Albanie : la révolte des étudiants en médecine

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Leurs études finies, beaucoup partent à l’étranger, à la recherche de meilleurs salaires... Le gouvernement veut donc introduire une loi obligeant les jeunes médecins à exercer cinq ans en Albanie ou à rembourser leurs études. Sauf que cette réforme a mis en grève la Faculté de Tirana. Reportage.

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Par Katerina Sula

© Gazetasi

Mise à jour - 14/11/2023 à 15h30 : La Cour constitutionnelle a suspendu l’application de la Loi votée par la majorité socialiste au Parlement.


Depuis le début du mois d’octobre, les étudiants de la Faculté de Médecine de Tirana sont mobilisés. Ils ont boycotté les cours, manifesté devant leur Université, le Parlement et le ministère de l’Éducation pour exiger l’annulation de la réforme qui les obligera à travailler pendant cinq ans en Albanie après l’obtention de leur diplôme. Selon eux, ce texte constitue une violation de leurs droits fondamentaux, notamment celui de choisir où ils souhaitent exercer leur profession.

Le Parlement avait approuvé le 6 juillet dernier la loi sur le « Traitement spécial des étudiants qui suivent le programme d’études intégré du deuxième cycle de médecine générale dans les établissements publics d’enseignement supérieur ». Ce texte introduit l’obligation pour les étudiants en médecine de travailler au moins deux à cinq ans après l’obtention de leur diplôme en Albanie, ou de payer des pénalités couvrant le coût de leurs études. Les étudiants ne pourront même obtenir leur diplôme définitif qu’après avoir travaillé cinq ans dans le système de santé albanais.

Le Conseil d’administration de la Faculté de médecine a fixé à 2500 euros le coût d’une année d’étude pour les étudiants qui, leurs études achevées, souhaitent retirer leur diplôme sans avoir à travailler en Albanie. Actuellement, les frais d’inscription annuels pour un étudiant en médecine varient de 22 000 leks (environ 210 euros) à 45 000 leks (430 euros), selon les notes obtenues à leurs examens. En dernière année, les étudiants ayant des résultats supérieurs à la moyenne sont exonérés de frais.

3000 médecins ont quitté l’Albanie en dix ans

Selon la Fédération des médecins albanais en Europe, plus de 3000 médecins ont quitté l’Albanie au cours de la dernière décennie, dont 1500 pour l’Allemagne. La situation n’est pas meilleure pour les autres professions de soignants : selon l’Association des infirmières, au moins 16 000 infirmières et aides-soignantes ont quitté le pays depuis 2019. Les candidats au départ se plaignent principalement des mauvaises conditions dans les hôpitaux, du manque de médicaments et des faibles rémunérations. Le salaire brut moyen d’un médecin en Albanie atteint 110 000 leks, un peu plus de 1050 euros.

Le Premier ministre Edi Rama a défendu la nouvelle loi en expliquant que les frais d’inscription d’un étudiant en médecine dans le public correspondent à un seizième du coût réel de son cursus. « Il n’y a aucune comparaison avec le coût des études en Allemagne. L’une des raisons du manque de médecins en Allemagne est d’ailleurs ce coût très élevé des études », fait-il remarquer. « Pourquoi ceux qui souhaitent étudier sans presque rien payer et obtenir un diplôme parce que le coût réel est couvert par les impôts, veulent tous partir directement en Allemagne ? Que rapporte le système fiscal albanais au peuple allemand ? La règle existe déjà à l’Ecole de la Magistrature : celui qui obtient son diplôme est obligé de travailler en Albanie pendant cinq ans. Pourquoi n’en irait-il pas de même pour la médecine ? »

« Obtenez votre diplôme et partez en Allemagne ! Mais si ce diplôme a été payé par les contribuables albanais, vous avez l’obligation de rembourser l’investissement qu’ils ont fait pour vous pour une période pouvant aller jusqu’à cinq ans... L’Europe a désespérément besoin de chair humaine et la plus grande compétition sera de savoir qui obtiendra le poste. Dans un tel secteur, nous ne pouvons pas rester assis en regardant partir nos étudiants », poursuit le chef du gouvernement socialiste.

Nous travaillons dans des conditions scandaleuses. Il n’y a pas de livres mis à jour. Nous cherchons tout sur internet, car les publications universitaires disponibles datent des années 2000 à 2005.

Dorina Gaçi est étudiante en cinquième année de médecine et fermement opposée à cette reforme. Avant de prendre de telles initiatives, le gouvernement devrait remplir certaines conditions pour les étudiants, estime-t-elle. « Nous travaillons dans des conditions scandaleuses. Nous ne disposons pas de salles au normes pour suivre nos cours. Le nouvel hôpital a été construit et aucun espace n’a été laissé pour l’apprentissage. Il n’y a pas de livres à jour. Nous cherchons tout sur Internet, car les publications universitaires disponibles datent des années 2000 à 2005. Avec cette nouvelle disposition, plus aucun médecin ne sera formé à Tirana. »

Ilir Alimehmeti, épidémiologiste clinicien, professeur à l’Université de médecine et membre de la Commission permanente de la santé auprès de l’Académie des sciences d’Albanie, affirme que le système de santé est en crise depuis dix ans.

Il identifie trois types de problèmes. « Le premier est celui des revenus. Nous avons les salaires les plus bas d’Europe, toutes catégories confondues de personnel médical. Le deuxième est le manque d’évolution de carrière, car les doctorats sont fermés depuis plus de onze ans, les spécialisations sont ouvertes, mais plus de 60 % sont bénévoles. Pendant quatre années de travail et de dévouement, les étudiants spécialisés ne sont pas rémunérés. » EIlir Alimehmeti évoque enfin « le rôle et la dignité du médecin ainsi que la sécurité au travail ».

Vers un accord ?

Les étudiants en médecine sont retournés en cours le 10 novembre, après que leurs demandes ont été satisfaites par la direction de l’Université. Lors d’une réunion avec le recteur de la Faculté de Médecine, Arben Gjata, les étudiants ont été assurés qu’il ne recevraient pas de contrat à signer jusqu’à ce que la Cour constitutionnelle se soit prononcée sur la conformité de cette nouvelle loi.

Les étudiants ont bon espoir que ces magistrats rendront une décision favorable à leur requête, mais se montrent prudents et déterminés. « Nous reprendrons le boycott des cours si le recteur ne tient pas sa parole », met en garde l’un d’eux, sous le couvert de l’anonymat. En plus des garanties reçues de leur Faculté, les étudiants veulent aussi rencontrer la ministre de l’Éducation, Ogerta Manastirliu qui n’a toujours pas accepté de recevoir leurs représentants.

Cet article est publié avec le soutien de la fondation Heinrich Böll Paris.