Médias : Most, un pont pour le dialogue à travers les Balkans

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Depuis deux décennies, Omer Karabeg, figure de référence de la télévision yougoslave, s’attache à ouvrir un espace de dialogue entre ceux que tout oppose. À défaut d’avoir eu raison du nationalisme, son émission Most, diffusée depuis 1994 sur le programme sud-slave de Radio Free Europe, permet d’ouvrir la discussion. Et parfois de se comprendre.

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Propos recueillis par Luka Zanoni

Omer Karabeg
© Osservatorio Balcani e Caucaso

Osservatorio Balcani e Caucaso (O.B.C) : Vous animez depuis des années une émission sur Radio Free Europe et les transcriptions de celle-ci sont ensuite publiées sur Internet. Pouvez-vous nous expliquer de quoi s’agit-il ?

Omer Karabeg : L’émission s’appelle Most (« Le pont »). J’y réunis des personnes issues de l’ancienne Yougoslavie, de Serbie, de Bosnie-Herzégovine, du Monténégro, du Kosovo, de Macédoine, etc. Il s’agit généralement d’hommes politiques, de fonctionnaires, de scientifiques, d’artistes que je fais dialoguer entre eux. Je choisis des sujets d’importance régionale et je lance le débat. Les polémiques sont parfois vives entre les invités, notamment quand j’invite à la même tables deux nationalistes, un Croate et un Serbe ou des gens de Sarajevo et de Belgrade et que des sujets délicats sont abordés, comme les responsabilités des dernières guerres dans les Balkans. Mes invités ne seront peut-être jamais d’accord, mais ce qui est intéressant, c’est qu’ils puissent dialoguer. Il faut que les arguments des uns et des autres se croisent et qu’ils soient entendus. Car généralement les nationalistes ne veulent pas écouter les arguments du camp opposé. Ils ne prêtent grâce qu’aux discours qui leur ressemblent. Parfois, certains n’acceptent pas de participer à l’émission, justement pour ne pas avoir à dialoguer. D’autres viennent, même s’ils ne seront pas d’accord. Vous connaissez cet adage latin : audiatur et altera pars (« qu’on écoute l’autre partie ») ? C’est ce qui, je crois, est le plus important.

O.B.C : Votre travail a-t-il contribué à changer les sociétés de la région ?

O.K. : Je ne le pense pas. Cela fait plus de vingt ans que je m’emploie à construire ce « pont », mais je ne me fais guère d’illusion sur sa capacité à pacifier la région. En revanche, il est parfois arrivé que je contribue à créer des contacts entre des gens ayant des opinions très différentes. Par exemple, au début de l’émission, en 1994, alors que la guerre faisait rage. Most avait à l’époque pour mission de faire discuter des gens séparés par la ligne de front. J’arrivais même à créer un dialogue fort. Pendant la guerre entre la Serbie et le Kosovo, j’ai réussi à faire discuter Mihailo Marković, philosophe et idéologue du Parti socialiste de Serbie (SPS) de Slobodan Milošević et Fehmi Agani, théoricien du mouvement d’Ibrahim Rugova. Je savais que ce dernier accepterait mais je ne pensais pas que Mihailo Marković allait le faire. Leur dialogue fut très intéressant et je pense qu’il fut le premier du genre entre dirigeants albanais et serbes. Je suis heureux de l’avoir provoqué dans cette émission.

O.B.C : Qu’est ce que a changé entre les pays de la région ces dernières années, en particulier entre la Croatie et la Serbie ?

O.K. : Pas grand-chose je crois. La guerre est terminée, Dieu merci, et c’est une excellente chose. Mais pour les relations entre les deux pays, c’est toujours les montagnes russes. Nous avons connu une belle embellie durant les présidences d’Ivo Josipović et de Boris Tadić. Ces deux hommes pouvaient se retrouver et discuter, ils se sont vraiment appréciés je pense. Naturellement, nombreux étaient ceux en Serbie qui ne cautionnaient pas les actions de Boris Tadić, et en Croatie celles d’Ivo Josipović, mais ils ont réussi à normaliser les rapports entre leurs deux pays. Aujourd’hui, peu de chance qu’Andrej Plenković et son homologue serbe, Aleksandar Vučić, n’améliorent les choses.

O.B.C : Tout dépend donc des politiques au pouvoir ?

O.K. : Oui, bien sûr, cela dépend des politiques. À l’exception de dégoûtants nationalistes, il n’y a pas de haine entre les gens. J’ai animé des débats entre des vétérans de guerre, des personnes qui ont combattu, qui se sont regardés dans le viseur des fusil, des combattants de l’armée de Bosnie-Herzégovine et de la Republika Srpska. Et ils se sentent aujourd’hui trahis. Ce sont eux qui étaient en première ligne, au front, qui ont été blessés et qui sont restés invalides. Mais ceux qui se tiraient dessus ont aussi été les premiers à faire la paix, avant que les hommes politiques n’arrivent à le faire. Ces derniers ont intérêt à alimenter le nationalisme, c’est ce qui les maintient au pouvoir. Aux gens du peuple en Bosnie-Herzégovine, ils n’ont rien à offrir de plus que le nationalisme, puisqu’ils n’arrivent pas à leur rendre la vie meilleure. Cette année, 80 000 personnes ont quitté la Bosnie-Herzégovine. Je ne parle pas de ceux qui ont fui le pays durant la guerre, des gens qui ont échappé aux camps de concentrations, à la torture, etc. Ceux-là ne reviendront jamais. Ceux qui partent aujourd’hui, ce sont les jeunes qui ne voient aucune perspective dans leur propre pays.

O.B.C : Que pensez-vous de la situation des médias dans la région ?

O.K. : La meilleure situation se trouve, me semble-t-il, dans la Fédération de Bosnie-Herzégovine. Pas parce que le situation économique ou politique y serait meilleure, mais parce que les médias y sont moins contrôlés. En Republika Srpska, Milorad Dodik contrôle 80% des médias, tout comme Aleksandar Vučić en Serbie. En Croatie, la situation s’est un peu améliorée depuis l’époque de Tomislav Karamarko, mais la télévision publique reste contrôlé par le gouvernement. Je vis en République Tchèque, on y trouve deux télévisons privées. En Serbie, il en existe 500. Quand un Premier ministre passe sur la télévision tchèque, les journalistes le bombardent de questions, le laissent à peine terminer ses réponses. En Serbie, c’est Aleksandar Vučić qui pose des questions.


Cet article est produit en partenariat avec l’Osservatorio Balcani e Caucaso pour le Centre européen pour la liberté de la presse et des médias (ECPMF), cofondé par la Commission européenne. Le contenu de cette publication est l’unique responsabilité du Courrier des Balkans et ne peut en aucun cas être considéré comme reflétant le point de vue de l’Union européenne.