Blog • Libertés des médias : bientôt le retour aux « belles années 1990 » ?

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On le sait, les pays des Balkans auraient « tourné la page des sanglantes années de guerre », et seraient tous engagés dans le processus « irréversible » de l’intégration européenne. Les gouvernements adoptent des « réformes », et pourtant les économies se délitent, les sociétés se désagrègent, les opinions publiques se désespèrent, et jamais la situation de la presse n’a été aussi mauvaise.

Il y a quelques jours, je participais à Belgrade à une table-ronde sur le thème « Une presse indépendante est-elle possible ». Notre collègue Vesna Mališić, rédactrice en chef adjointe de l’hebdomadaire NIN, fut la première à reconnaître cette réalité assez effarante : dans les années 1990, au plus noir de la guerre, du nationalisme et des sanctions internationales, l’indépendance des médias était mieux défendue qu’aujourd’hui.

De fait, chaque fois que le régime de Milošević essayait de s’attaquer à un média indépendant, les citoyens se mobilisaient. Ils furent ainsi des milliers à défendre Studio B, en 1996, au prix de durs affrontements avec la police. Des collègues furent assassinés, comme Slavko Ćuruvija, le 11 avril 1999, mais les journalistes savaient pourquoi ils se battaient, ils se sentaient forts du soutien d’une large frange de l’opinion publique. Ceci ne vaut pas que pour la Serbie. Les Croates surent aussi se mobiliser pour défendre le caustique hebdomadaire Feral Tribune, en butte aux tracasseries du régime Tuđman. Lire Vijesti et Monitor était, au Monténégro, un acte de résistance.

Cette dernière année, en Serbie, des sites Internet ont été fermés, des émissions de télévision supprimées par simple décision du pouvoir, comme Utisak nedelje, le prestigieux talk-show politique qu’Olja Bećković animait chaque semaine sur B92 depuis… 1991 ! Pire encore peut-être, les journalistes acceptent de s’autocensurer, par crainte de perdre leur emploi et de se retrouver, comme beaucoup déjà, sur des listes noires. Quand un quotidien comme Danas, l’héritier de Naša Borba, titre phare de la résistance démocratique, ose se montrer trop critique envers le régime, il suffit d’un simple coup de fil annonçant des coupes drastiques dans les recettes publicitaires pour que cessent aussitôt ces velléités de révolte. Et le plus grave est que ces attaques éhontées contre la liberté de la presse n’entraînent presque aucune réaction d’une opinion publique léthargique et désabusée.

Cette situation est connue, tout ou presque a déjà été dit du dramatique virage autoritaire du régime serbe d’Aleksandar Vučić, mais aussi de celui de Nikola Gruevski en Macédoine ou de celui de Milo Đukanović au Monténégro, mais encore de l’étrange passivité des dirigeants européens, de l’infamie du Commissaire européen Johannes Hahn mettant en doute la réalité des attaques contre la liberté de la presse en Serbie, lors de sa visite à Belgrade en février dernier.

Le paradoxe central n’est pourtant jamais évoqué : comment est-il possible que la situation de la liberté de la presse semble se détériorer au même rythme que les pays des Balkans se rapprochent du « Graal » de l’intégration européenne ?

Le village Potemkine de l’intégration

Les tyranneaux de Belgrade, Podgorica, Pristina ou Skopje excellent tous dans le maniement de la langue de bois européenne, et cet exercice, hélas, suffit aux technocrates de Bruxelles. Pour peu qu’ils entendent ce qu’ils ont envie d’entendre, ils concluent doctement que les pays des Balkans font de « grands progrès ». C’est ainsi que la plus grande aventure politique qu’ait jamais connu notre continent – la construction européenne – se réduit chaque jour davantage à un triste village Potemkine.

Quand le Courrier des Balkans fut créé, en 1998, il se donna pour objet de devenir une « instrument de solidarité professionnelle avec les médias indépendants d’Europe du Sud-Est ». À l’époque, le concept d’« indépendance » était simple à définir, il s’agissait des médias qui résistaient aux nationalismes autoritaires au pouvoir dans trop de pays de la région. Mais aujourd’hui, qu’est-ce qu’être « indépendant » veut dire ? Milošević et Tuđman sont morts, mais leurs héritiers sont toujours là, plus arrogants que jamais depuis qu’ils sont devenus « pro-européens », et les médias sont autant soumis à des pressions financières et économiques qu’à des interventions politiques directes.

En réalité, l’enjeu est le même, dans les pays des Balkans comme dans ceux de la « vieille Europe » : il s’agit de faire entendre des voix, des pensées critiques, des analyses qui critiquent le fonctionnement réel des sociétés, et peuvent même remettre en cause ce « consensus européen », aussi confortable qu’une vieille pantoufle, mais aussi illusoire que les formules du temps jadis sur « l’horizon radieux du socialisme ». Les premiers à tuer l’idée d’intégration européenne sont ceux qui, à Paris, Belgrade, Podgorica ou Luxembourg, utilisent l’argument européen pour masquer leurs turpitudes politiques et financières, pour tenter d’embellir le sinistre désert de la « transition ». Réinventer une pensée critique est donc un défi commun, pour les sociétés des Balkans comme pour celles d’Europe occidentale. Nous sommes dans le même bateau, réveillons-nous avant qu’il ne coule.