Les journalistes, cibles de la répression

Journalisme en Turquie : « Fils de pute ! Traître ! Tu vas payer ! »

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Le coup d’État avorté du 15 juillet 2016 a eu de lourdes conséquences sur les médias et les journalistes en Turquie. Le témoignage du journaliste Bulent Mumay, arrêté, puis relâché.

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Par Bülent Mumay

Bülent Mumay au Forum SEEMO de Bucarest (novembre 2015)
D. R.

« Fils de pute ! Traître ! On devrait te tabasser. Tu vas payer ! » Voilà le genre de mots doux qui ont été adressés sur Facebook au journaliste que je suis, après mon arrestation. Et je vous épargne les commentaires sur ma mère et autres fantasmes me concernant.

En dix-neuf ans de carrière, je me suis fait connaître pour mon sens critique. J’ai reçu ces messages suite à mon arrestation, dans la foulée du coup d’État raté de juillet dernier, l’une des nuits les plus terrifiantes de notre histoire récente. Dix jours plus tard, la répression visait les journalistes. Tous ceux qui avaient travaillé pour des journaux liés à Fethullah Gülen, dirigeant de la Fraternité Hitzmet – apparemment derrière cette nuit sanglante –, furent arrêtés un à un. Toutes les publications, chaînes de télévision et sites web soutenant M. Gülen, qui vit aux USA, furent fermés.

Pourtant ses partisans étaient, il y a quelques années encore, dans les bonnes grâces de l’AKP (Parti de la justice et du développement), maintenant au pouvoir depuis quatorze ans. Ils étaient les bienvenus, en particulier au sein des forces de sécurité et du système judiciaire. Une fois le coup d’État mis en échec, tous furent qualifiés de terroristes.

Les tensions, qui montaient depuis la rupture entre le Président Erdoğan et M. Gülen, il y a trois ans, ont tourné à la chasse aux sorcières. Les listes noires, mises à jour quotidiennement, ont rempli les prisons. Bien sûr, des gens n’ayant rien à voir avec le coup d’État, ni avec M. Gülen, y sont passés aussi : ils suffisait d’avoir critiqué l’AKP. Le putsch avorté a été le prétexte idéal pour punir des adversaires qui n’avaient rien de précis à se reprocher, puisque l’état d’urgence assure l’impunité du gouvernement. Un historien marxiste a même été accusé de soutien à la Fraternité islamiste de M. Gülen !

Le 26 juillet, ce fut mon tour. J’ai compris en voyant ma photo dans un journal pro-gouvernemental, avec la légende « Recherché ». Ce jour-là, ils ont cogné à la porte d’un journaliste qui avait dénoncé les pressions exercées sur la presse par la coalition AKP-Gülen, alors puissante. Un journaliste qui était déjà descendu dans la rue pour défendre des collègues emprisonnés. J’ai été arrêté à 22 h 30 pour « soutien à l’organisation terroriste de M. Gülen et au coup d’État ». C’était surréaliste.

Après trois nuits effrayantes dans une cellule de cinq mètres carrés, on m’a emmené au tribunal

À moins d’être accusés de « séparatisme » ou d’« offense aux représentants de l’État », ce qui n’est pas rare, les journalistes ne vont pas en prison en Turquie. M’étant toujours opposé aux coups d’État et à la Fraternité, je n’en croyais pas mes yeux. Je n’étais pas le seul : mes collègues, turcs ou étrangers, qui connaissent mon travail et mon orientation politique, furent choqués. Après trois nuits effrayantes dans une cellule de cinq mètres carrés, on m’a emmené au tribunal. Le procureur m’a interrogé avant l’audience. Je me demandais : comment diable puis-je être associé à la Fraternité ou au coup d’État ?

