HDZ, SDP, complices !

Croatie : la chute de la maison Vijesnik ou la fin de l’indépendance des médias

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C’était le plus grand groupe de presse d’Europe du Sud-Est, avec 6 000 employés, deux quotidiens généralistes, un quotidien sportif, des hebdos, des pages culturelles prestigieuses, des correspondants partout dans le monde. La faillite du groupe Vjesnik est le le meilleur symbole des turpitudes de la « transition » croate. Retour sur une histoire que l’on voudrait cacher.

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Propos recueillis par Kristina Olujić

Un des premiers numéros du journal, dans le maquis (24 avril 1943)

Miroslav Edin Habek, auteur de La chute de la maison Vijesnik (Pad kuće Vjesnik, éditions Božićević, 2015) est une des figures du journalisme croate depuis 20 ans. Bien qu’il n’ait jamais travaillé pour Vijesnik, il avoue ressentir un certain soulagement en passant devant l’immeuble du groupe, dont il a enfin pu raconter l’histoire et la chute. Miroslav Edin Habek est remonté aux origines de la décomposition cette maison d’édition et de son « hebdomadaire grand format ». Avec sérieux et un sens certain de la nuance, dans un style qui rappelle parfois les romans policiers, il explique comment les médias ont été privatisés en Croatie, depuis l’indépendance jusqu’à nos jours.

H-Alter (H-A) : Vous n’avez jamais travaillé pour Vjesnik. D’où vient votre intérêt pour le journal ?

Miroslav Edin Habek (M.E.H.) : Durant toute une époque, Vijesnik fut le plus grand groupe de presse d’Europe du sud-est. Je m’étonne vraiment qu’en vingt ans, personne n’ait ressenti le besoin d’examiner les circonstances de son démantèlement. Bien évidemment, ceux qui contrôlent aujourd’hui la scène médiatique croate n’ont aucun intérêt à ce que l’on revienne sur leurs débuts. Vijesnik est, de fait, le symbole de la tristement célèbre transition des années 1990, il est l’exemple frappant de ce qui s’est réellement passé, de ce mélange détonnant de politique, d’interventions étatiques chaotiques – sans oublier l’émergence de prédateurs qui ont profité du système.


Cet article est publié dans le cadre du projet Press and Media Freedom, dont le Courrier des Balkans est partenaire.


Ils ont détruit la plus grande maison d’édition croate et, dans le même mouvement, créé une scène médiatique aux ordres. Ce qui caractérise la transition médiatique croate, c’est l’absence de transparence et les interventions chaotiques de l’État, avec le soutien des partis au pouvoir, le HDZ comme le SDP.

H-A : Dans vos recherches, vous évitez de prendre parti et d’incriminer un seul camp.

M.E.H. : J’ai bien sûr mes propres convictions politiques, que je ne dévoile pas, mais mes recherches sur la chute de Vijesnik m’ont convaincu que le HDZ et le SDP étaient tous deux responsable de ce démantèlement. Les premières décisions à l’origine de la destruction de cette maison sont venus du HDZ, mais cela ne diminue en rien les erreurs commises par le gouvernement social-démocrate, à partir de 2000. Ce dernier n’a jamais fait la lumière sur la privatisation litigieuse de Večernji List, qui avait une grande influence sur la presse croate [...] C’est le gouvernement d’Ivica Račan qui a pris cette décision. Dans les années 1990, le HDZ faisait directement pression sur la ligne éditoriale de nombreuses publications, et le SDP a enfoncé le clou en jouant avec la presse croate et avec le journal Vijesnik. Franjo Tuđman a initié le démantèlement de Vijesnik mais ce sont Slavko Linić et Ivica Račan qui lui ont porté un coup fatal.

H-A : Vous ne disculpez pas non plus totalement les journalistes et les syndicalistes.

