L’Albanie, les Macédoniens et les Aroumains vus par le colonel Ordioni (3)

Blog • Ô Makédonia, je te prédis un bel avenir...

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La Macédoine est également très présente dans les écrits du colonel. Il n’a de cesse de déplorer le sort réservé à ce pays. En effet, la question de son indépendance a été soulevée lors de la Conférence de Londres de décembre 1912 sans qu’il y ait une suite comme dans le cas de l’Albanie. Pourtant « l’Albanie méritait moins que la Macédoine d’avoir son indépendance », fait remarquer à plusieurs reprises le colonel Ordioni. Il fait partie des rares observateurs qui identifient comme macédoniens les slavophones de cette région qui en ce temps étaient souvent considérés comme bulgares. Dans le même temps, écrit-il par ailleurs, les Grecs, les Aroumains ou les Bulgares habitant la Macédoine se seraient eux aussi volontiers déclaré macédoniens si le choix leur avait été laissé.

La capitale de l’actuelle République de Macédoine à l’époque ottomane

Dans sa conférence du 6 mai 1927, il reprend un raisonnement courant en ce temps :

Alors que les Albanais sont devenus vite musulmans et ont renié leurs origines - sauf l’épisode de Skanderbeg -, ils devinrent les aides précieux des Turcs conquérants, fournirent les meilleurs éléments de leurs « troupes nouvelles » « yeni-séri », dont nous avons [fait] janissaires.

Les Macédoniens combattirent longtemps le régime turc, les Albanais le facilitèrent et le servirent. Sans aller plus loin que notre époque, c’est en Macédoine, à Salonique, que s’organisèrent toutes les révolutions contre le Sultan rouge, Abdul-Hamid, qui succomba finalement en 1908.

Ces renseignements méritent d’être connus, d’être mis en relief pour démontrer la nécessité de former une Macédoine libre et indépendante.
Tôt ou tard il faudra bien y arriver, si l’on veut la paix dans la plus turbulente des péninsules. [1]

L’exemple qui revient comme un leitmotiv dans ses écrits à tel point qu’il fait figure d’argument incontestable est le suivant :

Toutes les fois que j’ai demandé à certains paysans :
« Qui est-tu ?, », « De quel pays es-tu ? » j’entendais toujours, sans hésitation : « Makédonski ! », c’est-à-dire Macédonien.

L’histoire est également fréquemment convoquée :

Dernièrement, elle a failli devenir une nation indépendante renfermée dans des limites naturelles, avec son grand port si convoité par plusieurs puissances. Renaître après 2.000 ans d’esclavage et de servitude, après avoir été le berceau et le siège d’empires qui ont dominé le monde ! Connaître à nouveau et goûter la liberté, après le joug et la contrainte ; redevenir soi-même après avoir été province romaine serbe et turque représentait une idée chère aux Makédoniens !

Dans cette même lettre, datée du 19 février 1918, il tente de faire ressortir « les circonstances atténuantes qui plaident en faveur des éléments ethniques qui sont sous le joug séculaire de la race conquérante, le Turc. Certes, convient-il, « à l’heure qu’il est, le Turc est le meilleur élément de la péninsule » mais :

Rien donc ne paraît plus naturel que de voir le peuple opprimé, dépouillé, esclave, déçu et torturé... se servir des armes chères aux faibles : la ruse, la perfidie, la basse calomnie, la trahison pour parvenir à s’affranchir d’une tutelle odieuse, d’un joug qui pèse depuis plusieurs siècles sur ce peuple qui n’a pas su défendre son pays, mais qui n’en était pas moins le propriétaire, le maître autrefois.

Dans les écrits du colonel, le peuple en question, c’est surtout ce qu’il appelle les « Makédoniens », présentés comme « slaves », parfois comme « bulgarisants ». Il s’agit donc des Macédoniens actuels, qu’il distingue à plusieurs reprises des Bulgares tout en relevant l’influence exercée par l’Etat bulgare parmi eux :

Du reste la langue bulgare est presque la seule qui soit parlée dans une grande partie de la Macédoine, que certains publicistes s’obstinent à appeler « grecque ». Il faut reconnaître que le tzar Ferdinand a fait beaucoup pour répandre la langue bulgare : l’institution de l’Exarchat, la création de nombreuses écoles, n’ont fait que favoriser les plans habilement conçus du gouvernement bulgare.
Plus j’étudie les villes, plus je parcours les campagnes, [plus] mon admiration ne fait qu’augmenter en faveur des Macédoniens que les Bulgares ont légèrement entamés à l’aide d’une propagande bien comprise et bien entendue. (L. du 24.12.1918.)

