Le CdB, 25 ans d’histoire(s) | Slovénie : Gorizia-Nova Gorica, une ville coupée en deux (1/2)

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Après avoir vécu unie, d’abord sous l’Autriche-Hongrie puis l’Italie, la ville de Gorizia a été coupée en deux du jour au lendemain, le 16 septembre 1947. La frontière élevée avec la Yougoslavie courait quelques mètres à l’ouest de la Transalpine, le chemin de fer inauguré par l’archiduc François-Ferdinand en 1906. Depuis, il y a Gorizia côté italien et Nova Gorica côté slovène. Voyage au cœur d’une ville malmenée par l’histoire, à la fois barrière et carrefour.

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Par Rodolfo Toè


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Une carte postale italienne de la place Transalpine de Gorizia coupée par la frontière italo-yougoslave

Les barbelés et les chevaux de frise furent littéralement dressés du jour au lendemain, séparant les familles, les jardins des maisons, les paysans de leurs champs. À Miren, quartier périphérique du sud de la ville, la frontière passe même au sein d’un cimetière. Aujourd’hui encore, des morts reposent avec la tête en Slovénie et les pieds en Italie.

« La frontière a vu le jour à la surprise générale, ou presque », explique Roberto Covaz, voix historique du quotidien local Il Piccolo. « Personne n’avait prévu que ça se passerait si vite. Il y a des gens qui ont découvert à leur retour du travail qu’ils ne pourraient pas rentrer chez eux, tout simplement parce que leur maison se trouvait de l’autre côté de la frontière. »

Le journaliste a passé des années à recueillir les histoires des habitants de Gorizia et de Nova Gorica. Un de ses livres est dédié à un épisode très célèbre dans l’histoire des deux villes jumelles, le « Dimanche des balais ». Le 13 aout 1950, trois ans après la séparation, la rumeur se répand parmi les habitants de Nova Gorica : les autorités yougoslaves vont autoriser les visites aux proches restés en Italie. Il s’agit bien sûr d’un malentendu, mais, miracle, les gardes frontières ne s’opposent pas à que des milliers de novogoričani viennent pacifiquement à Gorizia. Après avoir rencontré leurs anciens potes, ils profitent de l’excursion pour acheter les produits qu’on ne trouve pas en Yougoslavie, dont des balais en bois, qui deviennent le symbole de cette journée.

« C’était un phénomène spontané. Les gens ont passé dans le calme la frontière pour se rencontrer et faire du shopping. C’était le premier exemple d’une intégration européenne basée sur le marché commun ! », rit Roberto Covaz.

Un ancien cimetière dans le quartier de Miren, à la périphérie entre Gorizia et Nova Gorica. Le cimetière se trouve sur la frontière entre les deux pays. Il était coupé par les barbelés de la frontière au niveau de la ligne rouge
© Rodolfo Toè / CdB

En 1950, franchir la barrière entre Gorizia et Nova Gorica n’était pas une mince affaire. La ligne qui séparait les deux villes représentait aussi la limite entre l’Italie et la Yougoslavie, entre le bloc de l’Ouest et le socialisme. Tito avait rompu deux ans plus tôt avec Staline et la question de l’attribution de la ville de Trieste restait toujours ouverte. « Les deux tiers de l’armée italienne étaient concentrées ici. La possibilité d’un conflit était réelle », rappelle Dario Stasi, membre de l’association culturelle transfrontalière Isonzo-Soča. « Ce n’était pas la première fois que la ville était en danger... On a connu la domination romaine, les invasions barbares, la destruction des deux guerres mondiales, le fascisme et le communisme. Gorizia a toujours été un espace disputé. »

70 ans plus tard, la question de l’identité de la ville n’a pas été tranchée. Les relations avec sa voisine Nova Gorica, comme celles entre la majorité italienne de la ville et sa minorité slovène, estimée à environ un quart des quelque 35 000 habitants, attendent toujours d’être normalisées. « Après l’entrée de la Slovénie dans l’UE, la frontière administrative a disparu, mais elle est restée dans nos esprits », estime Stasi. « Pour aborder cette question si délicate, il faut comprendre que Gorizia n’a jamais été une ville italienne. Elle ne l’est devenue qu’après la Première guerre mondiale. »

« Gorizia, tu es maudite »

Avant d’être intégré au royaume d’Italie, le comté de Gorizia avait fait partie pendant plus de quatre cents ans de l’Empire austro-hongrois. En 1910, la majorité de sa population était slovène (61,8%) tandis que les Italiens ne représentaient qu’un peu plus du tiers des habitants (36%). Un siècle plus tard, Gorizia continuent de regarder l’époque de l’administration viennoise comme un véritable âge d’or, son apogée culturelle et économique. Aujourd’hui, on a l’impression d’une ville fantôme, plombée par la crise et l’émigration. Depuis 1971, Gorizia a perdu la bagatelle de 10 000 résidents. Alors dans les maisons, on se voue au même saint : l’empereur François-Joseph, symbole d’une « Belle époque » à jamais révolue.

