Marica Bodrožić

Tito est mort

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Par Mauro Cereghini, traduction : Vincent Doumayrou

« Au village, depuis des jours, on ne parlait plus que de cela. Le poste de télévision chauffait et Grand-père ne comprenait pas comment un homme qui venait de mourir et que l’on avait déjà mis en terre pouvait aller et venir sur l’écran »1. C’est ainsi que commence Tito est mort, recueil de nouvelles de Marica Bodrožić, jeune auteure allemande d’origine croate. Ces premières phrases nous permettent déjà de deviner quelques traits marquants du livre. Le regard d’abord, ce mélange d’innocence infantile et de détachement songeur qui donne un ton léger, presque ironique au récit. A lire le titre, on pourrait penser qu’il s’agit d’un travail consacré à la figure de Josip Broz, alias Tito, ou où du moins sa présence serait omniprésente. En fait, le premier récit, qui donne son titre au livre, est le seul des vingt-quatre nouvelles à évoquer quelque chose de vaguement politique. Le reste n’est que récit de vie, portraits de personnages simples ou bizarres de la Dalmatie des années quatre-vingt, parfois écriture fantastique et presque poétique. Des mots tels que Yougoslavie, Croatie ou socialisme n’apparaissent pour ainsi dire pas du tout dans le livre.

Histoires de village donc, tant il est vrai que c’est le grand-père, bien plus que Tito, qui s’avère être le héros du livre. C’est lui qui apparaît le plus souvent dans les récits rapportés par Marica Bodrožić enfant ou par la narratrice, et le livre se clôt par sa mort. Prélude à un passage à l’âge adulte de l’auteure – « les années lointaines de l’oubli étaient désormais perdues » - comme peut-être la mort de Tito l’a été pour son pays. Avec le grand-père disparaissent d’autres figures connues, à commencer par les parents, souvent partis au loin à cause du travail, l’oncle Joseph l’émigré, la tante Aurore qui perd deux enfants, les fiancés trahis Rado et Ana, ainsi que Lore la poétesse. Une petite Spoon River de l’arrière-pays dalmate, une chronique de village vue à travers les yeux curieux et naïfs d’une enfant, qui découvre le monde dur et arriéré des paysans2.

L’action du livre, comme on le découvre dès les premières phrases, se déroule dans les années quatre-vingt du vingtième siècle, dans un pays européen, à l’aube de l’ère numérique, et pourtant le monde paysan décrit ici peine encore à s’approprier l’objet télévisuel. Les gens affrontent la nature âpre qui les entoure, la suffocation de l’été, le gel de l’hiver, les serpents qui tuent. La campagne de la Dalmatie intérieure est aride, caillouteuse, inspire l’effort et le silence. « Les lois de ce pays maudit se faisaient plus évidentes à vos yeux, comme le fait que cette terre de personne prendrait définitivement possession de vous à moins de partir ». La mer n’est pas loin, on y embarque et on la traverse. Ou alors, on part travailler à l’étranger, comme les Gastarbeiter qui, à cette époque, faisaient vivre la Yougoslavie avec les envois d’argent à la famille restée au pays, tout en la vidant de ses cerveaux et de ses bras précisément dans ses régions les plus pauvres.

Ainsi, dans l’apolitisme poétique des récits des événements de l’arrière-pays, le lecteur peut recueillir des éléments annonciateurs de la catastrophe des années quatre-vingt dix, notamment la pauvreté matérielle et culturelle des régions rurales isolées, le sens de la solitude autistique, la pulsion de l’urbicide dont a parlé Bogdan Bogdanović. Cette rage qui pousse les habitants du village à dévaster les champs de Monsieur Kovinjski dans l’un des récits, L’amateur de lys. « Cette nuit-là, quiconque était pour les fleurs était contre le pays et ses habitants, et tous ces gens en colère ne pouvaient pas le tolérer »3.

La religiosité populaire, présente partout, constitue un autre trait saillant des récits. Marica Bodrožić enfant la respire, à l’intérieur comme à l’extérieur des maisons, tantôt avec curiosité et insouciance – « Je vivais tranquillement ces heures silencieuses et saturées d’encens » - tantôt en revanche avec crainte. Un catholicisme âpre et enraciné, que quarante années de socialisme n’ont pas fait plier. Une religiosité où celui qui survit à une morsure de serpent est maudit comme habité par le Malin, où se croisent rites sacrés et croyances populaires, contrôle social et invocations en vue de la récolte. Souvenons-nous que le phénomène de Medjugorje a commencé au même moment, et dans la même zone géographique.

Et enfin, mais il est plus correct de dire surtout, la nature. Les récits sont immergés dans la description des fleurs, des arbres, des insectes, des nuages, de la pluie… Les éléments matériels et animaux sont peut-être les protagonistes principaux, outre l’auteure enfant qui va découvrant le monde. Nostalgie d’une nature livrée à elle-même, mais plus encore des pulsions à sublimer la réalité, ou à imaginer d’autres mondes fantastiques. « Des orages se déchaînèrent et le vent n’épargna plus rien. Après son passage, plus rien n’était pareil. Je tombai et ma peau écorchée attirait les insectes. Je commençai à imaginer de posséder plusieurs corps (…). J’avais la nostalgie de mon corps envolé ».

Parfois, l’écriture se fait onirique, difficile à suivre car elle embrasse le registre poétique. Les mots deviennent les sons, les couleurs d’un récit qui avance par suggestions. Complexe, tortueux et créatif comme le définit Claudio Magris dans la préface, où il rend hommage à la capacité de l’auteure à utiliser l’allemand tout en gardant une lumière dalmate. La même capacité a servi, je crois, à la traductrice, pour cette première publication de Marica Bodrožić en italien, à mettre au compte de la maison d’édition Zandonai, toujours attentive aux ferments mittel-européens.

Une narration lyrique, pourrait-on dire. Conduite par un regard bienveillant sur le passé, et presque fait de regret. Mais en même temps traversée, dépistée, par les échos qui annoncent une tragédie à venir. Peut-être l’approche d’une adolescence, peut-être l’émigration vers l’Allemagne, peut-être autre chose. « Une nostalgie, quelque chose qui, dans les maisons étrangères, ne passe jamais ».

Édition originale allemande : Tito ist tot, Marica Bodrožić, Suhrkamp, Berlin, 2002.