A propos de la population de Monastir, qui « n’a pas en général de sentiments bien définis… et n’exprime jamais franchement et sincèrement son opinion », il suggère en revanche que le spectre des « nationalités » promptes à s’identifier aux Macédoniens est plus étendu. « Le seul point sur lequel toute cette population soit d’accord, qu’elle soit de tendance ou d’origine serbe, koutzo-valaque, grecque, bulgare etc. est le suivant : Macédonien avant tout. », constate-t-il avant de conclure :

Que demain la Macédoine devienne en partie ou en totalité serbe, grecque ou bulgare tant pis, mais ce qui serait préférable à tous points de vue, ce serait une Macédoine autonome. ( L. du 20.09.1918) [2]

En laissant de côté l’intérêt que pouvait représenter une Macédoine autonome aux yeux d’une partie significative de la population, toute tendance et appartenance confondue, solution politique préconisée d’ailleurs par de nombreux diplomates et observateurs de la région en ce temps, le plus important à retenir du témoignage du colonel me semble être la chose suivante : tant l’individualité de ceux qui deviendront les Macédoniens de nos jours, que les germes de l’idéologie nationale macédonienne actuelle et le rôle joué par les références à la Macédoine antique étaient déjà bien perceptibles lors du séjour du colonel. S’agissant d’une question controversée, son témoignage est précieux. Il peut être résumé par le paragraphe suivant :

En parcourant le pays, lorsque l’on interroge un habitant, on est frappé par une réponse qui se répète à tout instant : « Je suis Makédoni ! » et si l’on insiste pour savoir s’il a des attaches grecques, serbes, bulgares : « Non, répètent-ils tous, je suis Makédoni ! ». On est frappé de tant de constance et de ténacité patriotiques envers une Patrie disparue depuis plus de 2000 ans ! Tant de fierté patriotique ne mérite-t-elle pas une récompense ?

La lettre datée du 27 février 1919 d’où est extrait ce paragraphe se conclut par une série de prédictions dont le moins que l’on puisse dire un siècle plus tard est qu’elles ne se sont pas été vraiment accomplies :

En te disant adieu, Makédonia, je te prédis un bel avenir. Bien que l’heure ne soit pas encore venue de faire des prédictions, d’autant plus que je ne suis pas prophète, il me sera permis de faire tout au moins une supposition raisonnable : tu fournis les plus beaux soldats de la Grèce, Ô Makédonia, tu lui donnes les meilleurs fonctionnaires, tu possèdes une race forte, virile, courageuse et laborieuse, ton heure viendra, Makédonia, et dans cinquante ans, ou plus tard dans un siècle, tu auras absorbé la Grèce, voilà pourquoi ton avenir est assuré : les mânes d’Aristote et d’Alexandre se chargeront de ton avenir !

Bien que dépourvue d’un statut administratif propre depuis la fin de l’administration romaine, la Macédoine a longtemps constitué un pôle d’attraction dont la forte charge symbolique n’est plus à rappeler et, au cours des dernières décennies d’existence de la Turquie d’Europe, une référence politique. Qu’en est-il aujourd’hui, dans le contexte des querelles en son nom et autour de son nom qui lui ont assuré une publicité peu glorieuse ? Les raisons pour lesquelles on se réclame fièrement comme macédonien dans la partie de la Macédoine géographique et historique entrée dans la composition de la Yougoslavie en 1913, proclamée république fédérée sous Tito et devenue indépendante en 1991, sont assez limpides. Ce qui intrigue davantage, se sont les raisons pour lesquelles les « autres » Macédoniens potentiels hésitent ou se refusent à le faire. Tel est le cas de ceux qui constituent un bon quart de la population de la République de Macédoine et qui se disent avant tout albanais, ce qui ne préjuge pas de leur loyauté à l’égard de ladite république ou encore de la majorité des habitants de la partie de la Macédoine géographique et historique qui fait partie de la Grèce pour lesquels il est difficilement concevable de se dire macédoniens avant de se dire grecs [3]. Quand bien même certains de ces Albanais et Grecs voudraient se dire macédoniens le pourraient-ils, seraient-ils reconnus comme tels ? Difficilement, être macédonien aujourd’hui c’est une langue qu’il faut parler, une histoire qu’il faut partager, une conception du monde à laquelle il faut adhérer, un état d’âme pas toujours facile à prouver. Force est donc de constater que dans cette région du monde le principe national a fait son travail, et que le projet d’une Macédoine autonome, fédérale, tel qu’il pouvait se dessiner lors de la révolution de 1903 par exemple et auquel le colonel Ordioni et bien d’autres appelaient de leurs vœux appartient à un passé révolu [4].