M.E.H. : Le groupe Vijesnik était bien plus étendu que le seul journal éponyme, même si ce quotidien était le symbole de la maison. Il est dommage qu’en vingt ans, on n’ait jamais entendu la voix des employés du groupe, étant donné que des événements regrettables avaient déjà eu lieu bien avant la disparition du journal lui-même. C’est dans les années 1990 qu’a été démantelé NIP Revija, avec une centaine de licenciements. À l’époque, très peu de médias en ont parlé, alors que ces derniers n’étaient pas encore privatisés. Il y a dû avoir, en tout et pour tout, une dizaine d’articles sur les employés licenciés.

H-A : Vous êtes-vous heurté à des difficultés particulières lors de votre travail ?

M.E.H. : J’aurais pu écrire plus de mille pages sur ce sujet. J’ai sciemment évité d’utiliser les déclarations des acteurs a posteriori, particulièrement ceux qui donnaient leur opinion vingt ans plus tard, parce que les gens déforment souvent l’histoire. Je me suis concentré sur les déclarations des acteurs à l’époque où ces événements se sont déroulés. Je me suis limité aux documents accessibles au public, aux textes publiés sur ce thème, et je les ai combinés en une sorte de collage, en m’efforçant d’être impartial. La plupart de ces extraits sont disponibles dans les archives de Vijesnik, qui se trouvent actuellement aux Archives nationales de Croatie. Ces archives représentent la seule propriété intellectuelle de Vijesnik ayant encore une valeur. Le tampon et la marque Vijesnik ne signifient plus grand-chose, et pourtant, ils ont eux aussi été vendus. Dernièrement, les droits éditoriaux du logo Vijesnik ont une fois de plus été cédés à quelqu’un dans des circonstances louches, sans le moindre appel d’offres.

C’est maintenant, à l’insu de l’opinion publique, que se déroule le dernier acte du pillage

La propriété la plus précieuse de l’ancien Vijesnik, ce sont ses biens immobiliers. Et c’est précisément en ce moment, à l’insu de l’opinion publique, que se déroule le dernier acte du pillage, une parcelle estimée à 80 millions d’euros. Il y a un mois, le tribunal de commerce a jugé qu’une grande partie de ces terrains serait cédée à des multinationales ainsi qu’aux groupes de presse nés sur les ruines de Vijesnik. Une partie reviendra à l’État et le reste devrait être partagé entre Ninoslav Pavić, le groupe autrichien Styria et Ivica Todorić, pour quelques 30 millions d’euros.

H-A : Une dizaine de milliers de personnes étaient liées à Vijesnik. Pourtant, lors de la promotion de votre livre à la Société des journalistes croates (HND), seule une trentaine de personnes se sont présentées.

M.E.H. : Je voulais voir combien de gens nous pouvions attirer avec une communication modeste, par le bouche à oreille. J’ai sciemment laissé à l’éditeur le soin de faire la promotion, mais on dirait que cette affaire n’intéresse plus personne... Cela me peine de constater que les journalistes d’aujourd’hui ne veulent pas en savoir plus sur les médias pour lesquels ils travaillent et sur la manière dont ils ont été privatisés. Ils pourraient en tirer beaucoup d’enseignements.

H-A : Quelle est la raison principale du bradage de Vijesnik ? Sa soumission aux hommes politiques au pouvoir ? Les malversations qui ont fini par dégoûter les lecteurs ? Ou l’incapacité à se vendre ?

M.E.H. : On ne peut pas prendre au sérieux un journal qui avait peut-être les meilleurs pages de culture et de politique étrangère de toute (l’ancienne) Yougoslavie, mais dont les dix premières pages étaient consacrées au Premier ministre... Le journal a perdu son sérieux avec la chute de l’ancien régime en 1990. Ensuite, en dehors de quelques épisodes plus heureux, il n’a fait que se prostituer pour le pouvoir. Il n’est jamais devenu un journal ouvert, contrairement au quotidien régional Slobodna Dalmacija de l’époque.

H-A : Le bruit court que quelqu’un pourrait avoir à répondre devant la justice de la chute de la maison Vijesnik. Est-ce possible ?

