Roumanie : Gheorghe Burnei, le pédiatre vedette était en fait un « docteur Mengele »

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Gheorge Burnei était considéré comme l’un des plus grands chirurgiens pédiatres de Roumanie. Il dirigeait même le Conseil des spécialistes auprès du ministère de la Santé. Jusqu’à ce que le site d’investigation Casa Jurnalistului brise l’omerta et révèle les douteuses expérimentations médicales que « l’hommes des miracles » menait sur les enfants qu’il opérait. Récit d’un scandale national.

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Par Florentin Cassonnet et Laura-Maria Ilie

D.R.

La ligne est mince entre la naïveté, la négligence, l’aveuglement volontaire, la peur de se mettre en danger et la complicité criminelle. Or ce sont là les maillons de la longue chaîne collective qui a permis au chirurgien pédiatre Gheorghe Burnei, 64 ans, de perpétrer pendant près de vingt ans ses expérimentations médicales sur les enfants qu’il opérait. La ligne est mince, encore, entre l’esprit pionnier, l’art de faire avec peu, le charlatanisme et la pratique criminelle. Et c’est seulement en rentrant dans le détail des cas médicaux que l’on peut comprendre où se situe le docteur Burnei.

Le cas d’Amira est l’un des plus anciens. Elle a un an quand elle se fait diagnostiquer sa luxation congénitale de la hanche. La pathologie est fréquente et la procédure standard – qui consiste à placer l’os dans une prise et à immobiliser la jambe – a de grandes chances de succès.

C’était en 1998 et Gheorghe Burnei dirigeait déjà l’unité de pédiatrie orthopédique de l’hôpital Marie Curie, à Bucarest. Surtout, il était célébré par les médias nationaux comme « homme de miracles », « pionnier de la médecine », « ange des enfants »... « Un saint sur Terre » [1] qui a sacrifié une grande carrière à l’étranger pour se consacrer à ses concitoyens. C’est pour cette réputation quasi-divine qu’Emilia, la mère d’Amira, l’a choisi pour opérer sa fille. On lui avait dit : « On a trouvé un docteur, c’est le meilleur de Roumanie ». À l’époque, jamais elle n’a pensé à demander l’avis d’un autre chirurgien.

Gheorghe Burnei, lui, n’expliquait jamais à ses patients la teneur des opérations qu’il allait réaliser [2]. Pour soigner Amira, au lieu de s’en tenir à ce qui se faisait et marchait ailleurs, il a préféré briser l’os du bassin en deux pour y poser un implant en Bioglass. Ce matériau est effectivement utilisé en orthopédie, mais pour combler des cavités osseuses causées par des tumeurs – et en aucun cas pour des luxations de hanche. C’est en tout cas ce qu’ont affirmé plusieurs chirurgiens orthopédiques rencontrés par la journaliste Luiza Vasiliu lors de son enquête.

Elle était toute tailladée, le lit plein de sang.

Amira a été opérée onze autres fois en 17 ans, toujours pour corriger les conséquences de l’expérimentation initiale, chacune des interventions brisant un peu plus la fille et sa mère, physiquement et moralement. Le Dr. Burnei a même été jusqu’à opérer la jambe droite d’Amira, qui était saine et n’en avait pas besoin.

La plus traumatisante des opérations a été la pose d’un fixateur externe pour allonger la jambe gauche d’Amira dont la croissance s’était arrêtée. L’appareil coûtait 5000 euros, Emilia a mis deux ans à rassembler l’argent, empruntant autour d’elle. Gheorghe Burnei l’a alors envoyée acheter l’appareil auprès de Murat Gonencer, le directeur d’Argonmed, avec qui il avait son petit partenariat informel. Le rendez-vous eut lieu dans une petite ruelle, à l’abris des regards, dans une voiture. Car le Dr. Burnei faisait payer le matériel chirurgical aux familles, même quand celui-ci pouvait être pris en charge par l’État.

