar reconstitué avec un réalisme qui donne la chair de poule au lecteur.

« J’aurais dû te noyer quand t’es née, j’aurais dû t’écraser avec une brique » : le roman commence par cette phrase entendue enfant par la narratrice. Sa venue au monde fait suite au refus du père de payer l’avortement, onéreux parce que strictement interdit en ce temps, réclamé par la mère. De surcroît, contraint par les événements de rentrer dans son pays, le père non seulement n’est pas là, mais ses tentatives d’entrer en contact avec sa fille sont torpillées par la mère de celle-ci qui renvoie systématiquement ses lettres. C’est après avoir enfin pris connaissance de ces lettres, que Nili raconte son histoire, à commencer par son parcours roumain marqué à jamais par l’hostilité du mode environnant en raison de sa couleur de peau. Les tentatives de sa mère de l’en extraire sont vains. Les deux en sortent, chacune à sa façon, encore plus isolées.

A plusieurs reprises, Nili tente de suggérer quelques circonstances atténuantes à ceux qui cherchent à la rabaisser : « Quand tu as grandi dans un pays qui a aboli l’esclavage des Rroms, c’est-à-dire des Tsiganes, sur son propre sol il y a à peine cent soixante ans, où la majorité des gens, élevés sous la dictature, n’a jamais vu un étranger de sa vie, et que ton père était un étranger privilégié, doté d’une bourse du gouvernement, venu de très loin, qu’il mangeait au restaurant tous les jours au moment où les autochtones vivaient aux tickets de rationnement et n’avaient jamais connu la saveur d’une orange, on te fait souvent savoir qu’on t’en veut. D’être différente, pour parler sans colère » (p. 20).

Bucarest, ville sépulcrale

Les blessures qui s’accumulent dans son cas sont cependant innommables et à elles seules justifient la charge contre la Roumanie, ce « coin pourri d’Europe » comme elle l’appelle à maintes reprises sur tous les tons (p. 68, 74, 81, 131, 134, 139 et 161). Si les incursions « politiques » dans l’histoire roumaine sont un peu courtes et d’un goût parfois douteux, sa détermination d’oublier la « solitude hideuse » à laquelle elle a été astreinte force le respect. « Là d’où je viens, se confesse-t-elle, tous ceux qui ne sont pas funambules, qui n’apprennent pas à glisser sur un corde tendue entre eux et l’autre – la majorité des gens au fond -, pour moi, maintenant, sont des connards » (p. 87). La confession de sa copine Michelle, de père togolais, au destin tragique, est plus fruste mais en dit long sur la condition des « mulâtresses » comme on les appelle en Roumanie : « OK, les mecs, la plupart, s’est des porcs (…) Ils ont leur petite Roumaine qui leur cuisine des sarmale et du bon lard à la maison, c’est ça qu’ils veulent, pas des meufs comme toi et moi qu’ils pourront jamais présenter à leur mère » (p. 83). Ses remarques acerbes sont d’autant plus percutantes qu’elles se font l’écho de la situation pour le moins complexe de ce pays et de ses habitants au cours des premières années de l’après-Ceauşescu. Voici le portrait qu’elle dresse de sa mère, Elena Abramovici, personnage énigmatique à plus d’un titre : « Elle babille avec brio et délicatesse au sujet de grands poètes nationaux comme Mihai Eminescu, ou surtout des fiertés littéraires de la Roumanie du XXe siècle, Emil Cioran, Mircea Eliade, tous ces bêtas pronazis fascinés dans leurs jeunesse par le Troisième Reich. Tu sais, mon chéri - écrit-elle en s’adressant à l’enfant qu’elle attend -, ces types, ils n’avaient rien contre la déportation des grands-parents d’Elena et de leur famille, au contraire, mais enfin, ces antisémites-là sont devenus des monuments nationaux, et Elena en est devenue un spécialiste » ( p. 30). Enfin, pour ce qui est du climat sinistre de ces temps dans la capitale « sépulcrale » (p. 81) roumaine, elle se rappelle : « A l’époque on ne trouvait rien dans les rares magasins, Bucarest était une ville fantôme dans la salle d’attente mortuaire de l’Occident, on manquait de tout… » (p. 38).

Le parcours roumain n’occupe qu’une petite moitié du roman, l’autre étant consacrée au retour au Congo sur le traces de son père. Entre les deux, il y a le séjour parisien qui lui permet d’échapper au regard malsain de ses anciens compatriotes : « Une voiture de métro à Paris, comment t’expliquer, c’est une sorte d’entonnoir de géographies, d’yeux étirés, de peaux ébène, de cheveux à la raideur charbon jouxtant les visages incroyablement hâlés d’autres femmes qui me ressemblent, personne ne me scrutait, ne me toisait, et moi, mon fils, je pouvais contempler tous ces visages » (p. 75).

Le Congo m’a guéri. Au bord du lac Kivu. Il m’a guérie de cette maladie du rejet

Puis un tournant s’amorce avec son départ précipité pour Kinshasa sur les traces de son père et de sa famille. Autant la charge contre la Roumanie raciste est inspirée et le livre mériterait d’arriver entre les mains des Roumains pour réaliser le mal qu’ils ont pu faire à l’Autre en le repoussant dehors, autant le retour aux sources est embarrassant et le réquisitoire à répétition contre le « monde pourri » roumain au départ, européen ensuite et, pour finir, tout simplement non africain prend des accents inquiétants dans ce sens qu’il s’accompagne d’une incantation inconditionnelle des vertus supposées de sa nouvelle patrie africaine. « Mais je n’étais pas communiste en réalité - fait dire l’auteure au père de Nili dans une de ses lettres - car comment pourrais-je ignorer l’absurdité de ce placage délirant d’une idéologie née de la prolétarisation de l’Occident sur la terre édénique de mes parents, où tout pousse dans l’abondance insouciante de nos forêts volcaniques, et où, pour que chacun vive, personne n’a besoin d’exploiter quiconque. Tu veux savoir ce qu’est être fertile ? Viens au Congo. Ce qu’est être immortel dans la chaîne ininterrompue des hommes ? Nais, grandis et vis au Congo » (p. 124).

Du « coin pourri d’Europe » qui avait provoqué sa révolte on glisse subitement vers ce qu’elle appelle « l’est du centre du monde », la région de Goma, au Congo, où Nili retrouve enfin la sérénité : « Le Congo m’a guéri. Au bord du lac Kivu. Il m’a guérie de cette maladie du rejet » (p. 155). Et c’est avec l’ardeur insufflée par sa révolte contre le « monde pourri » qu’elle investit désormais le pays de sa lignée paternelle, en s’engageant avec son nouveau compagnon dans la lutte menée jadis par son père contre « le grand félin », Mobutu, et en poursuivant le combat initié par son grand-père aux côtés de Patrice Lumumba, le héros et martyr de l’indépendance.

Par certains côtés, l’exceptionnalisme congolais porté aux nues par Nili n’est pas sans rappeler l’exceptionnaisme roumain qu’elle exècre. Avait-elle un autre choix que celui de passer du second au premier ? Apparemment non, si on suit l’auteure du roman. Et, cette dernière, n’aurait-elle jamais été tentée de faire elle-même le pas comme son héroïne ? Peut-être nous en dira-t-elle davantage dans un prochain roman.