Accès libre • Mira Furlan : « La doctrine oustachie a commencé à être réhabilitée dès 1991 »

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« Aucun homme politique ne s’est sérieusement dissocié de cette politique, nul n’en a le courage, pas plus à droite qu’à gauche. Non seulement le nationalisme croate tolère la doctrine oustachie, mais la doctrine oustachie en fait intrinsèquement partie... » Entretien avec l’actrice Mira Furlan, venue jouer Cassandre à Rijeka.

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Propos recueillis par Dragan Grozdanić

D. R.

Après avoir incarné Médée dans la pièce Théâtre Ulysse, en 2000 sur les îles Brioni, Mira Furlan a joué cet été au théâtre national de Rijeka le rôle de Cassandre, dans la pièce éponyme mise en scène par Nada Kokotović. L’ancienne étoile de l’art dramatique yougoslave et croate vit depuis vingt-cinq ans à Los Angeles, où elle a émigré en 1991, avec son fils et son conjoint, le metteur en scène Goran Gajić. Peu encline à s’exprimer dans les médias croates, Mira Furlan évoque pour Novosti ses nouveaux défis professionnels, sa vie aux États-Unis, les concepts de foyer et de patrie, et ses souvenirs de son ancien pays.

Dragan Grozdanić (D.G.) : Quelle est l’importance de Cassandre, cette héroïne de la mythologie grecque soumise à des réinterprétations artistiques, dans le contexte de la position des femmes dans notre société moderne ?

Mira Furlan (M.F.) : Les Grecs semblent avoir tout écrit. C’est pourquoi nous nous tournons encore et toujours vers leurs textes à la recherche de réponses. En Grèce antique, les femmes ne participaient pas à la vie publique (ce qui donne une toute autre image de la démocratie grecque que celle que nous nous plaisons à imaginer), et dans la Croatie d’aujourd’hui, la présidente de la République est une femme. Il y a donc sans doute un progrès. Ou du moins c’est ce que nous aimons à penser. Mais aux États-Unis comme en Croatie, une véritable guerre est menée, sans interruption, pour ou contre les droits des femmes, par exemple le droit à l’avortement. Ce qui dépasse l’entendement, c’est que dans le camp qui s’oppose au droit des femmes à avoir le choix, on trouve très souvent des femmes. Et mêmes quelques présidentes de la République.

D.G. : La représentation à Rijeka n’était pas votre dernier mot sur nos planches. Y a-t-il une chance que vous ayez un jour à nouveau un foyer en Croatie, à Rijeka ?

M.F. : Quatre pièces sont prévues au cours des deux années à venir, et je viendrai travailler à la première dès octobre. Bien entendu, c’est un contrat un peu particulier, car j’ai ma vie aux États-Unis, où je viens de terminer le tournage de la deuxième saison d’une série pour Amazon TV, Just Add Magic. Faire cohabiter des obligations sur plusieurs continents est pour le moins compliqué, mais nous faisons tous des efforts, parce que nous avions très envie de travailler ensemble. Je suis vraiment désolée qu’Oliver Frljić ait quitté le théâtre national de Rijeka, mais j’ai toute confiance en Marin Blažević, qui continue ce que lui et Oliver avaient commencé. Voyez-vous, une fois que vous êtes partis de chez vous, que vous vous êtes frottés au vaste monde, l’idée de foyer change inévitablement. Le foyer cesse d’être un concept géographique, il devient une catégorie psychologique, changeante, mobile, fluide, toujours temporaire. Rijeka pourrait certainement être ce genre de « foyer », car je m’y suis beaucoup plue. J’ai apprécié tout autant le travail au théâtre que les promenades le long de la mer, les auberges sensationnelles et bien sûr les gens, adorables et si chaleureux.

« La droitisation de la société, une tendance généralisée »

D.G. : Selon vous, qu’est-ce qui a changé ces dernières années en Croatie ?

M.F. : Je ne me sens pas capable de donner un avis sérieux sur ce sujet : je vais et je viens, je suis en mesure de choisir, ce qui rend ma vie entre deux pays tout à fait différente de la vie des citoyens qui n’ont pas ce choix, qui dépendent de retraites qui ne leur permettent pas de payer leurs factures, sans parler de voyager quelque part, histoire de s’aérer le cerveau. Ce qui a indéniablement changé, c’est qu’aujourd’hui, les gens luttent juste pour survivre. L’argent est devenu le centre du monde, comme si rien d’autre n’avait d’importance. Il n’y a plus la moindre protection sociale. Maintenant, nous sommes tous sur un marché non réglementé, comme aux États-Unis. Qui nous ont aussi exporté leur culture de la célébrité. Plus personne ne s’offusque de la déchéance des « vraies valeurs ». Sans doute plus personne ne comprend quelles pourraient être ces valeurs.

