Archéologie en Serbie : Vinča, la découverte d’une civilisation disparue

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Une métropole néolithique ensevelie a été découverte en Serbie. Vieille de 6500 ans, une armée d’argile gisait à Stubline, à quelques kilomètres de la capitale serbe, le long du Danube. Retour sur une civilisation disparue, la civilisation Vinča, avec Adam Crnobrnja, conservateur du département d’archéologie du Musée de la ville de Belgrade.

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Traduit par Jovana Papović

CC Arbenllapashtica (Wikipedia)

La région que nous habitons aujourd’hui a connu une catastrophe voilà près de 6500 ans. Toute une civilisation – la culture Vinča – a disparu dans de grands incendies. Ceux-ci ont-ils été provoqués par les expéditions de conquête de « nouveaux peuples » ? La vraie cause de l’extinction de cette civilisation nous est aujourd’hui inconnue. Peut-on, tant d’années après, en comprendre les raisons ? Une culture développée a cessé d’exister en ne laissant derrière elle que des traces, dont certaines sont restées intactes jusqu’à ce jour parce que, justement, elles ont été exposées aux flammes. Les découvertes récentes offriront peut-être des pistes intéressantes pour comprendre ces évènements antérieurs à l’invention de l’écriture.

À une quarantaine de kilomètres de Belgrade, aux alentours d’Obrenovac, à Crkvine, se trouvent les restes d’un village néolithique. Malgré les fouilles archéologiques qui ont eu lieu en 1967, on a récemment appris qu’il s’agissait d’un site de culture Vinča, exceptionnellement bien préservé.

Les recherches à l’aide d’un scanner géomagnétique réalisées par l’Institut pour la protection des monuments culturels de Belgrade et le Musée de la Ville de Belgrade en 2007 et 2008 ont permis de ressusciter des pans entiers du passé. Grâce à cette méthode, il est possible d’observer les traces des constructions des maisons néolithiques et de découvrir un étonnant complexe de structures d’aménagement où vivaient plusieurs milliers de personnes.

La question est de savoir si nous découvrirons un jour comment et pourquoi toute la civilisation Vinča, et ce village avec elle, ont disparu.

Adam Crnobrnja, conservateur en chef du département d’archéologie du Musée de la ville de Belgrade, et l’un des organisateurs des fouilles, tente de reconstituer les évènements qui ont précédé la destruction de la ville néolithique. « Grâce aux odeurs des marécages et grâce au vent, on a pu sentir qu’il y avait un incendie. Les villages aux alentours étaient la proie des flammes. Dans une maison de la périphérie, quelques hommes assis autour du poêle se préparaient à faire face au danger. Ils n’étaient pas des adeptes de la guerre, mais elle ne leur était pas non plus inconnue. Ils manipulaient des figurines en argile de guerriers armés, planifiaient les déplacements des clans avant la bataille et se préparaient pour le rituel qui leur assurerait la victoire. Le grand autel derrière eux était prêt pour le début du rite. 6500 ans plus tard, nous savons que la ville n’a pas survécu. Des milliers d’habitants ont disparu sans laisser de traces. C’est l’une des versions de l’histoire de la ville néolithique de Crkvine. Elle n’est pas forcément juste. La question est de savoir si nous découvrirons un jour comment et pourquoi toute la civilisation Vinča, et ce village avec elle, ont disparu. »

