Le CdB, 25 ans d’histoire(s) | Londres-Belgrade, mars 1999 : dernier vol civil avant la guerre

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Le 24 mars 2019, la BBC publiait le dernier article du journaliste Dejan Anastasijević, décédé un mois plus tard. Dans ce texte, il évoque ses souvenirs, 20 ans plus tôt, la veille des bombardements de l’Otan sur Belgrade.

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Traduit par Milica Čubrilo-Filipović

© Wikipedia

Début février 1999, le magazine américain TIME, pour lequel je travaillais à l’époque, en parallèle avec l’hebdo belgradois Vreme, m’a envoyé en Angleterre pour un stage de deux semaines pour journalistes qui travaillent « en situation ennemie ». Le séjour était obligatoire et, après, j’avais droit à une semaine de vacances à Londres, aux frais de la princesse, comme une récompense pour l’effort. J’avais pourtant l’impression qu’après deux ans de couverture intensive du Kosovo, où les affrontements entre les forces de sécurité serbes et l’Armée de libération du Kosovo gagnaient en intensité de jour en jour, je n’avais pas grand-chose à apprendre concernant une atmosphère ennemie. Mais j’avais vraiment besoin de repos.

Le stage, plutôt intensif, s’est déroulé à Hereford, à l’extrême nord de l’Angleterre, et était plutôt plus intéressant que ce à quoi je m’attendais. À la fin de la journée, la plupart du temps, je n’avais pas la force de suivre les informations avec attention et, de toute manière, il ne semblait pas qu’il allait y avoir un retournement de la situation au Kosovo qui empirait de jour en jour. Aussi, suis-je arrivé à Londres à la fin du stage dans un état béatement semi-informé.

À la réception de l’hôtel, un message m’annonçait qu’il fallait vite rappeler la rédaction. « J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle », m’a dit le rédacteur-en-chef. « Laquelle veux-tu en premier ? » J’ai, bien sûr, choisi la mauvaise. « Oublie les vacances, tu rentres à Belgrade demain », a-t-il dit. « On a besoin de toi là-bas. » « Et la bonne nouvelle ? » « Tu voyages en classe affaires, il n’y a pas de place en éco. »

Là, je me suis inquiété. Dans ma chambre, sur l’ordinateur, j’ai lu les infos avec un peu plus d’attention, mais il me semblait qu’il n’y avait rien de particulier. Affrontements au Kosovo, l’Otan qui menace d’intervenir... C’était déjà comme ça quand je suis parti pour le stage. L’Otan a menacé d’intervenir pendant tout le temps de la guerre en Bosnie, et il ne s’en est mêlé qu’à la fin, et ce de manière assez limitée. Ça m’a quelque peu calmé.

À l’aéroport de Heathrow, j’ai appris que mon vol de la compagnie Austrian Airlines pour Belgrade était le dernier. Toutes les autres compagnies avaient annulé leurs vols pour la Serbie. Là, je me suis inquiété une nouvelle fois. Je me suis inquiété encore plus lorsque j’ai embarqué et vu que la classe affaires était complètement vide, sauf deux personnes que je connaissais.

C’était la journaliste de CNN Christiane Amanpour et Philip Reeker, un assistant du diplomate américian Richard Holbrooke. Ils étaient aussi surpris que moi. « Que fais-tu là, Dejan ? », m’a demandé Christiane, que je croisais souvent en Bosnie dans le passé. « J’étais en vacances à Londres, mais je m’ennuyais, alors j’ai décidé de rentrer à Belgrade. Là-bas c’est toujours amusant », j’ai répondu dans une tentative minable de faire de l’esprit. « Et vous ? » « Nous aussi, on s’ennuyait », ont-ils répondu d’une voix.

Sur la route, Philip Reeker, qui suivait souvent Richard Holbrooke dans ses tournées au Kosovo, m’a fait un bref exposé de la situation : cette fois, l’Otan était sérieux. Richard Holbrooke est en route pour Belgrade sur un vol spécial, où il n’y avait pas de place pour Philip Reeker, pour tenter de convaincre une dernière fois Slobodan Milošević de retirer son armée et sa police du Kosovo. « Si tu vois que Holbrooke quitte Belgrade sans s’adresser aux journalistes, cela voudra dire qu’il a échoué », a dit Philip Reeker, ajoutant que dans ce cas, le bombardement de la Serbie allait commencer moins de 24h plus tard.

Pendant que je roulais de l’aéroport à la maison, j’étais sous adrénaline. Mais dehors, tout semblait normal : si les mesures de sécurité étaient renforcées, cela ne se voyait pas. Dans la presse quotidienne rien n’annonçait une catastrophe à venir. Lorsque, quelques heures plus tard, annonce a été faite qu’après son entretien avec Milošević, Richard Holbrooke s’est rendu directement à l’aéroport sans un mot, la montre a commencé son décompte dans ma tête.

Est-ce que Belgrade sera rasé demain, comme en 1941 ? Y aura-t-il de l’eau et de l’électricité ? Le téléphone et Internet marcheront-ils ? Je n’avais de réponse à aucune de ces questions, mais je savais que le plus important était de mettre à l’abri au plus vite mon épouse et ma fille de sept ans. Par chance, il y avait une solution : la belle-mère avait une petite maison dans un village de Šumadija, loin de toute cible militaire. Elle vivait seule dans le quartier de Braće Jerković, avec une vue plongeante sur la caserne 4 juillet, cible certaine des attaques.

Alors, on a vite fait nos bagages et on est partis chercher la belle-mère. Il n’était pas question qu’elle reste dans cet appartement. Mais la belle-mère ne voulait rien entendre : qu’allait-elle faire l’hiver à la campagne, l’eau est gelée, il faut du temps pour chauffer la maison… À la fin, elle a sorti l’argument cerise sur le gâteau : à la maison il n’y a pas de télé, et elle ne peut pas vivre sans ses séries préférées. J’ai arraché le câble de la prise, sorti la télé de l’appartement et l’ai portée jusqu’à la voiture. Je ne sais comment je l’ai mise dans le coffre. La belle-mère a docilement suivi son objet préféré.

Le soir-même je suis rentré Belgrade, et le lendemain matin je suis allé à la rédaction de Vreme. C’était un mercredi, jour où l’on termine le numéro pour l’envoyer à l’imprimerie. Le magazine sortait, comme aujourd’hui, le jeudi. Lorsque j’ai raconté aux collègues ce que j’avais appris dans l’avion, ils m’ont regardé perplexes. Le rédacteur-en-chef m’a dit que je paniquais comme d’habitude. Son assistant m’a demandé en rigolant si on ne m’avait pas greffé une puce dans la cervelle pendant mon stage.

Personne ne m’a pris au sérieux. On m’a donné un thème sans intérêt. Je ne m’en souviens même pas. J’étais assis à mon ordinateur, et les lettres dansaient devant mes yeux. J’ai fini par écrire le texte. Le numéro a été envoyé à l’imprimerie, et quelques heures après, les premières bombes ont frappé Belgrade. Pour la première et l’unique fois dans son histoire, Vreme a arrêté l’impression et changé la couverture. Sur toute la Une, un mot court était inscrit : « La Guerre ! » Ce qui s’est passé après est un tout autre sujet.