Nikos Kalampalikis

Les Grecs et le mythe d’Alexandre

|

Par Nicolas Trifon

Quelle idée se faisait-on à la fin des années 1990 sur les manifestations monstres de Thessalonique ou Athènes au début de la même décennie contre le nom constitutionnel de son voisin septentrional qui venait de proclamer l’indépendance ? La parution du livre de Nikos Kalampalikis intitulé Les Grecs et le mythe d’Alexandre : étude psychosociale d’un conflit symbolique à propos de la Macédoine permet de porter un regard quelque peu différent sur ce que l’on appelle en Grèce l’« affaire macédonienne » [1].

L’« affaire » commence au lendemain du référendum de septembre 1991 entérinant l’indépendance de la République de Macédoine avec les protestations émises par les autorités grecques appuyées par la quasi-totalité de la classe politique (à l’exception de l’extrême-gauche) et de l’opinion publique contre la présence du mot Macédoine dans l’intitulé du nouvel État. Ce mot désigne aussi une province de la Grèce et fait partie de l’héritage culturel et historique grec, expliquait-on du côté grec. Pourtant, le mot figurait également dans l’intitulé de l’ancienne république fédérée de Yougoslavie depuis 1945, date à laquelle il fut officiellement introduit pour désigner la nationalité et la langue (slave) de la majorité des habitants de ce territoire. Le nouvel État est admis à l’ONU sous le nom, provisoire, de « Former Yugoslav Republic of Macedonia » en avril 1993. En février 1994, la Grèce décrète un embargo contre son voisin septentrional, ce qui conduit la Commission européenne à porter plainte contre elle. L’embargo ne sera levé qu’à la suite de l’accord intérimaire signé à New York entre les deux pays en septembre 1995. A cette occasion, la République de Macédoine s’engage à supprimer l’article 49 de sa Constitution, selon lequel « la République veille à la situation et aux droits des citoyens des pays voisins d’origine macédonienne » et à abandonner le symbole adopté en août 1992 sur son drapeau national, le « soleil de Vergina » à seize branches (emblème présumé de la prestigieuse dynastie macédonienne, découvert seulement en 1977). En retour, elle est reconnue sous l’acronyme FYROM par la Grèce. A partir de cette date, on assiste à une normalisation des rapports entre les deux pays sur le plan politique et à un accroissement vertigineux des liens économiques. En revanche, le principal point qui a provoqué et entretenu pendant quatre ans une mobilisation tous azimuts poussée à son paroxysme demeure en suspens : l’État grec a beau s’en tenir à l’acronyme FYROM et éviter de prononcer le mot Macédoine, il est presque le seul dans le monde à prendre une telle précaution et, surtout, cet acronyme n’a toujours pas la faveur des Grecs qui continuent à appeler ce pays et ses habitants par le nom de sa capitale : Skopje, Skopjiens [Skupiani]. Mais le cœur n’y est plus, les hommes politiques évitent d’en parler, les médias traitent d’autres sujets...

« Dans dix ans, l’« affaire » skopjienne sera oubliée », s’était exclamé en 1993 le Premier ministre grec à la veille de la chute de son gouvernement. En effet, on n’en parle plus, mais elle a laissé des traces. L’enquête psychosociale réalisée par N. Kalampalikis entre 1997 et 2000 nous permet d’y voir plus clair. Elle a porté sur quelque 150 personnes constituant un ensemble assez homogène tant par la classe d’âge (de vingt à trente ans) que par le milieu socioculturel (p. 51 et 244). La moitié d’entre eux vivent à Thessalonique, ils sont présentés par l’auteur comme des Grecs macédoniens et les autres eux sont à Athènes. Les réponses aux diverses questions posées oralement ou par écrit et les propos recueillis lors d’entretiens individuels ou en groupe permettent de se faire une idée assez précise sur leur participation, alors qu’ils étaient pour la plupart d’entre eux encore élèves, à la mobilisation de la période 1992-1995 comme sur l’idée qu’ils s’en font rétrospectivement. Le tableau qui en résulte est édifiant.