Selon Adam Crnobranja, « lorsqu’il est question de travaux archéologiques en Serbie, il est rare que l’on reçoive l’argent nécessaire. Comme nous ne disposions que de moyens financiers réduits, nous avons choisi de commencer notre recherche sur les sites les plus petits. En fonction des recherches géomagnétiques effectuées auparavant, nous avons choisi vingt emplacements possibles. Dans la mesure où le terrain sur lequel se trouvait le village néolithique est séparé en quelques 70 parcelles de propriété privée, il arrivait souvent que quelqu’un se plaigne quand on y creusait. Il restait alors la possibilité de déterrer une petite maison effritée située à la périphérie du village. Les fouilles ont duré quarante jours et, à la fin des travaux, une surprise nous attendait. Nous avions presque dépensé tout le budget à notre disposition. C’était au début du mois de décembre 2008, les premières neiges commençaient à tomber, lorsque nous avons fait une découverte inhabituelle : un groupe de 46 figurines ! Nous avons tout de suite remarqué que chacune possédait un petit trou percé dans son côté droit. Nous avons aussi découvert onze modèles d’outils, également percés. Grâce leur agencement et à la grandeur de l’ouverture du trou, nous avons pu savoir quel outil appartenait à quelle figurine. On a reconnu les modèles d’outils en les comparant à d’autres outils déjà retrouvés, comme par exemple la hache-marteau (qui est caractéristique de Vinča et qui pouvait avoir diverses utilisations), les couperets ou les haches. Les figurines étaient sur le sol entre le poêle et le grand autel, avant l’incendie. Elles étaient disposées en petits groupes. Au milieu du groupe central se trouvait une figurine tout à fait spéciale, presque deux fois plus grande que les autres. Elle tenait un objet arrondi. Est-ce un outil, une arme ou un sceptre, signe d’un pouvoir autoritaire ? »

Si nous avions trouvé n’importe laquelle de ces figurines indépendamment, et non dans leur disposition et à la place originale où elles se trouvaient il y a 6500 ans, nous n’aurions pas saisi leur unicité.

Les recherches ont prouvé que les membres de la culture Vinča étaient pacifiques. C’était des agriculteurs et des éleveurs qui pratiquaient la métallurgie et le commerce. Des proies faciles pour une communauté guerrière et armée... « Je dirais que cette composition de figurines ressemble d’avantage à un groupe de guerriers qu’à un groupe d’agriculteurs, mais ce ne sont que des suppositions », explique Adam Crnobranja. « Ce qui importe, c’est que ce groupe de figurines nous suggère l’existence d’une hiérarchie dans cette société. Nous n’en avions jamais eu la certitude. De quelle façon étaient-ils organisés ? Une société égalitaire ou un ensemble de familles étendues ? »

« Dans la même maison », poursuit-il, « nous avons trouvé une construction qui sert à moudre le blé. J’insiste sur le fait qu’il s’agit là d’une construction, car il existe des dizaines de trouvailles de petites meules en pierre qui étaient transportables. C’est la première découverte d’une construction complète de meule à grain fixe dans la culture Vinča. Nous avons aussi trouvé un autel, ou plutôt un objet fixe à grand récipient. J’ai essayé, en me déplaçant dans les ruines peu profondes des murs de la maison, d’imaginer comment on y vivait, comment on s’y déplaçait. Les figurines diffèrent des autres figurines de la dernière période de la culture Vinča. Leur forme très simple, rapidement sculptée, rappelle le héros du dessin animé La Linea. C’est aussi la première fois que nous avons découvert un groupe aussi nombreux de figurines. Cette découverte à Stubline illustre l’importance du contexte dans lequel nous exhumons les artefacts. Si nous avions trouvé n’importe laquelle de ces figurines indépendamment, et non dans leur disposition et à la place originale où elles se trouvaient il y a 6500 ans, nous n’aurions pas saisi leur unicité. »

Selon Adam Crnobrnja, « l’importance de la découverte du site de Vinča, d’après lequel une civilisation entière reçut son nom, est infinie. Rien de tel n’a été trouvé en aucun des lieux où cette civilisation a existé. Malheureusement, la localité de Vinča est entourée de constructions modernes et, à cause de la négligence de l’État et des collectivités locales, elle n’a pas reçu le statut qui lui permettrait d’être uniquement dédiée à des fouilles archéologiques. En planifiant les fouilles, nous avons décidé de commencer par des méthodes non destructrices, des enregistrements géomagnétiques et électriques qui n’avaient jamais été effectués dans notre pays sur une localité néolithique d’une aussi grande surface. Puisque le village s’étale sur seize hectares, qu’il n’y a pas de constructions modernes à cet emplacement et que le village de culture Vinča a disparu dans un grand incendie, nous avons choisi la méthode d’enregistrements géomagnétiques comme une première étape pour les recherches à venir.