Parmi ceux qui ont quitté à un moment ou à une autre la région, il y en a cependant qui continuent à se dire fièrement macédoniens et à être considérés comme tels dans les pays où ils vivent. Il en va ainsi des Turcs qui ont quitté progressivement la Macédoine géographique puis qui ont été contraints de le faire à titre de musulmans par le traité de Lausanne de 1923 ou encore des Aroumains qui ont quitté la région pour coloniser la Dobroudja devenue roumaine pendant la période 1925-1932. Tout marginaux qu’ils fussent, ces deux cas mettent en lumière le caractère relatif des critères définissant la nationalité. Cependant, pour ce qui est de la dérive que l’on observe ces dernières années chez certains Aroumains, on constate facilement que le critère national peut toujours revenir en force et se manifester là où on l’attendait plus.
Au cours de cette dernière décennie, plus exactement depuis que les autorités ont refusé de leur accorder le statut de minorité qu’ils demandaient - et dont jouissent d’autres groupes, pourtant moins nombreux, tels les Albanais et les Macédoniens -, de nombreux Aroumains de Roumanie ont eu tendance à mettre l’accent sur le fait qu’ils sont macédoniens afin de marquer leurs différences par rapport aux Roumains. Aussi se disent-ils makedoni (la forme roumaine étant macedoneni) et armâni (ce qui correspond à leur propre ethnonyme, alors qu’en roumain standard on les appelle aromâni, forme établie par analogie avec români, ce qui favorise une certaine confusion). Par ailleurs, on assiste à une revitalisation de plus en surprenante de la mythologie autour de la Macédoine d’Alexandre le Grand. L’ampleur de cette tendance peut être mise en rapport avec la montée des pressions assimilationnistes qu’ils subissent, visibles notamment dans le traitement des questions relatives à leur langue, à leur histoire et à leur identité dans les médias et les institutions académiques. A vrai dire, ils étaient déjà connus comme macédoniens, et appelés ainsi par les Roumains, puisqu’ils venaient de Macédoine. En effet, au cours des deux décennies qui se sont écoulées depuis le partage de la Macédoine, donc au moment où les Aroumains sont arrivés en Roumanie, la situation dans les Balkans demeurait incertaine, et la Macédoine était encore bien présente dans les esprits et conservait son aura. La nouveauté aujourd’hui c’est l’insistance avec laquelle ils se présentent comme macédoniens dans un contexte qui a changé du tout au tout puisque les Macédoniens sont reconnus comme une nationalité dans l’espace yougoslave, leur langue a été standardisée en sorte que les différence par rapport au bulgare se sont accentuées, Alexandre le Grand, son père et son cheval font désormais partie du panthéon de l’Etat macédonien [5] En Roumanie même, la Constitution reconnaît l’existence d’une minorité nationale macédonienne.

Lorsque on leur demande comment peuvent-ils se dire macédoniens alors qu’il existe une nation, une langue, un Etat, macédoniens, leur réponse est d’une simplicité désarmante : « Eux, ils ne peuvent pas être des Macédoniens, mais des bulgares, ils parlent le bulgare, puisque c’est ainsi que nous les appelons en aroumain depuis la nuit des temps. » Une chose semble leur échapper : hier comme aujourd’hui, les Macédoniens comme les Bulgares et bien d’autres appellent du même nom, vlassi, indifféremment les Aroumains et les Roumains. La boucle est ainsi bouclée puisque pour les Aroumains de Roumanie, au départ, le fait de se déclarer macédoniens était surtout un moyen pour ne pas être confondus avec les Roumains !

Fait suite à :
Londres, décembre 1912 : « Mais où sont les limites de l’Albanie ? »
Prochaine livraison :
Les tribulations patronymiques d’un habitant d’Uskub/Skopje

Notes

[1Un officier français dans les Balkans, tome I, Albanie et Macédoine, 1917-1925 / écrits du colonel Ordioni présentés par son petit-fils Dominique Danguy Des Désert est paru en français à Tirana où il est en vente à la librairie Adrion. On peut également se le procurer en contactant l’auteur : ml4d@wanadoo.fr . Le deuxième tome paraîtra fin 2015.

[2A la conférence de Londres, les délégués aroumains faisaient partie des rares partisans de cette solution pour la Macédoine.

[3Les problèmes des habitants de la Macédoine grecque empêchés de se dire « macédoniens » parce que les minorités nationales n’existent pas légalement en Grèce sont évidemment d’une tout autre nature.

[4Il convient de noter que, si depuis son indépendance la République de Macédoine est l’Etat qui a la législation la plus avancée dans les Balkans en matière des droits des minorités, le pays réel se présente avant tout comme une somme de nationalismes incompatibles les uns avec les autres.

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