Une fois encore, le pédiatre ne livre aucune explication sur l’opération. Ce n’est que le lendemain matin qu’Emilia découvre avec horreur les quatorze tiges de métal qui traversent la jambe de sa fille, du bassin jusqu’au-dessous du genou. Le Dr. Burnei renvoie la mère et la fille chez elles, mettant en garde Emilia contre les risques d’infection élevés et la somme d’être très prudente quand elle nettoiera les plaies de sa fille. « Si sa jambe s’infectait, je n’aurais plus eu qu’à aller me pendre », se souvient-elle. Quand le fixateur est retiré, dix mois plus tard, Amira se retrouve de nouveau en unité de soins intensifs avec une nouvelle tige de métal dans son fémur, qui s’est fracturé à cause du fixateur. « Elle était toute tailladée, le lit plein de sang », raconte Emilia. « J’ai toujours été une battante mais là j’ai craqué, je suis littéralement tombée par terre. »

Combien de vies comme celle d’Amira ont été brisées, combien de familles ont été affectées par la pratique du Dr. Burnei ? La journaliste Luiza Vasiliu, dans le troisième épisode de sa très solide enquête, détaille onze cas de patients du Dr. Burnei, chacun étayé par l’avis médical d’autres médecins spécialistes dont certains ont récupéré des enfants que le Dr. Burnei avait (mal)traités. Les mêmes éléments et protagonistes reviennent pratiquement à chaque fois : Burnei reçoit à la clinique privée Carol Davila, pour des consultations expresses à 400 lei (90 euros), des familles (principalement modestes), qui viennent le voir pour sa réputation médiatique de chirurgien exceptionnel ; il penche quasi-systématiquement en faveur de l’opération chirurgicale.

Le pédiatre s’assure ensuite que la famille peut payer le matériel chirurgical et, le cas échéant, l’envoie trouver Murat Gonencer, d’Argonmed, pour se procurer le matériel en question, non répertorié et hors des circuits de sécurité sociale. l’opération a lieu à l’hôpital public Marie Curie de Bucarest ; les parents se retrouvent parfois à dormir sous le lit d’hôpital de leur enfant et se font réveiller tous les matins pour le bakchich de la journée, sans quoi leur enfant ne sera pas bien soigné. Quant aux opérations du Dr. Burnei, elles sont présentées comme des « premières médicales en Roumanie ».

Andreea par exemple, souffrait de scoliose et d’amiotrophie spinale quand elle a eu le « privilège » d’être opérée par « l’ange des enfants ». Elle avait huit ans et les chaînes de télévisions et journaux nationaux se relayaient à l’hôpital pour l’interviewer elle et sa mère. Le jour de l’opération, le Dr. Burnei avait choisi, cette fois encore, de recourir à un procédé inhabituel pour redresser la colonne vertébrale de la fillette.

Andreea est morte sur la table d’opération. Plus un mot des médias. Le rapport d’autopsie fait état du caractère inutile, extrême et agressif de l’opération qui n’était certainement pas recommandée dans le cas d’une amiotrophie spinale. Le Dr. Burnei avait en outre introduit une vis dans la moelle épinière, ce qui aurait engendré la paralysie de la fillette si elle avait survécu. Quand la mère d’Andreea a reçu le rapport médico-légal répertoriant les erreurs et la futilité de l’opération, elle est allée trouver le Dr. Burnei pour avoir des explications. Il lui a dit : « Tu es jeune, tu peux avoir un autre enfant. Et puis, elle serait morte de toute façon ». Car Gheorghe Burnei n’a jamais tort. Et d’ajouter, comble du cynisme : « Tu as vu comme elle était droite [dans le cercueil] ? »

Il était obsédé par l’idée d’inventer quelque chose. N’importe quoi.