Aire de répartition supposée de la civilisation Vinča
© Wikipedia / Creative Commons

Une société hautement hiérarchisée

Après un siècle d’étude de la culture Vinča en Serbie et dans les pays alentours, nous avons constaté pour la première fois qu’il s’agissait d’une société hautement hiérarchisée. J’ai remarqué cela aussi dans l’organisation spatiale des villages des alentours et leur relation avec Crkvine à Stubline. C’est la première fois que nous voyons le plan d’un village Vinča, la disposition d’une centaine de maison et l’organisation spatiale des lieux.

À côté des maisons, accolées et alignées (éloignées les unes des autres de deux à trois mètres), on peut remarquer cinq à six espaces que l’on peut qualifier de « place ». Un village avec un niveau d’organisation aussi élevé, sur une aussi grande surface, présuppose une construction sur la base d’un plan archaïque, un certain niveau de développement économique, une collaboration interne au sein de la collectivité. Ainsi, nous pouvons peut-être qualifier cette civilisation de « proto-urbaine ».

Les fouilles que nous commençons maintenant nous apporteront de nouvelles découvertes, mais nous pouvons d’ores et déjà constater l’existence de quelques grandes maisons dont la surface va jusqu’à 120, 150 m2. Il est important de rappeler qu’après l’incendie et l’abandon des lieux par ses habitants, des localités aussi structurée ne verront le jour que des milliers d’années plus tard, pendant la période romaine.

Il y a peu, je me suis adonné à une petite expérience : j’ai montré le plan du village de Stubline à l’une de nos urbanistes en lui demandant son avis et en lui cachant qu’il s’agissait d’un groupe de maisons datant du néolithique. Elle a tout de suite conclu après avoir vu la disposition des maisons que « ce village ne se situait vraisemblablement pas en Serbie ». La Serbie entière ressemble aujourd’hui à un village éparpillé, avec des maisons construites à côté des routes, des ressources qui sont utilisées n’importe comment, des grandes maisons inachevées, sans organisation claire – plusieurs bourgades n’ont même pas de véritable centre, de place, autour desquels les gens peuvent se retrouver. Tout cela existait dans le village Vinča de Crkvine à Stubline ».

Seul l’homme ordinaire subsiste.

« Il est important de continuer les fouilles à Stubline », insiste Adam Crnobrnja. « Cette année nous allons faire de nouveaux enregistrements géophysiques et de toute évidence les fouilles financées par la ville de Belgrade seront reprises. Le but est de mettre à jour une maison et de vérifier les indices qui supposent l’existence d’une nécropole ou de fosses qui entouraient le village. Quant au futur, nous souhaitons la construction d’un musée à ciel ouvert. Les fouilles peuvent encore durer plusieurs décennies, mais sans donner vie à cet espace en le rapprochant des visiteurs, il est difficile de s’attendre à ce que naisse dans la société la conscience de son importance à l’échelle européenne, voire mondiale.

Le musée de la ville de Belgrade cherche à financer les recherches des localités avoisinantes, sur le territoire de Belgrade, qui regorgent de trouvaille de la période Vinča. N’oublions pas que Jablanica, non loin de Mladenovac, fut la première localité de culture Vinča sur laquelle l’archéologue Miloje Vasić réalisa des fouilles avant la découverte de Vinča. Tout comme le village datant de la même période et qui se trouve à Banjica, presque au cœur de la capitale serbe, et qui est aujourd’hui complètement détruit par les constructions illégales. La société s’est comportée avec une négligence extrême envers ce peuple ancestral.

Enfin, il faut garder en mémoire que, de tout temps, seul l’homme ordinaire subsiste, qui a depuis toujours les mêmes envies – la recherche de la sécurité, le besoin de boire et de manger, d’aimer et d’être aimé. La peur et la douleur des « Vinčaniens » étaient aussi douloureuses que celles que ressent un homme moderne. Les gens pensent souvent que les archéologues recherchent des cailloux, des objets morts, mais nous essayons avant tout d’observer l’Homme dans le temps et l’espace. »