Une fois dans le bureau du procureur, la réponse à cette question fut pour moi une surprise totale. La première page du dossier sur la table était... mon profil Linkedin ! Pendant un instant, j’ai eu l’impression de subir un entretien d’embauche avec un responsable des ressources humaines. Comme si je ne venais pas de passer trois nuits en prison ! Le procureur feuilletait les pages de la « preuve ». Il n’y avait rien, sinon quelques articles rédigés des années auparavant et quelques tweets sans rapport avec le putsch ou M. Gülen. On voulait faire de moi un terroriste avec les premiers résultats d’une recherche sur Google.

Ce fut tout. Trois nuits derrière les barreaux, une journée au bureau du procureur, puis la liberté. On voulait clairement me donner une leçon, m’effrayer parce que j’avais critiqué le gouvernement dans le passé. Mais tous ceux qui ont été arrêtés n’ont pas eu ma chance. Presque tous ceux qui travaillaient pour des journaux liés à M. Gülen ont été incarcérés. D’ailleurs, depuis la rupture avec le Président Erdoğan, qui avait alors affirmé avoir été « trompé », ils étaient devenus des cibles. Ce qui m’est arrivé n’est rien comparé à d’autres.

En Turquie, la liberté de la presse a toujours été menacée. Les journalistes étaient la cible tantôt du gouvernement, tantôt des putschistes. Les lendemains du 15 juillet n’ont pas été différents. Il est toutefois difficile de décrire une situation qui évolue chaque jour. Stations de radio, chaînes de télévision et sites Internet ont été fermés par dizaines, tandis qu’une centaine de journalistes étaient jetés en prison.

L’AKP a été fondé en 2001 par un groupe qui se considérait comme plus libéral que le parti islamiste dont il se séparait alors. Un an plus tard, par le biais des élections, l’AKP parvenait au pouvoir. Néanmoins, la direction de l’AKP, sachant sa position délicate au regard du passé politique de la Turquie, avait cru bon de prendre ses précautions et de consolider son pouvoir grâce à une alliance avec l’une des plus importantes fraternités du pays. Après le coup d’État de septembre 1980, la Fraternité de Fethullah Gülen avait été à peu près tolérée, et parfois même utilisée contre la gauche lorsque nécessaire.

L’AKP, qui se définit comme un parti démocrate islamiste, décida donc, déjà sous la gouverne du futur Président Erdoğan, de passer un accord avec Fethullah Gülen. Les cercles proches de M. Gülen infiltraient l’appareil de l’État, formant une sorte d’État parallèle capable de se défendre. De la police aux finances, des médias au football, ses partisans en vinrent à représenter l’équipe de l’AKP dans l’appareil bureaucratique. Cette coalition secrète porta plusieurs fois atteinte à la liberté d’expression, par exemple en condamnant divers journaux à payer des milliards d’euros en amendes, ou encore en emprisonnant des centaines d’officiers kémalistes afin d’affaiblir le pouvoir de l’Armée.

Quoiqu’il en soit, comme dans tout partenariat, une inévitable crise allait percer tôt ou tard. La coalition était devenue de plus en plus influente, et le moment de déterminer lequel des deux partenaires était le plus fort approchait. Quelle fut l’étincelle, personne ne le sait exactement. Tout ce que l’on sait, c’est que ceux qui s’appelaient des frères il n’y a pas si longtemps s’accusent aujourd’hui mutuellement d’être des terroristes.

Certes, la Turquie vit actuellement l’une des plus graves fractures de son histoire contemporaine. Mais cette fracture peut également devenir un terreau pour l’espoir. Sommes-nous capables d’emprunter un chemin qui mènerait à davantage de démocratie ? Et, pour nous les journalistes, à davantage de liberté d’expression ? Malheureusement, pour l’heure, nous n’avons que peu de raisons d’être optimistes. Au cours de l’histoire, la lutte pour la domination entre deux chefs islamistes n’a jamais eu pour résultat une amélioration de la démocratie.


Cet article est produit en partenariat avec l’Osservatorio Balcani e Caucaso pour le Centre européen pour la liberté de la presse et des médias (ECPMF), cofondé par la Commission européenne. Le contenu de cette publication est l’unique responsabilité du Courrier des Balkans et ne peut en aucun cas être considéré comme reflétant le point de vue de l’Union européenne.