Le CdB, 25 ans d’histoire(s) | Monténégro : Ulcinj, la ville des pirates et des oliviers

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Des bateaux et des oliviers : durant des siècles, c’est de cela qu’a vécu la ville pirate d’Ulcinj, tout au sud de la côte monténégrine. Aujourd’hui, la cité est largement à l’abandon, malgré le développement d’un tourisme ravageur et bon marché. Les vieilles familles cultivent toujours leurs oliveraies, mais bien peu arrivent à en commercialiser l’huile. Les Buzuku sont les pionniers de la relance d’une filière de qualité. Reportage.

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Par Jean-Arnault Dérens, Laurent Geslin et Simon Rico

Les oliviers de la famille Buzuku
© Laurent Geslin / CdB

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« Autrefois, Ulcinj était une ville de pirates, et quand un pirate avait amassé du butin, il achetait une oliveraie : c’était le meilleur placement possible. Le prix est longtemps resté le même : un napoléon d’or pour un pied d’olivier. Ce qui faisait la richesse d’une maison, c’était avant tout les litres d’huile et les pieds d’oliviers qu’elle possédait. » Edin Buzuku est l’héritier d’une longue tradition d’oléiculteurs : sa famille produit de l’huile depuis plus de cinq siècles.

Les quais d’Ulcinj
© Laurent Geslin / CdB

Les oliveraies de la famille Buzuku s’étendent au lieu-dit Bašbuljuk, entre la ville et la baie de Valdanos. Pour y accéder, il faut d’abord quitter la route goudronnée, rouler sur un étroit chemin de terre pendant un kilomètre et finir à pied par un sentier de gravier. Surplombant le bleu profond de la mer Adriatique, des centaines d’oliviers s’accrochent aux terrasses pierreuses. Aucune construction à l’horizon, un paysage exceptionnel pour le littoral du Monténégro, défiguré depuis vingt ans par la spéculation immobilière.

« Mes ancêtres ont toujours vécu des oliviers. C’était leur principal revenu. Aujourd’hui c’est l’élément essentiel de notre héritage et de notre histoire, il faut que nous les respections », poursuit Edin Buzuku. « Nous sommes liés sentimentalement et historiquement aux oliviers. Dans la famille, nous consommons uniquement notre huile, c’est la plus grande récompense que ce terroir puisse nous offrir. »

La vieille forteresse d’Ulcinj
© Laurent Geslin / CdB

Tout au sud du Monténégro, Ulcinj est l’une des rares villes à majorité albanaise, mais c’est surtout l’une des plus pauvres du littoral. Dépourvue d’industrie, oubliée par les autorités de Podgorica, et vendue à quelques politiciens corrompus qui se sont enrichis grâce aux privatisations douteuses, la cité se meurt à petit feu. « Ulcinj est la seule ville du Monténégro qui perd des habitants », soupire Mustafa Čanka, journaliste à l’hebdomadaire Monitor. « Tous les jeunes rêvent de partir, aux États-Unis ou en Europe de l’Ouest. »

Faute de disposer d’un véritable port, Ulcinj ne profite même pas des ressources de la mer, et à peine du tourisme, malgré son immense potentiel. En cette période d’hiver, les rues sont presque désertes. Autrefois, les marins échouaient leurs barques dans les criques qui offraient également un bon mouillage aux navires de plus fort tonnage, comme la baie de Valdanos.

La baie de Valdanos
© Laurent Geslin / CdB

À quelques kilomètres d’Ulcinj, celle-ci est l’un des sites naturels les mieux préservés de la côte monténégrine. À la fin des années 1960, les 18 000 oliviers qui y poussent ont été placés sous la protection spéciale de l’État yougoslave. Mais depuis l’installation d’un terrain militaire de la JNA dix ans plus tard et l’expropriation de tous les propriétaires, ces arbres dépérissent faute d’être entretenus.