Comment un tel praticien a-t-il pu se retrouver à la tête du Conseil des spécialistes auprès du ministre de la Santé et vice-doyen de la Faculté de médecine de Bucarest ? Parce qu’on aurait tort de croire que le cas du Dr. Burnei est celui d’un loup solitaire. Au-delà de ses odieuses expérimentations médicales, sa pratique est celle de nombreux médecins en Roumanie : bakchichs, sans quoi l’opération n’a pas lieu, aucune information des malades, abus du pouvoir que confère la position sociale liée à leur fonction. Voilà pourquoi personne n’a osé parler pendant des années. Les internes qui travaillaient sous ses ordres étaient dans une position de dominés et risquaient leur carrière s’ils le dénonçaient ; ses pairs avaient une éthique si peu éloignée qu’il eût été hypocrite de la dénoncer. Aussi, en Roumanie, avant de dénoncer un confrère au Colegiul Medicilor (l’équivalent de l’Ordre des médecins), le code éthique oblige le plaignant à écrire une lettre au médecin en question pour le prévenir et expliquer son geste.

Il aura donc fallu l’intervention Luiza Vasiliu pour briser l’omerta autour du Dr. Burnei. Après la publication du premier volet de son enquête le 9 décembre 2016, les langues ont commencé à se délier. Des parents qui s’étaient retrouvés dans des situations similaires l’ont appelé pour lui confier leur histoire. Des médecins qui avaient pris en charge des enfants que Gheorghe Burnei avait opérés ont dénoncé la nature expérimentale et inutile des opérations qui avaient souvent handicapé les enfants à vie. Rares sont ceux qui ont souhaiter quitter le terrain de l’anonymat, toutefois. Roman Marchitan a eu ce courage. Aujourd’hui chirurgien orthopédique à Marmande, il a été interne à l’hôpital Marie Curie de Bucarest, sous la direction du pédiatre. Il écrit : « Burnei a inventé une sorte de médecine parallèle, opposée à toute logique médicale, marchant sur les malades sans aucun remord. [...] Il était obsédé par l’idée d’inventer quelque chose. N’importe quoi. » Et plus loin : « Je vous assure que tout le monde [dans le corps médical] savait ce qu’il se passait ».

Le dénoncer ? Mais à qui ? À la police ? Je ne pouvais pas le dénoncer...

« Tout le monde savait » d’autant plus que l’association Daruieste aripi (Donne des ailes) a aidé, depuis sa création en 2011, une quarantaine d’enfants opérés par le Dr. Burnei à bénéficier d’une seconde opinion médicale et 20 d’entre eux de chirurgies réparatrices à l’étranger. Alina Vasea, la directrice de l’association, rapporte les réactions « abasourdies » des médecins quand ils découvraient ce que Burnei avait fait aux enfants. Et quand Le Courrier des Balkans lui a demandé si, voyant les cas s’accumuler, elle avait pensé à saisir une institution compétente pour le dénoncer, elle a répondu : « Le dénoncer ? Mais à qui ? À la police ? Je ne pouvais pas le dénoncer... Je savais qu’il y avait un problème mais je n’avais pas les moyens de le résoudre ».

Quand Gheorghe Burnei a appris l’existence de son association en 2012, il l’a immédiatement appelée pour l’accuser de lui voler ses patients et d’avoir des intérêts financiers cachés. Elle lui a alors proposé une collaboration entre lui et les médecins étrangers (principalement en Allemagne et en Italie) « dans l’intérêt des enfants ». Car la procédure pour envoyer un patient se faire opérer à l’étranger requiert un rapport médical statuant de l’impossibilité de l’opérer en Roumanie. Ainsi s’est-elle rendue à Bucarest avec une mère à laquelle Burnei demandait d’acheter un appareil spécifique de plusieurs dizaines de milliers d’euros pour opérer son enfant. Or un chirurgien en Allemagne assurait ne pas avoir besoin de cet appareil et qu’une seule opération serait nécessaire. Burnei a malgré tout essayé de convaincre la mère « en lui hurlant dessus », raconte Alina Vasea. Entendant la scène, elle est entrée dans la pièce, Burnei s’est montré plus raisonnable et a fini par faire le rapport médical.