D.G. : Pendant toutes ces années, quelle était l’attitude envers vous de vos collègues acteurs et du milieu du cinéma ? Vous avez souvent évoqué votre sentiment de (non) appartenance...

M.F. : Je ne saurais répondre à cette question. Mais mes collègues de Rijeka se sont montré incroyablement aimables et chaleureux envers moi, je me suis parfaitement bien sentie à Rijeka et dans son théâtre. Quant à mes collègues de Zagreb, ils ne sont pas venus voir la pièce, pas plus que quand j’avais joué Médée sur les îles Brioni. La différence, c’est que cette fois, je ne m’attendais même pas à ce qu’ils viennent. En général, il faut s’efforcer d’en attendre le moins possible. Pour ce qui est de l’appartenance, c’est une vaste question. Pour cette fois, je dirai qu’il me semble que l’être humain s’appartient à lui-même et à lui-même seulement, exclusivement. Toutes les autres « appartenances » sont transitoires, fluctuantes, échangeables.

D.G. : On vous considère comme un symbole d’opposition à la guerre : en partant aux États-Unis, vous avez devancé votre renvoi du théâtre national de Zagreb, le lynchage médiatique qui vous a été infligé et la confiscation de votre appartement zagrébois. En partant, vous aviez déclaré que vous ne souhaitiez prendre parti pour aucun des deux camp. Le gouvernement nationaliste de Tuđman vous avait collé l’étiquette de « traître à la patrie ». Cette patrie, que représente-t-elle pour vous ?

M.F. : Tout comme l’idée de « foyer », l’idée de « patrie » est, de catégorie extérieure, devenue une catégorie intime. Ma patrie, ce sont pour moi mes souvenirs d’enfance, de jeunesse : mes parents, ma grand-mère ; les excursions sur Sljeme avec mon père, mon lycée, les pièces Glorija à Dubrovnik et Dundo Maroje au théâtre national de Zagreb. Ce sont les souvenirs de mes amis dispersés sur tout le territoire de notre ancien pays, le fromage frais et la crème du marché de Kvatrić, Caska sur l’île de Pag, Vis, Lastovo et Split… Mais aussi Sarajevo et Belgrade. Ma « patrie » est composée d’un million de vignettes, de scènes, de mots qui résonnent encore dans ma tête…

D.G. : À plusieurs reprises dans cet entretien, vous avez demandé à sauter des questions portant, entre autres, sur le lien étroit entre théâtre et politique. Il manque manifestement dans le théâtre actuel une critique plus profonde et une réflexion sur la fascisation galopante de la société, qui a éclaté au grand jour avec le dernier gouvernement HDZ et le ministre de la Culture Zlatko Hasanbegović. Vous affirmez avoir cessé de suivre les actualités croates. Est-ce une prise de position politique ?

M.F. : Tout à fait. Ce genre de questions exigent des réponses sérieuses et informées, que je ne suis pas en mesure de donner. Je suis terriblement peinée de voir qu’aucune des communautés de l’espace de l’ancienne Yougoslavie ne parvient à s’élever au-delà de la problématique et du discours d’il y a vingt-cinq ans. D’un autre côté, c’est plutôt logique, étant donné qu’au niveau mondial, la tendance générale est à la droitisation. Pour la énième fois, nous avons la preuve que la race humaine est absolument incapable de tirer le moindre enseignement de son propre passé. Nous répétons nos erreurs, et nous les répéterons jusqu’à nous auto-éliminer de cette planète qui, semble-t-il, en a plus qu’assez de notre espèce et de son inextinguible pouvoir de destruction.

« La yougonostalgie, un concept éculé »

D.G. : Vous avez joué dans quelques films cultes, avec de grands noms du cinéma yougoslave. Vous reste-t-il des anecdotes de cette époque, des souvenirs que vous auriez emporté avec vous en Amérique ?

M.F. : Je me souviens de longues attentes dans des prairies, des bois et des montagnes. Je me souviens de Ljubo Tadić qui, alors que nous avions attendu toute une journée pour un plan d’une minute, m’avait dit : « On dirait un long, très long film où il se passerait toujours la même chose et qui ne finirait jamais ». Je me souviens des interminables parties de cartes de la partie masculine de l’équipe entre les prises, et que divers acteurs ont tenté de m’apprendre divers jeux de cartes sur divers tournages, sans que je n’en retienne aucun. Je me souviens des lourds manteaux en plein été et des nuisettes fines en plein hiver.