Le portrait de François-Joseph, le dernier empereur austro-hongrois orne toujours les maisons de Gorizia comme ici, dans un bar de la ville
© Rodolfo Toè / CdB

Récemment, les communes autour de Gorizia ont elles aussi commencé élever des monuments et à dédier des rues à la mémoire de l’ancien empereur et à ses troupes qui se battirent âprement contre les Italiens pendant la Première Guerre mondiale. Voilà qui pourrait sembler étrange au moment où l’Italie commémore le centenaire de son entrée en guerre contre Vienne. En réalité, seuls quelques dizaines d’Italiens de Gorizia décidèrent de rejoindre l’armée de la Botte. La plupart furent enrôlés dans les bataillons de l’armée autrichienne, qui les avait déjà mobilisés un an plus tôt, en 1914, pour aller se battre sur la frontière bosno-serbe.

« C’est une histoire qui n’a jamais été racontée objectivement », lâche Martino Prizzi, proche d’un collectif d’intellectuels italiens, Wu Ming, où il est plutôt connu sous son pseudonyme Tuco. « Pendant la Première Guerre mondiale, Gorizia fut la seule ville conquise par l’armée italienne grâce à une victoire militaire. Son importance a donc été exacerbée par l’idéologie nationaliste. » Pendant la bataille pour Gorizia, plus de 30 000 hommes sont morts. « Gorizia, tu sei maledetta », Gorizia, tu es maudite, dit une célèbre chanson antimilitariste de l’époque.

« Le mythe de Gorizia a été tellement glorifié par les droites italiennes que la première fois que cette chanson fut exécutée en publique, en 1964, les musiciens ont été inculpés pour outrage à la patrie. Aujourd’hui, il n’y a aucune colline autour de Gorizia qui n’ait son monument aux soldats morts pour l’Italie. C’est une politique de monumentalisation commencée par le Fascisme et qui n’a jamais cessé », conclut Tuco. Le mythe d’une Gorizia ultra-italienne est d’ailleurs vite démenti par les urnes. Lors des premières élections libres de 1921, la province élit cinq candidats, dont quatre slovènes. Et le seul élu italien est communiste.

Fascistes contre Titistes

Les années qui vont de 1921 à 1945 sont les plus tragiques pour le territoire de Gorizia. Mussolini, après avoir pris le pouvoir, commence une politique d’italianisation forcée des territoires orientaux qui sont passés sous la domination de Rome : la Slovénie, jusqu’à Postojna, et l’Istrie. Toute langue différente de l’Italien est prohibée, les miliciens suppriment les signes des minorités slaves et les opposants sont tués ou persécutés.

Les crimes des Italiens entraîneront la violente réaction des Partisans yougoslaves à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le 1er mai 1945, quand les hommes de Tito entrent à Gorizia, ils arrêtent 6 000 Italiens. Un millier sont exécutés et jetés dans les foibe, ces énormes cavités naturelles présentes dans la région. L’épisode est souvent mis en avant par l’opinion publique italienne, surtout pour relativiser l’ampleur des crimes commis par le fascisme. Il est plus aisé de se lamenter contre la tentative de « nettoyage ethnique » menée par l’ennemi que de regarder en face les erreurs de son propre passé.

Le maréchal Tito lors de la formation du Conseil antifasciste de libération nationale de Yougoslavie (AVNOJ) à Jajce. Peinture murale dans la mairie de Nova Gorica.
© Rodolfo Toè / CdB

« Il y a 901 victimes de la répression partisane dans la province de Gorizia », avance la plus grande spécialiste de l’événement, Nataša Nemec. « On est très loin de ce qu’on entend parfois en Italie, quand on parle de dizaines de milliers de victimes civiles. Il s’agissait surtout de militaires, notamment de membres de la sécurité publique. » Cette page sombre de l’histoire a fait l’objet de multiples manipulations. Parmi les noms écrits sur le mémorial aux « martyrs » des foibe de Gorizia, il y a d’ailleurs des personnes qui sont toujours vivantes. « La vérité, évidemment, n’intéresse à personne », conclut Nemec, qui reste à ce jour la seule historienne à avoir établi une liste complète des victimes.

La frontière érigée en 1947 a scellé la séparation de Gorizia, ville où l’on parlait jadis couramment quatre langues - italien, allemand, slovène et frioulan. Le multiculturalisme y avait été réduit à la confrontation entre Italiens « fascistes » et Yougoslaves « titistes ». Une fracture idéologique qui n’est pas encore dépassée.

Le 23 mai, des mouvements néofascistes italiens ont organisé une marche à Gorizia pour commémorer le début de la Première Guerre mondiale. Un collectif de pacifistes d’extrême-gauche avait en retour appelé à une contre-manifestation. Heureusement, aucun incident n’a été à déplorer lors de cette journée sous haute tension. « C’était surtout des gens venus d’ailleurs. Les habitants de Gorizia sont restés à la maison », raconte Igor Devetak, qui a couvert les manifestations pour Primorski Dnevnik, le quotidien de la minorité slovène d’Italie. « Un signal encourageant », veut-il croire. D’autres, comme Igor Dervetak, sont plus sceptiques : « ça signifie surtout qu’à Gorizia, on commence à en avoir tous un peu marre de l’histoire ».

Découvrez la deuxième partie de cette histoire

Une borne frontière dans un jardin de Gorizia près de via San Gabriele / Erjaceva Ulica
© Rodolfo Toè / CdB