L’Albanie, les Macédoniens et les Aroumains vus par le colonel Ordioni (4)

Blog • Les tribulations patronymiques d’un habitant d’Uskub/Skopje

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Loin de la Macédoine et des Balkans, en mission à Galati, en Roumanie, le colonel Ordioni se souvient dans une lettre postée le 7 juillet 1919 de son ancien logeur à Uskub (Skopje) présenté comme étant « d’origine roumaine », donc vraisemblablement aroumain. Son histoire patronymique ressemble à s’y méprendre à tant d’autres histoires d’habitants de la région...

Elle nous fait penser notamment aux més/aventures du personnage central du film « Le regard d’Ulysse » de Theo Anghelopoulos, qui incarnait en quelque sorte les tribulations d’un des frères Manakia, photographes réputés et pionniers du film documentaire ethnographique dans les Balkans originaires du village aroumain de Grèce Avdela (https://www.youtube.com/watch?v=nfiY6wwet7k) :

« L’un de mes plus aimables propriétaires, celui qui m’a offert l’hospitalité la plus généreuse, la plus franche, et dont j’ai conservé le souvenir le plus impérissable me racontait pendant ses moments de tristesse combien il lui était difficile pour faire du commerce, pour « travailler aux affaires » comme il disait. Dans l’incertitude du lendemain, il ne pouvait lancer et mettre en pratique ses belles et nombreuses idées sur le commerce et l’industrie !...

Ce brave homme était d’origine roumaine, mais établi à Uskub, en Serbie, où, grâce à un labeur intelligent, il avait réalisé une certaine fortune dans la tannerie. Il avouait franchement avoir fait de grosses affaires avec Berlin surtout, Leipzig où il était souvent à la foire. Il nous reprochait de manquer d’initiative et partout, disait-il, la France a délaissé complètement les Balkans, depuis quelques années. Et comme je lui annonçais que certainement les relations avec la France seraient bientôt reprises, il en était ravi et ajoutait, avec un sentiment de profonde tristesse :

« Mais voyez mon cas qui est fort intéressant ; je vais vous raconter les différentes phases par lesquelles est passé mon nom, sans avoir quitté cette bonne ville d’Uskub où, grâce à mes efforts ininterrompus, à un labeur incessant, j’étais parvenu à me créer une grosse aisance, peut-être même une certaine fortune si le flux et le reflux des invasions n’avaient ravagé notre fertile vallée du Vardar à plusieurs reprises. Pour aujourd’hui, je ne vous parlerai que de mon nom ; de mon nom patronymique et des fluctuations successives par lequel il a passé.

Comme vous savez, actuellement je m’appelle Yachimowitch, venant de Yachimo qui, si je ne me trompe pas veut dire Jacques en français.

Ce nom a subi, non dans son essence ou dans son radical, mais dans sa terminaison diverses transformations qu’il importe de signaler : ma première nationalité de Roumain donnait à mon nom une terminaison finale qui me rappelait mon origine et qui me paraissait normale, Yachimo ou Yachimu.

Mais j’eus la malencontreuse idée de me faire sujet grec et de me mettre au service de la Turquie, en qualité de chef de gare dans cette même ville d’Uskub ; du coup, je devins Yachimis ou Yachimas, au choix.

Néanmoins les Turcs n’abandonnaient pas leurs prétentions sur ma modeste personne et, dans ma correspondance officielle, je fus obligé d’ajouter effendi à mon premier nom et mon appellation officielle devint : Yachimo effendi.

Je me tenais satisfait dans la hiérarchie quand la guerre balkanique (la première) éclata ; la ville d’Uskub s’appela Skopje, au pouvoir des Serbes et moi-même je dus ajouter la finale « witch » à mon nom qui me plaisait cependant beaucoup, énormément. J’avais quelque plaisir à écrire effendi Yach… .

Mais passons, parce que je ne suis pas encore au bout de mes métamorphoses. Ovide, que j’ai eu le plaisir de voir à Constantza, sur la place publique, en face de la « Primaria » voile-toi la face ; tu n’as même pas soupçonné les nouvelles métamorphoses des noms sur le pays d’adoption qui devait t’inspirer tes Tristes.

Voilà donc que les Serbes, nos nouveaux maîtres, exigent de tous les sujets le port du képi national, qui remplit les meilleures conditions d’hygiène et d’esthétique de l’univers entier, et en outre la finale « witch » pour tout le monde.

Je devins ainsi Yachimowitch ; voilà mes cartes et mon cachet. Abandonnant les chemins de fer, je me lançais dans la peausserie où je réalise de gros bénéfices.
Mes affaires prospéraient merveilleusement bien lorsque survint la terrible guerre actuelle qui refoula les Serbes ; Uskub fut occupée par les Bulgares qui firent tout pour gagner notre confiance et notre estime. Comme je suis bon enfant, j’acceptais avec plaisir la domination bulgare et je devins Yachimoff.

Je jetais dans le Vardar le « witch » serbe pour adopter le « off » bulgare. Comme cette terminaison me paraissait trop slave, j’adoucissais cette finale en « eff » qui était également bulgare. Nous avions le choix et alors j’en profitais pour me composer un nom s’approchant de la noblesse mais je n’y parvenais guère puisque mon nom de famille n’était qu’un prénom, Jacques. Seule, cette bonne Turquie m’avait donné toutes satisfactions dans mes prétentions héraldiques ; combien je regrettais : effendi Yachimo, ou bien Yachimo effendi ; ça faisait bien.

Comment trouvez-vous mes tribulations, mon Colonel ?... Et quand je pense que mon fils Pierre sera peut-être obligé de passer par les mêmes phases, je me décourage un peu. Aussi j’ai envie d’en faire un sujet français ; qu’en pensez-vous mon colonel ?

Prochains papiers :
Le colonel Ordioni et l’armée roumaine en Bessarabia et
La "paysanne du Danube" à l’heure de l’établissement de la frontière avec la Bulgarie