À plusieurs reprises, l’auteur met l’accent sur les différences entre les deux sous-groupes, celui des Grecs macédoniens, davantage concerné par l’« affaire », étant plus radical dans ses jugements, tout en estimant que ces différences sont minimes. Par exemple, dans l’appréciation des pays voisins et de leurs habitants, les jeunes de Thessalonique manifestent une attitude plus contrastée que ceux de la capitale. Cependant, chez les uns comme chez les autres la République de Macédoine et la Bulgarie occupent une place intermédiaire, plus proche du pôle positif (l’Italie) que du pôle négatif (la Turquie et l’Albanie) (p. 88-95). On peut se demander si, dans ce cas, le marqueur religieux n’y est pas pour quelque chose. Mais le plus important est ailleurs : les jeunes interrogés connaissent mal leurs voisins continentaux, rares sont ceux qui en ont visité un ou qui souhaitent le faire. L’auteur rappelle à ce propos que, selon diverses statistiques réalisées à l’échelle européenne sur des échantillons représentatifs, la Grèce compte un nombre très élevé de jeunes n’ayant jamais voyagé à l’étranger (83%) (p. 95) et que, s’ils se montrent pleins d’espoir envers l’Europe, la plupart sont aussi très ethnocentriques et xénophobes (p. 104). De ce point de vue, on observe des traits communs avec les jeunes (et moins jeunes) des autres pays de la région qui viennent d’intégrer ou qui vont intégrer l’Union européenne - dont la Grèce fait partie depuis 1981. Cet isolement de fait peut expliquer la difficulté des jeunes interrogés à définir leurs voisins du Nord : les uns avouent « ne pas savoir », d’autres les appellent « non-Grecs », d’autres encore se rabattent sur le nom de la capitale, « Skopjiens » (p. 133). « Je les vois un peu comme des extraterrestres, comme des Martiens, tu vois, qui comme dans les films, veulent prendre possession et gouverner la terre, ça m’évoque quelque chose comme ça », avoue une jeune Athénienne (p. 136).

Le rejet de ces êtres étranges qui ont occasionné tant de troubles identitaires est le plus souvent sans appel aussi bien à l’époque des manifestations massives autour du slogan « Il n’y a qu’une Macédoine et elle est grecque » (p. 35) qu’au moment des entretiens, même si certains ont fini par se poser des questions. Cette quasi-unanimité est d’autant plus consternante que de l’aveu de la plupart des jeunes interrogés l’initiative de participer à ces manifestations ne leur appartenait pas. Voici un témoignage assez exemplaire parce qu’il contient les éléments qui reviennent sans cesse dans les autres témoignages cités, à ceci près que son auteur adopte un ton critique, ce qui demeure exceptionnel : « J’allais à l’école, je me souviens que tous nos profs nous invitaient à participer aux manifs, car on était jeune et il fallait montrer l’exemple (...) Les profs étaient même prêts à nous effacer les absences (...) C’était comme une excursion, on passait un peu par la manif pour voir ce qui se passait, je me souviens que c’était la panique, la foule, on criait « la Macédoine est grecque », on était fanatisé, au sens négatif du terme, car, même si aujourd’hui je ne sais toujours pas ce qui se passe, je ne suis pas du tout sûre que je referai les mêmes choses qu’avant. À l’époque, j’avoue que j’étais prête à « manger un Skopjien », comme dirait l’autre. Je me souviens aussi de la télé, où ils présentaient les choses comme bon leur semblait (...) Personne ne nous avait dit que les choses ne sont pas comme ça, qu’il y avait plusieurs aspects, car je crois qu’ils voulaient qu’on les voie ainsi, surtout les hommes politiques. Si quelqu’un disait que peut-être les autres avaient aussi raison, ils étaient prêts à le massacrer, ils avaient peur. » (p. 181.)

La plupart des jeunes, à l’instar de l’ensemble de la société grecque, ne reprochent pas à l’État de les avoir entraînés dans une aventure douteuse. Cette aventure fait d’ailleurs souvent figure d’épisode romantique dont on se souvient avec émotion. Ils leur reprochent de ne pas avoir atteint les buts fixés, de les avoir déçus, abandonnés, trahis. Dans le même temps, ils ne semblent guère prêts à continuer sur la même lancée si l’on considère le silence qui entoure l’« affaire » depuis 1995.

Dans sa reconstitution de la mobilisation du début des années 1990 et des traces qu’elle a laissées à la fin de la décennie chez ceux qui y ont participé, N. Kalampalikis se garde bien non seulement d’intervenir et de prendre position par rapport à l’« affaire » mais aussi d’interpréter les événements qui s’en sont suivis. Les résultats de son enquête, auxquels s’ajoutent un volet d’analyse des discours étatique et médiatique et un autre sur les « narrations » de la nation, indiquent assez clairement la responsabilité de l’école (publique), de l’administration, des médias (souvent privés), de nombre d’intellectuels et de la classe politique (malgré ses déconvenues en fin de parcours). On reste en revanche sur sa faim à propos du pourquoi de l’attitude de la population (dont l’auteur décrit dans le détail les mécanismes qui sous-tendent les prises de position le souvenir qu’elle en conserve, etc.). Sans doute, indépendamment même des intentions de ceux qui l’ont choisi, l’emblème national (onomastique et iconographique) du nouvel État avait-il de quoi choquer la société grecque car il représente à ses yeux un affront sinon une menace. La dureté, la durée et l’intensité de sa réaction, disproportionnées à tous points de vue, posent en revanche problème, à tel point que la faiblesse et la naïveté de l’argumentation des « Skopjiens » sont passées au second plan aux yeux des observateurs [2].