Depuis l’indépendance du pays, en 2006, rien n’a changé, sauf la menace d’y installer un complexe touristique de luxe. « Ce sont des millions d’euros qui ont été perdus depuis bientôt 40 ans. Pour moi c’est un véritable écocide, un véritable crime contre l’environnement », s’indigne Mustafa Canka. « Tous ces oliviers continuent de produire, mais personne n’a le droit d’en profiter. C’est absolument aberrant, surtout que le Monténégro affirme dans sa constitution qu’il est un État écologique. Les olives sont protégées par la loi depuis 1993 dans la zone de Valdanos. Et pourtant, encore aujourd’hui, il est interdit d’y travailler. »

Edin Buzuku devant son plus vieil olivier
© Laurent Geslin / CdB

Certains, comme la famille Buzuku, misent sur l’agriculture bio pour tenter de redynamiser la région, en attirant une autre clientèle, plus haut de gamme. Dans leur maison, sur les hauteurs de la vieille ville, ils ont ouvert une petite boutique, plébiscitée par ceux qui la visitent. Les commentaires élogieux sur Tripadvisor sont là pour le confirmer. « Les gens d’ici ont toujours été liés aux olives et à la mer », avance-t-il pour justifier son projet.

Ici, la culture de l’olive a commencé au temps de l’Empire romain. La variété locale, c’est la Žutica, la petite jaune, qu’on appelle ainsi en raison de sa couleur particulière. Elle se caractérise par un goût à la fois fruité et légèrement piquant. Pour l’instant, elle résiste à la xyllela fastidiosa, la bactérie qui décime les oliviers de la Méditerranée. Entre Ulcinj et Bar, plus de 1700 producteurs continuent de faire vivre cette tradition, l’un des symboles du Monténégro.

La baie de Valdanos
© Laurent Geslin / CdB

Pour les gens d’Ulcinj, l’olive est un produit sacré, que l’on chérit de génération en génération. On lui prête même de nombreuses vertus thérapeutiques. Son huile n’est donc pas seulement l’ingrédient de base de la cuisine locale, elle sert aussi à la préparation de toute une gamme de savons et de produits cosmétiques. Mais les oliviers sont des arbres fragiles dont il faut connaître tous les secrets pour en obtenir le meilleur.

« Il faut respecter le cycle de la lune pour savoir à quel moment les tailler », explique le père d’Edin Buzuku, un sécateur entre les mains. « Si on se trompe de date, ils se dessèchent et ils risquent même de mourir. Il y a quelques années, c’est comme ça que nous avons failli perdre une cinquantaine de pieds. » Récemment, des experts sont venus de Turquie pour authentifier l’âge du plus vieil olivier des Buzuku. D’après leur évaluation, faite à partir d’une fine carotte extraite du tronc, il aurait plus de 1300 ans.

Les Buzuku rêvent d’investir dans un moulin à huile portatif qui leur permettraient de maîtriser eux-mêmes l’extraction d’huile, et surtout de presser les olives dès qu’elles sont cueillies, condition essentielle pour garantir la qualité. Pour le moment, durant la récolte, ils amènent leurs olives dans l’un des moulins de la ville. « Je vérifie moi-même sa propreté, et surtout, nous faisons en sorte que les olives n’attendent jamais plus de quelques heures », explique Edin Buzuku.

Dans la ville voisine de Bar, les touristes se pressent pour découvrir la stara maslina, un très vieil olivier, avec son immense tronc. Selon l’écriteau, c’est l’un des plus vieux arbres d’Europe : il aurait été planté avant la naissance du Christ. Mais bien peu de touristes viennent goûter la fameuse huile d’Ulcinj. Les Monténégrins eux-même achètent le plus souvent des huiles bon marché importées de Grèce, d’Italie ou d’Espagne... Si rien n’est fait, la mondialisation aura tué en moins d’un siècle un patrimoine vieux de plus de 2000 ans.

Retrouvez la page Facebook de la famille Buzuku

Pêcheurs dans le baie d’Ulcinj
© Laurent Geslin / CdB