Médias en Serbie : B92, silence radio

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Il y a 25 ans, une autre voix résonnait sur les ondes en Serbie. Radio B92, la radio belgradoise bien connue des opposants au régime de Milošević dans les années 1990, s’est éteinte le 9 juillet dernier, après un long processus de privatisation. Retour sur un quart de siècle d’histoire d’une icône des médias serbes.

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Par Antonela Riha

« La fin d’une époque », c’est le commentaire désabusé que suscitait, le 9 juillet dernier, la nouvelle de la fermeture de Radio B92. La décision des propriétaires de licencier 11 des 16 employés, de modifier le nom de la radio et d’en revoir le concept et les programmes n’a surpris personne : elle confirme l’inéluctable chute de ce média historique.


Cet article est publié dans le cadre du projet Press and Media Freedom, dont le Courrier des Balkans est partenaire.


Née dans la fureur

À sa création, le 15 mai 1989, Radio B92 était d’une nouveauté radicale, offrant aux auditeurs de la musique qu’on n’écoutait nulle part ailleurs, des échos de la culture underground et, surtout, des informations politiques qui n’avaient pas leur place dans les autres médias de la Serbie de Slobodan Milošević. La radio n’y était d’ailleurs pas bien vue : ses programmes ont été interrompus une première fois le 9 mars 1991 pour avoir rapporté la répression violente du gouvernement contre les dizaines de milliers de manifestants qui marchaient contre un régime ayant emporté le pays dans la guerre et l’isolement international.

Le pacifisme assumé de la radio n’était pas seulement exprimé à travers les informations qu’elle diffusait : la cinquantaine de personnes qui la faisait vivre à l’époque ne faisaient pas que couvrir les événements, ils en organisaient certains parfois. Ainsi le concert pacifiste ayant réuni les groupes de rock les plus fameux de la capitale, ou la collecte d’aides au bénéfice des réfugiés de la Krajina – à propos desquels les médias affiliés au régime restèrent muets.

Les liens de Radio B92 avec l’opposition étaient trop visibles pour qu’elle n’endure pas une seconde fermeture. Durant les trois mois qu’ont duré les manifestations exigeant l’annulation des élections municipales de l’automne 1996, menées par les étudiants de l’Université de Belgrade et par les grandes figures de l’opposition qu’étaient Zoran Đinđić, Vuk Drašković et Vesna Pešić, Radio B92 a bénéficié de l’aide d’autres radios locales sur les ondes desquelles elle a pu diffuser ses informations.

La contestation s’étant étendue à la Serbie entière, Radio B92 est devenue un symbole de la résistance et de l’information indépendante, en dehors même de la capitale. Prétextant une erreur technique, le gouvernement en a, une fois de plus, suspendu les programmes. Pour Milošević, la radio était une « force du chaos et du non-sens » animée par des « traîtres payés par l’étranger ». Suite à quoi, l’étranger a effectivement apporté son soutien à l’antenne : tout visiteur de Slobodan Milošević, faisait un passage obligé dans les locaux de B92.

Prise d’assaut

Les émissions ont ensuite repris, jusqu’au 2 avril 1999 – quand la radio a été prise d’assaut par les fonctionnaires du Parti socialiste de Serbie (SPS) de Milošević. Tous les salariés ont démissionné en signe de protestation et sont allés créer une nouvelle Radio B92, diffusée sur les ondes de la radio belgradoise Studio B.

En mai 2000, les forces spéciales ont fait irruption dans les locaux de Studio B, mettant fin à la diffusion des programmes. Radio B92 a pourtant continué d’exister, émettant depuis Bijeljina, en Bosnie-Herzégovine. Jusqu’à la fin du régime, elle a été une source d’information indispensable sur les événements, les positions du régime et de l’opposition.

Radio B92 était toutefois bien plus qu’une radio d’information : elle donnait voix à toute une culture. Les artistes aux carrières freinées par le régime s’y exprimaient ; la culture urbaine, ses sons et son parler, y avait quartier libre ; la provocation comme outil de communication – avec ce fameux slogan « Ne croyez personne, et surtout pas nous » – y a connu son âge d’or. Radio B92 était un emblème des années 1990 – en Serbie et bien au-delà, à en juger par les prix reçus par ses journalistes, et les livres et films qu’elle a inspirés.

La décadence par la concurrence

Cette histoire-là a pris fin en 2004, quand une rédaction commune à la radio et à la télévision a été installée. Dès lors, les informations télé ont été lues à la radio – et les reportages ainsi que tout ce qui faisait l’ambiance sonore de la radio ont disparu peu à peu. TV-Radio B92 a obtenu une fréquence nationale, et s’est imaginée respectable. Nombreux sont les journalistes et les programmateurs qui ont quitté le navire pour des raisons diverses dont la moindre n’est pas la perte soudaine de fraîcheur et d’esprit critique.

Il est certain que l’arrêt des financements venus de l’étranger, qui avaient permis à la radio de survivre dans les années 1990, et la plongée dans un monde concurrentiel, ont conduit à l’adoption de quelques compromis – et, de place en place, à la perte d’une identité.

La privatisation de B92 a achevé cette transformation. Cette privatisation s’est faite progressivement, et de façon opaque : en 2010, la radio est devenue propriété (à 84,55%) du groupe chypriote Astonko, également propriétaire de la chaîne de télévision Prva – ce qui a intrigué le Comité pour la lutte de la corruption. La chaîne allait subir une transformation à base de « concept musical plus jeune », de nouveaux « programmes commerciaux » et une « nouvelle énergie »… B92 est peu à peu devenue une industrie du divertissement. Même les informations politiques devenaient plus légères – ce qui n’est certainement pas pour déplaire au Premier ministre Aleksandar Vučić, qui prend bien soin de faire taire toute voix un peu critique sur son exercice du pouvoir.

Un silence gêné

Depuis plusieurs mois, les salariés de Radio B92 pressentaient d’importants changements. Ils ne s’attendaient toutefois pas à un débarquement aussi brutal. Certains ont reçu un SMS de leur banque les informant du dernier versement de leur salaire ; d’autres, qui travaillaient bénévolement à la programmation musicale de la radio ont reçu de l’administration ce message faussement poli : « Vous avez probablement déjà été informés des changements survenus à Radio B92 ce jeudi 9 juillet. Pour prévenir d’éventuels malentendus, sachez que la cessation de la transmission des émissions concerne également la vôtre ».

Ainsi disparut Radio B92, dans un silence gêné. Mais ce nom qui s’en va n’est rien pour les nostalgique de la radio foncièrement politique des années 1990 : pour eux, Radio B92 était une « fenêtre sur le monde ». Dans la Serbie d’aujourd’hui, qui en aurait grand besoin, il n’y a rien qui puisse rappeler ce que cette radio a accompli.


Cet article est produit en partenariat avec l’Osservatorio Balcani e Caucaso pour le Centre européen pour la liberté de la presse et des médias (ECPMF), cofondé par la Commission européenne. Le contenu de cette publication est l’unique responsabilité du Courrier des Balkans et ne peut en aucun cas être considéré comme reflétant le point de vue de l’Union européenne.