Alexandre le Grand ne saurait nous être d’un grand secours. Annoncé dans le titre du livre, et omniprésent dans le discours savant des experts ou dans les manuels scolaires, sans parler des enseignes commerciales et des bâtiments publics, il n’apparaît que rarement dans les propos des jeunes, et encore de manière anecdotique si l’on pense au slogan crié lors d’une manifestation : « Si Alexandre était skopjien, son cheval Bucéphale était une Zastava [marque de voiture yougoslave bon marché] » (p. 183). Je pense qu’il joue un rôle secondaire dans l’« affaire » tant du côté grec que macédonien slave et, par conséquent, l’affirmation de l’auteure de la préface me semble déplacée : « Vous apprendrez que l’appel au mythe [d’Alexandre] n’a pas seulement été orchestré par l’État grec : il a traduit une adhésion à la croyance dans une identité fondée par l’histoire antique, croyance profondément enracinée dans la sensibilité populaire même si elle s’est trouvé renforcée par le système éducatif. » (p. 9).

Si elles sont plus récentes, les croyances des Macédoniens à propos de leur « macédonité » ne sont pas moins bien enracinées, et, comme en Grèce, elles ont été inculquées puis renforcées pour l’essentiel par l’école (depuis 1945). Dans ce domaine, quelques générations garantissent le succès de l’opération.

Dans les trois régions administratives de Grèce comportant le mot Macédoine dans leur intitulé, l’histoire nationale telle qu’on l’apprend de nos jours ne remonte pas beaucoup plus loin dans le temps, puisqu’elles ont été intégrées dans ce pays en 1913. Le profil des Grecs macédoniens évoqué par N. Kalampalikis a beaucoup changé au cours du siècle qui vient de s’écouler si l’on en juge par la variété des politiques coercitives de peuplement mises en œuvre depuis cette date. L’un dans l’autre, les Grecs ne constituaient qu’une majorité relative dans ce territoire lorsqu’il est entré dans la composition de l’État grec, suite à la défaite des armées bulgares pendant la seconde guerre balkanique (1913). Des poches importantes de population macédonienne slave (appelée bulgare en ce temps) et aroumaine y subsistaient, sans parler des communautés turques et juives notamment en milieu urbain. Il faudra attendre l’échange des populations entre la Grèce et la Bulgarie en 1919 et surtout avec la Turquie quatre ans plus tard, suite à la défaite des armées grecques en Asie mineure, pour que l’équilibre démographique soit bouleversé dans la région. Une partie considérable du million et demi de réfugiés chrétiens, parfois turcophones, y a été installée à la place des musulmans. La Seconde Guerre mondiale se traduira par la déportation et l’assassinat d’une partie de la communauté juive par les nazis, tandis que la guerre civile (1945-1949) entraînera l’exode d’une partie de la population macédonienne slave qui s’était retrouvée du côté de la résistance communiste. Ces faits ne sont pas ignorés dans la région, mais le désaccord portant sur les points sensibles est presque total entre les historiens « nationaux » de ces pays. Par exemple, la Grèce a toujours fait l’impasse sur le partage de la Turquie d’Europe de 1913. Cela dès le lendemain de la signature du traité de Bucarest qui l’entérinait et jusqu’à nos jours, vraisemblablement en raison aussi du traumatisme durable causé par la Grande Catastrophe de 1922. Pendant son enquête, N. Kalampalikis a distribué une carte présentant le partage des trois vilayets ottomans formant la Macédoine « historique » entre la Bulgarie (10%), la Serbie (39%), l’Albanie (1%) et la Grèce 50%). Pour 95% des jeunes, c’était la première fois qu’ils la voyaient. Décidément, il y aurait encore beaucoup à faire pour qu’ils réalisent qu’il existe encore d’« autres » Macédoine [3].