M.E.H. : Je n’en ai pas parlé dans mon livre, car j’ai décidé de ne pas utiliser les déclarations faites vingt ans après l’événement. Certaines personnes, dont le Procureur de la République, ont porté plainte au sujet des transactions douteuses du début des années 1990. Puis, ces plaintes se sont perdues dans le labyrinthe de la justice croate. Les entreprises prétendant à un droit de propriété sur les biens immobiliers ont dû produire des documents attestant de l’origine de ces propriétés. Ainsi, l’autrichien Styria a dû produire des documents attestant de son droit de propriété sur 12 % des biens immobiliers restants. Le Tribunal de commerce a vraisemblablement reçu les contrats de vente de Večernji List, mais ils ne sont toujours pas accessibles au public. C’est un bien public qui a été vendu, et pourtant personne n’a jamais vu ces contrats. Cela ne concerne pas que Styria. Ninoslav Pavić, l’ancien propriétaire d’Europress Hrvatska (EPH), devrait produire des documents prouvant comment il était devenu propriétaire d’Arena, filiale de Vijesnik, et comment il a pu lancer l’hebdomadaire Globus. Il y a encore beaucoup de recherches à faire.

H-A : Vous avez consacré un chapitre à la naissance de Globus, et ce dernier pourrait être l’esquisse d’un nouveau livre.

M.E.H. : En tant qu’ancien collaborateur d’EPH, je ne suis pas sûr que je pourrais rester impartial. Globus va bientôt fêter son 30e anniversaire, je me demande si quelqu’un va saisir l’occasion pour découvrir comment est né cet hebdomadaire. Dans trois déclarations différentes, l’ancien propriétaire d’EPH a donné trois versions différentes de cette naissance.

Un banquier a rendez-vous avec un magnat des médias, et il lui dit ’toi, tu les abêtis, moi, je vais les appauvrir’

H-A : Après toutes ces recherches, pensez-vous qu’il aurait été possible ou nécessaire de sauver le journal Vijesnik ?

M.E.H. : Je ne sais pas s’il fallait sauver Vijesnik. Il aurait dû évoluer, s’adapter au nouveau contexte et s’éloigner de la politique. Si l’État n’était pas maladroitement intervenu, Vijesnik serait mort de sa belle mort lors du lancement de Jutarnji List, et quand Jutarnji et Večernji List ont commencé à se battre à coups de jeux concours, de tombolas et d’éditions gratuites. Vijesnik est resté un hybride entre l’ouverture au marché et ce qu’il aurait dû être. Il n’a rempli aucun de ces objectifs. Il a cherché son identité sous le mandat de divers rédacteurs en chef, et il était devenu ces dix dernières années une caricature de ce qu’aurait dû être un média de service public, il était totalement soumis au pouvoir.

H-A : À la fin des années 1980, Vijesnik était le groupe de presse le plus puissant d’Europe du sud-est, il employait 6 000 personnes. Il publiait les quotidiens Vijesnik, Večernji List et Sporstke Novosti, mais également des hebdomadaires, des bi-mensuels, des mensuels, ainsi qu’un grand nombre d’éditions limitées, des romans et des bandes dessinées. Il imprimait des manuels scolaires et plus de 120 journaux indépendants. Quelle était la clé de ce succès ?

M.E.H. : Au milieu des années 1980, le groupe Vijesnik était un mélange inédit entre ce qui était sans doute la première, et la plus réussie, expérience de management de la presse croate, et l’ouverture au grand public par l’intermédiaire de publications divertissantes. Ses publications principales, Vijesnik et Večernji List, s’adaptaient adroitement aux évolutions du pays. Des gens extrêmement talentueux travaillaient chez Vijesnik à la fin des années 1980, mais malheureusement, ils ont échoué. Aujourd’hui, la réalité des médias en Croatie, c’est en gros ça : un banquier a rendez-vous avec un magnat des médias, et il lui dit « toi, tu les abêtis, moi, je vais les appauvrir ».

5 octobre