Serbie : Tanjug, une agence de presse fantôme à la botte de l’État

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Officiellement dissoute en novembre 2015, l’agence de presse publique Tanjug continue toujours d’émettre ses dépêches, mais dans un total brouillard juridique et financier. L’agence est en effet bien utile pour la propagande du gouvernement d’Aleksandar Vučić.

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Par Nedim Sejdinović,

© Wikipedia

Le rapport de la Commission européenne sur le progrès de la Serbie en 2016 ne mentionne l’agence de presse Tanjug que dans une phrase... assez symptomatique. On peut y lire qu’elle devrait « clarifier sa situation juridique » et « ses moyens de financement » afin de « se mettre en conformité avec la réglementation en vigueur ». Traduit en langage courant, cela signifie que l’agence exerce ses activités sans aucune base légale et qu’elle se finance en puisant dans des sources mystérieuses.

On tombe aussi dans ce rapport sur des notes très critiques sur la liberté de la presse en Serbie, et Tanjug – même si le nom de l’agence n’est pas spécialement mentionné – peut en être un bon exemple : il n’y a pas de place pour le pluralisme dans les médias serbes, ni pour la pensée critique. Les médias sont de fait largement contrôlés par le monde politique et il n’y a pas de distinction entre les activités du Parti progressiste serbe (SNS), la formation du Premier ministre Vučić, et celles de l’État. Beaucoup de cas d’autocensure sont également relevés.

Rappelons qu’il y a un peu plus d’un an, toutes les bases juridiques qui encadraient le fonctionnement de l’agence Tanjug ont sauté. Selon la loi sur l’information et les médias, pour se remettre sur pieds, l’agence devrait trouver un acheteur ou un partenaire stratégique. Cette cessation d’activité a été agencée dans le cadre de l’initiative qui vise à « libérer la sphère médiatique du joug de l’État ». Selon la loi et ses dispositions transitoires, le règlement sur le fonctionnement de l’agence aurait dû être abrogé au plus tard le 31 octobre 2015 et les conséquences juridiques de l’extinction de ce média public auraient dû être définies par le gouvernement serbe.

L’acte d’abrogation de la loi a été adopté le 3 novembre et il est titré : « Décision sur les conséquences juridiques de la cessation d’activité de l’entreprise publique Tanjug ». Il a été annoncé que les dernières dépêches produites par Tanjug seraient publiées le 5 novembre 2015. Mais un an plus tard, cette agence d’État travaille toujours à temps plein. Dans les milieux diplomatiques, tout le monde la surnomme « Undead ».

La fin de Tanjug est une conséquence logique de la mise en œuvre de la loi sur les médias votée presque à l’unanimité et acclamée par tous les partis politiques en août 2014 au Parlement. Elle est aussi la conséquence de la passivité des dirigeants de l’agence, qui ont refusé de prendre des décisions pour la sauver, ainsi que leurs employés.

Même si la fin de Tanjug semblait logique, tout le monde a semblé étonné d’apprendre la fermeture de l’agence en novembre dernier. Le plus « stupéfait » n’était autre le Premier ministre Aleksandar Vučić. Ce dernier a interpelé publiquement le ministre de la Culture et de l’Information, Ivan Tasovac, et son secrétaire d’État, Saša Mirković, ouvrant la voie à l’abandon complet de la réforme des médias, dont le plus visible symbole est Tanjug.

Au service du pouvoir

Il est pourtant difficile de croire qu’Aleksandar Vučić était sincèrement surpris. On a plutôt tendance à croire que le cabinet du Premier ministre et son parti avaient décidé que Tanjug devait survivre, car l’agence jouait son rôle de levier important dans l’exercice du pouvoir. On peut penser que c’est pour cette raison que la décision du gouvernement de fermer Tanjug est restée lettre morte, qu’il n’y a aucun délai officiel fixé et qu’aucune sanction n’est prévue si elle continue à exercer. Tanjug se retrouve ainsi dans une position bancale. L’agence a un statut illégal, sa survie ne dépend que de la volonté politique d’un seul homme. Cette combinaison est gagnante, tant pour le pouvoir que pour les dirigeants de l’entreprise : le gouvernement s’est fabriqué un fidèle allié. Dans cette configuration, « les lois ne sont bonnes que pour les opposants », comme le disait, au début du XXe siècle, le Premier ministre Nikola Pašić.