Pour prendre la mesure des choses, il est indispensable de faire entrer en ligne de compte une particularité de la configuration institutionnelle de l’État grec : sa Constitution ne reconnaît pas l’existence des minorités nationales sur son sol. On peut par exemple être non seulement chrétien orthodoxe (la Sainte Trinité figure dans la Constitution) mais aussi musulman alors que le fait de se dire turc constitue un délit. Dans un tel contexte, peu d’individus seraient disposés à subir l’opprobre public et les rigueurs de la loi parce qu’elles se sentent de près ou de loin, d’une manière ou d’une autre macédoniens slaves, aroumains ou albanais.

Du point de vue du but recherché, à savoir consolider l’homogénéité nationale et empêcher toute velléité centrifuge, on peut dire que la méthode a porté ses fruits. L’unanimité des réactions observée pendant le litige nominal l’indique sans ambages. Les surenchères nationalistes des natifs de la Macédoine grecque, qui semblent parfois destinées à exorciser un passé trouble, le suggèrent également. Par la même occasion, les revers de cette politique apparaissent au grand jour : l’ignorance par la population grecque de pans entiers de l’histoire récente des Balkans, son incapacité à comprendre les changements en cours dans cette région du monde après l’écroulement des régimes communistes et son auto-isolement sur le plan international.

La stupeur, l’hostilité et le rejet manifestés par la société grecque pendant la période 1991-1995, puis le sentiment de frustration, de déception et le désarroi qui s’en est suivi sont l’aboutissement quasi inévitable d’un processus historique et d’une configuration institutionnelle sui generis assez faciles à reconstituer. En tout cas, pourrait-on dire en guise de conclusion, c’est du côté de la Macédoine de Grèce plutôt que du côté de l’ancienne république yougoslave qu’il faut chercher les raisons du psychodrame qui s’est joué à Thessalonique et à Athènes pendant cette période à la faveur du conflit nominal qui a opposé les deux pays. Le fait que, malgré les traces qu’il a laissées, ce conflit s’est révélé bien bénin comparé à ceux qui ont ensanglanté les Balkans pendant la même période mérite d’être mentionné.

[1] http://archives.univ-lyon2.fr/252/01/2002_CIPS_Noms_%26_RS.pdf] Maître de conférences à l’Institut de psychologie de Lyon II, l’auteur de ce livre dispense au lecteur un véritable cours de psychologie sociale. Son exposé est fort instructif pour ceux qui étudient cette discipline mais pas toujours pertinent pour ceux qui veulent en savoir plus sur le sujet traité, sujet qui constitue un cas d’école en la matière et qui se prête donc aux interprétations psychologiques les plus diverses. On ne comprend pas à quoi bon recourir à des références savantes et à des techniques d’analyse sophistiquées pour aboutir à des explications du même ordre que celles que le lecteur de ce genre d’ouvrage peut trouver tout seul au simple énoncé des faits. En fin de compte, on a un peu le sentiment que, si l’« affaire macédonienne » confirme avec brio le bien-fondé de tel ou tel aspect des théories ou des observations d’un Maurice Halbwachs, d’un Serge Moscovici et de tant d’autres auteurs cités par N. Kalampalikis, ces théories et ces observations n’apportent pas d’éclairage particulier sur l’« affaire ». Ces réserves mises à part, le livre est passionnant comme j’essaierai de le montrer ici avant de formuler quelques observations.

[2] Cette chronique, comme l’ouvrage dont elle se fait l’écho, porte uniquement sur la Grèce. Pour une évaluation du conflit il faudrait prendre en compte des enquêtes et des études fouillées portant sur la mobilisation à la même époque en République de Macédoine et sur ses formes, parfois non moins paroxystiques que celles qu’elles ont revêtues en Grèce. À noter que depuis une bonne vingtaine d’années les analyses les plus pertinentes et les critiques les plus poussées du nationalisme en Grèce que j’ai été amené à consulter sont le plus souvent l’œuvre d’auteurs grecs.

[3] À noter que les actions des Macédoniens slaves contre le pouvoir ottoman pendant les dernières décennies de la Turquie européenne sont souvent passées sous silence, lorsqu’elles ne sont pas associées au simple banditisme et il n’est presque jamais question des initiatives politiques allant dans le sens d’une Macédoine fédérale. Or ces actions et ces initiatives, déformées ou occultées en Grèce, constituent les références historiques centrales du corpus national macédonien slave. Malgré les exagérations qu’elles véhiculent, ces références ont plus de fondement que les spéculations portant sur l’ethnogenèse des habitants du territoire de l’actuelle République de Macédoine.