Cet accès de rage n’est pas qu’un détail de l’histoire. En février 2015, un enregistrement vidéo de Gheorghe Burnei a été mis en ligne avec une lettre ouverte. La vidéo montrait le docteur dans l’une de ses crises de colère, insultant et hurlant sur ses internes dans les couloirs de l’hôpital Marie Curie. La lettre s’adressait à la presse et demandait la réparation morale d’une situation de laquelle tout le monde avait été complice pendant des années. On peut y lire que les « premières médicales » du pédiatre n’étaient qu’« absurdités », que le docteur Burnei harcelait physiquement et moralement son personnel et qu’un examen psychiatrique devenait de plus en plus nécessaire pour ce qui le concernait. Cet appel n’a eu ni effet, ni réponse.

Gheorghe Burnei n’a été révoqué du ministère de la Santé qu’un an et demi plus tard, à l’été 2016, alors qu’une enquête judiciaire venait d’être ouverte, indépendamment du travail de Luiza Vasiliu. Le ministre de la Santé à l’époque, Vlad Voiculescu, a justifié sa décision en expliquant que les membre du Conseil des spécialistes devaient avoir une réputation impeccable, sans ouvrir, toutefois, d’enquête auprès du Collège des Médecins pour examiner les pratiques du Dr. Burnei. Le président du Collège, Dr. Borcean, estime d’ailleurs, aujourd’hui encore, que Gheorghe Burnei est un « pionnier de la médecine » et un « excellent chirurgien ».

La publication de l’enquête de la Casa Jurnalistului a, elle, eu plus de conséquences. Burnei a été placé en détention pendant 24h puis assigné à résidence. Ses bureaux ont été fouillé. Des enveloppes contenant de l’argent liquide ont été retrouvées cachées dans des livres de la bibliothèque de son cabinet et des os d’enfants dans le réfrigérateur commun où les employés de l’hôpital gardent leur nourriture. Le docteur a été suspendu de ses fonctions à l’hôpital Marie-Curie et à la Faculté de médecine.

Le 20 décembre 2016, son assignation à résidence a néanmoins été levée. Le juge a conclu que les preuves était insuffisantes pour les accusations de faute médicale et le caractère expérimental de certaines de ses opérations. L’accusation de corruption n’a pas non plus été retenue, les pots-de-vin ayant été accepté après un moment de réticence. Gheorghe Burnei est cependant toujours sous contrôle judiciaire avec l’interdiction de quitter le pays et d’exercer sa profession.

Notes

[1Ces références religieuses ne sont pas fortuites : le docteur Burnei en était lui-même profondément empreint. Ainsi dans une interview au journal Adevărul (la Vérité), à la question « Priez-vous pendant les opérations ? », il répondait : « Lors des grandes interventions chirurgicales, vous vous retrouvez dans une position dans laquelle rien de ce que vous connaissez ou de ce qui est écrit dans les livres ne ressemblent à ce que vous avez en face de vous. [...] Il y a des moments où vous avez besoin de cette force divine. Et quand vous êtes conscient que vous en avez besoin, vous l’implorez. »

[2Une pratique anti-pédagogique et condescendante que la plupart des médecins roumains perpétuent aujourd’hui encore

[3Ces références religieuses ne sont pas fortuites : le docteur Burnei en était lui-même profondément empreint. Ainsi dans une interview au journal Adevărul (la Vérité), à la question « Priez-vous pendant les opérations ? », il répondait : « Lors des grandes interventions chirurgicales, vous vous retrouvez dans une position dans laquelle rien de ce que vous connaissez ou de ce qui est écrit dans les livres ne ressemblent à ce que vous avez en face de vous. [...] Il y a des moments où vous avez besoin de cette force divine. Et quand vous êtes conscient que vous en avez besoin, vous l’implorez. »

[4Une pratique anti-pédagogique et condescendante que la plupart des médecins roumains perpétuent aujourd’hui encore