D.G. : Dans un entretien, vous avez déclaré que vous n’échangeriez pour rien au monde votre expérience de l’émigration. Que tirez-vous de particulièrement intéressant, précieux et instructif de cette expérience, et à quel point vous a-t-elle changée ?

M.F. : L’émigration est une discipline extrêmement difficile, qui donne le sentiment permanent de flotter dans un espace sans oxygène. Je ne la recommanderais qu’en tout dernier recours. Même si je suppose que tout est différent, et sans doute plus facile, quand on quitte son pays à 18 ou 20 ans. C’est une expérience extrêmement précieuse, et je maintiens que je ne l’échangerai pas. J’en ai appris que les soi-disant identités évoluent, que l’être humain ne peut être sûr de rien, surtout pas de son propre statut, et que toutes les étiquettes que les autres nous collent sur le front (ou que nous nous collons nous-mêmes) sont artificielles, aléatoires et modifiables. J’ai beaucoup appris sur la modestie, ce qui est sans doute la plus importante des leçons.

D.G. : Dans un entretien pour ce journal, votre collègue Rade Serbedžija a entre autres déclaré être profondément déçu par sa génération, dont beaucoup de membres ont joué un rôle négatif dans l’éclatement de la Yougoslavie. Quels sont vos souvenirs de cette époque, ressentez-vous une forme de yougonostalgie ?

M.F. : Le concept de yougonostalgie est si usé et éculé qu’il n’a plus la moindre signification pour moi. Je ne suis même pas nostalgique de ma propre jeunesse. Au contraire, il me semble que je suis aujourd’hui plus paisible et heureuse que quand j’étais jeune. Comment alors être nostalgique d’un pays dont tous se sont si facilement détournés qu’il semble qu’il n’a même pas existé, que nous l’avons juste rêvé. La déception ? Elle dépend de ce qu’on attend. Si vous attendez des gens qu’ils fassent preuve de courage, vous ne pourrez qu’être déçu. Peut-être d’ailleurs ne faut-il pas attendre ce courage, peut-être faut-il rien attendre du tout.

D.G. : Êtes-vous inquiète de la montée du nationalisme, de la sympathie que certains, y compris au sein des structures du pouvoir, expriment ouvertement envers l’État oustachi ? Et la classe politique, encore et toujours les mêmes têtes ?

M.F. : Comme je vous l’ai dit, j’ai réussi à m’extraire de cette situation, et je ne suis pas du tout les actualités croates. Mais oui, bien sûr, ce sont encore toujours les mêmes têtes, les mêmes cliques, et ça ne m’étonne pas du tout. Nous assistons à une réhabilitation intensive de la doctrine oustachie depuis 1991 déjà, et personne à l’époque n’a opposé la moindre résistance, à quelques honorables exceptions près tel le Feral Tribune. Il n’y a donc selon moi aucun sens à s’étonner aujourd’hui des résultats d’une politique menée systématiquement depuis vingt-cinq ans. Aucun homme politique ne s’est sérieusement dissocié de cette politique, nul n’en a le courage, pas plus à droite que ceux qui se disent de gauche. Non seulement le « véritable » patriotisme croate tolère la doctrine oustachie, mais la doctrine oustachie en fait intrinsèquement partie, et c’est une position à présent solidement ancrée. Cela revient à cracher au visage de tous les antifascistes, comme l’était mon père : slovène par son père, croate par sa mère, c’était un partisan de la première heure, dès le tout début de la Seconde Guerre mondiale.

D.G. : Qu’attendez-vous de l’élection présidentielle américaine ? L’engouement pour Barack Obama a finalement été de courte durée, Bernie Sanders se dit socialiste mais ne remet pas en question l’impérialisme américain, Donald Trump est très populaire…

M.F. : J’ai récemment lu dans les journaux qu’Hollywood organise des soirées-collectes de fonds : dîner avec Hillary Clinton vous coûtera la modique somme de 50 000 dollars par tête. La même Hillary qui, ça va de soi, affirme vouloir modifier radicalement le système électoral américain, qui permet aux riches d’acheter les élections. Comment avoir confiance en elle ? J’avais confiance en Bernie Sanders, c’était un souffle d’air frais dans la politique américaine, mais lui aussi, c’est un homme politique qui fait des calculs, tout comme Barack Obama. De l’autre côté, vous avez Donald Trump qui, avec le soutien inconditionnel des médias soi-disant libéraux, qui se font d’énormes bénéfices sur son dos, a ouvert la porte à un véritable, un authentique fascisme. J’ai récemment lu un article dont l’auteur estime que Donald Trump n’a pas été pris au sérieux car on sait bien que « l’Amérique n’élit jamais de fascistes ». Nous allons avoir très bientôt l’occasion de vérifier si c’est la vérité, ou juste un mythe américain de plus.