Pour une agence qui a fermé, Tanjug fonctionne très bien et l’État y dépense allègrement l’argent du contribuable serbe. Selon l’enquête du portail FairPress.eu, un consortium d’organisations non-gouvernementales de la région, les institutions serbes ont transféré plus de 135 millions de dinars [environ 1,1 million d’euros] à cette institution en neuf mois. Les ministères du Travail et de la Culture, les villes de Belgrade et de Novi Sad on également transféré de l’argent sur le compte de l’agence, ainsi que l’Agence pour la sécurité routière et bien d’autres. Bien qu’il s’agisse pour la plupart du temps d’échange de biens et de services, il est clair qu’il s’agit d’une action concertée pour outrepasser les lois et financer un organisme utile au pouvoir.

Il est intéressant de noter que Tanjug arrive même à faire du profit alors que l’agence n’existe pas de façon officielle. Selon l’annonce du comité de direction du 11 juin 2016, Tanjug a réalisé 34 119 912 dinars de bénéfices [environ 280 000 euros], répartis entre l’État et l’agence. L’État a donc réussi à récupérer un peu de l’argent qu’il avait versé à Tanjug. Les employés, quant à eux, ont tous été renvoyés, mais ils continuent à travailler. L’activité de Tanjug est en contradiction totale avec la plupart des règlements et des lois.

Autorités divisées, intérêts partagés

Tanjug n’est que la partie visible de l’iceberg du non-respect des lois sur la presse, et il ne s’agit pas le seul média de Serbie qui continue à exercer sans aucune base juridique. Les lois sur les médias ne sont pas respectées dans ce pays, et il serait illusoire de penser que ce gouvernement va faire respecter des dispositions qui pourraient réduire l’influence politique du parti et de l’État sur les médias. On peut dire néanmoins qu’une forme d’ordre a été établi – un ordre totalitaire.

Dans un cadre de concurrence féroce, le cas de Tanjug est aussi le meilleur exemple de l’inertie des autorités. Personne n’a rien fait pour trouver un acheteur ou un partenaire stratégique à l’agence, et les deux appels d’offre lancés l’année dernière sont restés sans réponse. La direction de Tanjug a résolument refusé de faire quoi que ce soit pour se moderniser, trouver des solutions pour sa survie et son développement, abandonner sa position confortable d’agence d’État qui règne de manière injuste sur le marché et continue à soutirer des fonds publics.

Le nouveau ministre de la Culture et de l’information, Vladan Vukosavljević, souhaite selon toute évidence garder la main sur Tanjug. Il est pourtant obvie que le ministre est incompétent, et on est actuellement à la recherche d’un secrétaire d’État ou d’un adjoint qui serait chargé de mettre en œuvre cette politique. Cela ne sera pas facile si l’on veut vraiment respecter les règles européennes, mais qui nous garantit que l’Europe soit vraiment notre destination ?

Il serait utile que l’institution nationale de contrôle s’intéresse de plus près à ce qui se passe à Tanjug. L’agence peut aussi être une source d’inspiration pour les journalistes d’investigation et les autres médias semi-publics comme Politika et Večernje novosti. Le cas de Tanjug, tout comme l’affaire Savamala qui n’a pas été mentionnée dans le rapport de la Commission européenne, ne sont que des preuves de l’absence d’État de droit en Serbie.


Cet article est produit en partenariat avec l’Osservatorio Balcani e Caucaso pour le Centre européen pour la liberté de la presse et des médias (ECPMF), cofondé par la Commission européenne. Le contenu de cette publication est l’unique responsabilité du Courrier des Balkans et ne peut en aucun cas être considéré comme reflétant le point de vue de l’Union européenne.