Blog • Le jardin des délices de Slađana Nina Perković

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Slađana Nina Perković, Dans le fossé, Paris, Zulma, 2024 (traduit du serbo-croate par Chloé Billon), 272 pages. Sortie : le 1 février 2014.

Mladen Miljanović, Le Jardin des délices, Biennale de Venise, 2013, triptyque, gravure sur granit.
© Drago Vejnovi (courtoisie de l’artiste. https://www.mladenmiljanovic.com)

Pris dans les rets d’un récit mené tambour battant, on oublie bien vite l’avertissement qu’à l’exception de mémé Živana tout ne serait que fiction. Bienvenue en Bosnie « au milieu de nulle part » dans un « trou paumé » au sommet d’une montagne, le « trou du cul du monde ». Là où « les choses ne sont pas particulièrement logiques », où la rakija coule à flot et où résonnent encore les rythmes endiablés de Goran Bregović et son Orchestre des Mariages et des Enterrements. Dans le fossé offre le récit d’un enterrement rassemblant une famille tristement banale, tribu pour le moins hétéroclite dont le seul dénominateur commun est le besoin d’argent que promet d’assouvir l’héritage de la défunte tante Stana.

Résumé dans le texte : « La tante Stana s’était étouffée avec un morceau de poulet. L’oncle Radomir refusait d’aller à l’enterrement de sa propre femme, il y a eu des gémissements, des pleurs et une ascension jusqu’au cimetière du village. Il pleuvait, s’arrêtait de pleuvoir, puis recommençait à pleuvoir. C’était un enterrement tout ce qu’il y a de plus ordinaire, jusqu’à ce qu’il devienne un peu moins ordinaire. »

La description des funérailles – le déplacement, l’arrivée, les préparatifs, le cérémoniel, le repas funéraire et tout et tout – est un bijou qui à lui seul vaut le détour. Ambiance : « Le Pope, s’appuyant à la croix de bois, regardait dans le vague, quelque part derrière son épaule droite. L’oncle Radomir pendait comme crucifié entre le cousin Stojan et la Popesse. Tante Mileva guettait l’occasion de sauter sur tonton Loir pour lui prendre la bouteille de rakija pour le repos de l’âme. Les pleureuses poussaient un gémissement de-ci de-là, mais sans beaucoup de conviction. »

Bien évidemment, il ne s’agit pas de n’importe quel cimetière, mais d’un « cimetière typique de chez nous ». Et la narratrice de s’attarder sur les monuments funéraires pour le moins particuliers : « Les défuntes étaient représentées en robe d’été, devant leur maison ou dans leur jardin sous la vigne, qu’elles avaient toute leur vie durant cultivée avec soin et amour. Les défunts portaient le chapeau légèrement de biais, en mode un peu bohème, carabine à l’épaule, le pied sur le dos d’un ours fraîchement abattu ou adossés à leur tracteur. Une nouvelle ligne artistique était même apparue après la dernière guerre, qui représentait des jeunes hommes saluant joyeusement depuis leur char ou tenant fièrement un lance-roquettes sur l’épaule. Il y avait là des monuments à tomber par terre. »

On pense immanquablement à Mladen Miljanović – artiste bosnien, ancien graveur de pierres tombales – dont Le jardin des délices présente une centaine de motifs de pierres tombales au graphisme mentionné dans notre roman. Clin d’œil au Jardin des délices de Jérôme Bosch (1490-1500), tant le triptyque de Mladen Miljanović que le cimetière de Slađana Nina Perković deviennent un espace partagé unissant « la vie la mort », un étrange jardin communautaire imageant les paradis artificiels d’un postcommunisme autoritaire et nationaliste au goût suranné.

La narratrice accompagne le récit sur le ton décalé fait de modestie : « je ne suis pas Hemingway. Soyons réalistes, en gros, je fais de la figuration dans ma propre histoire » ; « et d’ailleurs, qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Une vieille femme dans un trou paumé s’est étouffée avec un morceau de poulet ? Qui ça peut bien intéresser ? Sans parler de tous ces personnages peu crédibles et de cette panique autour de l’enterrement. Rien de bien original. »

Le ton goguenard et l’autodérision de la narratrice qui accompagnent le récit de bout en bout ne doivent pas induire en erreur. Récit en apparence sans prétentions, il serait erroné de le prendre à la légère tant l’auteure joue subtilement des clichés. Le kitsch poussé à l’extrême n’empêche pas d’énoncer la « gravité existentielle » et la « décence commune » (common decency) des « gens du commun » chère à Orwell – avec une touche balkanique contribuant aux délices du roman.

À l’heure du repas funéraire, la tentative de suicide de l’oncle Radomir, mari de la défunte, relance le récit de plus belle. De fil en aiguille, la narratrice se trouve prisonnière de ce minable village perdu au bout du monde, d’une l’histoire familiale ahurissante dont seul le récit peut promettre un dénouement. En guise d’épilogue, la permanente mise en abîme du récit se trouve démultipliée par l’impression que « rien de tout cela n’était vraiment arrivé. » À la frontière du rêve et du réveil, dans le no man’s land du réveil, le rêve persiste et annonce la délivrance d’une souffrance : « Le fait que ce n’était qu’un rêve me donnait tout le courage du monde ». Et la narratrice de prendre la fuite par un vieux sentier villageois, pour trébucher et finir dans ce fossé d’où ce récit nous était conté.

Chute spectaculaire et fin de l’histoire, du rêve d’une fiction dont le récit permet, on l’imagine, de quitter « les mères, les pères, les mémés, les pépés, les frères, les sœurs, les parents proches et éloignés, les voisins et les amis » dont la seule vocation est « de vous empoisonner la vie. » Dans le fossé s’apparente à un règlement de compte d’un roman familial. Seule l’écriture permet de se défaire de l’emprise d’une mère toute puissante : « Je préférerais sincèrement m’arrêter ici. Je ne sais pas du tout ce qui me fait croire que ça pourrait être une histoire digne d’attention. Mais je vais continuer, et ce pour une seule et unique raison. Je veux clouer le bec de ma mère. »

« Victime collatérale de cette histoire catastrophique », le lecteur ne sort pas tout à fait indemne d’un roadtrip haut en couleur, autant hallucinant que burlesque. Il referme le livre porté par les derniers mots de la narratrice : « Je dois me mettre en route maintenant. Si je ne me dépêche pas, tout pourrait s’évanouir en fumée. »