Roland Vasić

Mihailović entre révolution et restauration. Yougoslavie 1941-1946

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Honni par les uns, glorifié par les autres, le mouvement des tchétniks serbes de la Seconde Guerre mondiale suscite toujours de vives polémiques. Peut-on donc faire œuvre d’historien en abordant ce sujet brûlant, sans chercher à glorifier ou à anathémiser ? C’est le défi que relève Roland Vasić dans cet ouvrage, issu de sa thèse doctorale.

Le mouvement des tchétniks serbes de la Seconde Guerre mondiale n’a pas bonne presse - sauf dans les cercles nationalistes. Monarchistes, auteurs de massacres contre les populations non-serbes, notamment les musulmans de Bosnie-Herzégovine ou du Sandjak de Novi Pazar, les tchétniks ont, de surcroît, perdu la guerre.

Après avoir été honnis par l’historiographie communiste yougoslave, les tchétniks ont été « réhabilités » par nombre d’historiens serbes à partir des années 1980, tandis que plusieurs hommes politiques revendiquaient l’héritage idéologique du mouvement fondé par le colonel Dragoljub Draža Mihailović.

Parallèlement, le terme même de « tchétnik » est redevenu une insulte, désignant l’ensemble des milices serbes des récentes guerres - voire, dans la bouche de certains, devenant un synonyme péjoratif de « Serbe ». Peut-on donc faire œuvre d’historien en abordant ce sujet brûlant, sans chercher à glorifier ou à anathémiser ? C’est le défi que relève Roland Vasić dans cet ouvrage, issu de sa thèse doctorale.

Il dresse le portrait politique de ce personnage singulier que fut Draža Mihailović, officier brillant et indiscipliné - ce qui lui valut, avant la guerre, de ne pas être élevé au grade, qu’il méritait, de général. Le parcours du fondateur du mouvement de Ravna Gora, chef de l’« Armée yougoslave dans la patrie », nommé ministre de la guerre par le gouvernement royal en exil, présente d’évidentes similitudes avec celui du général De Gaulle, mais son destin final fut bien plus tragique. Désavoué par le roi Pierre, qui appelle officiellement le 12 septembre 1944 la population à rejoindre les partisans de Tito, Draža Mihailović termina son parcours comme un proscrit, pourchassé dans les montagnes de Bosnie orientale, avant d’être arrêté en 1946, jugé et exécuté.

Sans « réhabiliter » les tchétniks, l’auteur montre combien la dérive collaborationniste fut la conséquence de la lutte acharnée – et perdue – avec les partisans communistes de Tito. Il rappelle les moments initiaux de collaboration entre les deux mouvements de résistance, avant que la vive concurrence qui les opposait et le succès des partisans ne pousse les tchétniks à se rapprocher dangereusement du régime collaborationniste du général Nedić et même des nazis.

Cet ouvrage impartial offre aussi des clefs précieuses pour comprendre nombre de déchirements actuels. En effet, Roland Vasić ne se consacre pas en priorité à l’histoire militaire de la guerre, mais focalise sa recherche sur les origines et les évolutions idéologiques du mouvement. Ainsi, un chapitre très fouillé est consacré au Club culturel serbe (SKK) d’avant-guerre, matrice dont sortirent beaucoup de dirigeants et d’idéologues du mouvement, comme Stevan Moljević, Mladen Žujović ou Dragiša Vasić, cadres essentiels du Comité central national (CNK) - l’organe de direction politique du mouvement tchétnik, créé dès l’été 1941.

Le mouvement de Ravna Gora se basait sur deux principes fondamentaux : attachement à la légalité monarchique et à la dynastie de Karadjordjević, défense du srpstvo - l’identité serbe. Par contre, les objectifs finaux du mouvement n’ont jamais fait l’objet d’un véritable consensus : quel État reconstruire après la guerre ? Une « Grande Serbie », une Yougoslavie fédérale ? Stevan Moljević défendait l’idée d’une Serbie « homogène », sur un vaste territoire, incluant notamment le Monténégro et la Dalmatie, et envisageait l’hypothèse d’échanges et de déplacements de populations, mais d’autres conceptions eurent cours au sein même du mouvement, même si dominait l’idée qu’une des erreurs fondamentales commise au moment de la création du Royaume des Serbes, Croates et Slovènes, en 1918, avait été de ne pas fixer les limites de la Serbie.

Loin des idées reçues, Roland Vasić montre l’acuité des débats sur le sujet. Au moins durant les deux premières années de la guerre, Draža Mihailović chercha constamment à étendre le réseau de ses soutiens en Croatie, en Slovénie, ainsi qu’auprès des musulmans de Bosnie. Certains notables musulmans se rallièrent effectivement au mouvement, malgré les nombreux massacres que Draža Mihailović n’a probablement pas ordonné, mais qu’il n’a jamais explicitement condamné.

De longs développements sont également consacrés au congrès de Ba, en janvier 1944. La principale résolution de ce congrès envisageait le rétablissement d’un État yougoslave sous le sceptre des Karadjordjević, mais réorganisé sur une base fédérale, avec des « entités » serbe, croate et slovène clairement définies.

Alors que la deuxième réunion du Comité anti-fasciste de libération nationale (AVNOJ), réuni à Jajce en Bosnie, avait déjà proclamé une nouvelle Yougoslavie le 29 novembre 1943, le Congrès de Ba arrivait assurément trop tard, alors que le mouvement tchétnik, dépassé sur le plan militaire, allait vite achever de perdre tout soutien des Alliés.

Les hésitations fondamentales du mouvement autour de l’idée yougoslave et de la notion de srpstvo l’ont probablement empêché de définir un projet politique cohérent et mobilisateur. Tout le mérite du livre de Roland Vasić est de montrer la complexité de ces débats, tout comme l’improvisation - politique, idéologique, organisationnelle et militaire - qui semble avoir toujours caractérisé le mouvement tchétnik.

C’est donc un ouvrage extrêmement riche, parfois même un peu touffu : un lecteur non initié aurait peut-être eu besoin d’un cadrage plus précis sur les grandes séquences de la guerre en Yougoslavie.

Jean-Arnault Dérens