Croatie : coup de balai sur les journalistes indépendants

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Depuis quelques mois, il ne semble pas bon de dire ce que l’on pense dans les journaux croates. L’Association des journalistes a ainsi publié un communiqué de presse alarmant sur la détérioration des conditions de travail des salariés des médias croates. Dans les bureaux des grands groupes de presse du pays, est-on en train de préparer le retour de l’Union démocratique croate (HDZ) aux prochaines élections législatives ?

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Par Drago Hedl

L’Association des journalistes croates a publié un communiqué de presse alarmant sur les pressions auxquelles les rédactions et les journalistes sont soumis. Pour la plupart, celles-ci viennent de l’Union démocratique croate (HDZ), l’actuel parti politique dans l’opposition, mais dont les derniers sondages indiquent qu’il sera le probable gagnant des prochaines élections législatives.

Deux célèbres journalistes croates, Boris Dežulović de Slobodna Dalmacija et Boris Pavelić de Novi List ont été renvoyés durant la même semaine. Davor Krile, journaliste à Slobodna Dalmacija, qui, comme Dežulović et Pavelić, serait « de gauche » (il faut tout de même utiliser le conditionnel, car ils sont tous critiques envers le gouvernement de gauche), a été privé de son traditionnel édito. Dans le même temps, le journal a accueilli Tihomir Dujmović, un fervent partisan des idées d’extrême droite.


Cet article est publié dans le cadre du projet Press and Media Freedom, dont le Courrier des Balkans est partenaire.


Puis c’était au tour d’Ante Tomić, journaliste satirique au quotidien Jutarnji List, de recevoir, alors qu’il était assis à la terrasse d’un bar de Split, un seau plein d’urine et d’excréments. Branko Mijić, jusqu’ici rédacteur de Novi List, et récemment primé comme étant le meilleur journaliste de l’année par l’Association des journalistes croates, a été licencié pour avoir publié un éditorial qui n’a pas plu aux propriétaires du journal. Il s’agit tous de journalistes de gauche, l’opinion publique a donc raison de croire que la purge des journalistes non désirés a déjà commencé, à la veille d’un probable changement de gouvernement.

Le cas Dežulović

Boris Dežulović fait partie du trio Viva Ludež, le groupe des fondateurs de l’ancien hebdomadaire satirico-politique Feral Tribune. A ses côtés, il y avait également Viktor Ivančić et Predrag Lucić. Le Feral, après plusieurs années de pression, a fermé en 2008, et, depuis, Dežulović travaillait pour Slobodna Dalmacija comme éditorialiste. Slobodna Dalmacija est un quotidien appartenant au plus grand groupe de presse de Croatie, la compagnie de Zagreb Europapress Holding (EHP), récemment achetée par l’un des avocats les plus célèbres du pays, Marijan Handžeković.

Dežulović a récemment reçu une lettre de licenciement. Le motif y est indiqué : Slobodna Dalmacija a été attaqué en justice à cause de l’un des articles du journaliste, dans lequel il commentait la prise de position d’une dizaine d’intellectuels de Split, farouchement opposés à la Gay Pride, qui a eu lieu dans la ville côtière. Le groupe d’intellectuels a accusé les homosexuels d’être coupables de la lenteur de l’enquête de la police sur le meurtre d’une jeune fille (Antonija Bilić), violée et brutalement tuée. Selon eux, au lieu d’employer tous ses moyens pour trouver l’assassin, la police a dû s’occuper de la sécurité de la Gay Pride.

Dežulović a ironisé sur cette théorie et a dit, entre autres choses : « Vraiment, à quel niveau faut-il être idiot, et combien faut-il être mauvaise langue pour soutenir qu’Antonija Bilić a été victime indirecte de la Gay Pride de Split, parce que des milliers de policiers n’ont pas pu avancer sur l’enquête de cette fille disparue, notamment parce qu’ils devaient garantir la sécurité de la Pride le long de la mer ? Combien d’obscurité et de froideur faut-il avoir dans la tête, à quel point faut-il être des parasites pour dire que la disparition de la jeune fille est une conséquence de la démonstration pacifique des droits d’une minorité ? »

Le tribunal a décidé que Boris Dežulović, avec ce texte, a endommagé l’honneur et l’image de ces personnes, dont les noms sont cités dans l’article, pour les avoir comparés à des parasites. Slobodna Dalmacija a dû rembourser à chacun d’entre eux 15 000 kunas, pour un total d’environ 20.000 euros.

C’est la raison officielle pour laquelle Dežulović, vainqueur l’année dernière du prestigieux prix international « European Press Prize », qui récompense le meilleur éditorial, a été viré. Cependant, étant donné le la « virée à droite » des médias croates, il semble que la sentence du tribunal ait été une bonne excuse. Pendant des années, déjà aux temps du Feral Tribune, Boris Dežulović a toujours été la « tâche rouge » de la droite croate, qui lui a toujours reproché d’être « yougoslave », et communiste, « plein de haine pour tout ce qui est croate » et « serbophile ».

Le cas Pavelić

Le licenciement de Boris Pavelić de Novi List laisse aussi penser qu’il s’agit d’une tentative d’éloigner un journaliste indésirable. Pavelić, d’après les révélations de l’hebdomadaire Nacional, a essayé de découvrir si l’actuel chef de l’opposition, Tomislav Karamarko, président du HDZ, était sous la Yougoslavie un collaborateur des services secrets. Cette hypothèse a été faite par Josip Manolić, pendant longtemps haut fonctionnaire des services secrets et, après l’indépendance de la Croatie, l’un des plus proches de Franjo Tudman.

Pavelić a essayé d’obtenir une réponse à ce sujet de la part de Karamarko et du HDZ, mais sans succès. Dans son article, il rapporte donc ce qu’a déclaré Manolić à Nacional. L’article a été retiré du site web de Novi list quelques heures après sa publication (dans la version papier il n’est jamais paru), et Pavelić a reçu par la suite une lettre de licenciement.

Il est intéressant de savoir que Pavelić a publié en début d’année un livre intitulé « Le sourire de la liberté », une monographie du Feral Tribune qui revient sur les efforts que l’hebdomadaire de Split avait mené pour la liberté de la presse, au temps du régime autoritaire de Franjo Tudman, durant les années 1990. Pour certains, cette publication serait la vraie raison de son licenciement.

La pression de l’opinion publique, cependant, a été si forte qu’après la polémique médiatique, l’administration de Novi List est finalement revenu sur son intention de licencier Pavelić. Boris Dežulović, au contraire, a envoyé la semaine dernière une lettre ouverte à Marijan Handžeković, le propriétaire du groupe EPH, éditeur de Slobodna Dalmacija. Dans la lettre, on découvre que Handžeković a appelé Dežulović pour lui expliquer que le licenciement est une conséquence de circonstances inconfortables. On le prie même d’avoir de la patience pendant un mois jusqu’à ce que la polémique médiatique se calme et qu’il retrouve son poste. Dežulović a refusé cette offre.


Cet article est produit en partenariat avec l’Osservatorio Balcani e Caucaso pour le Centre européen pour la liberté de la presse et des médias (ECPMF), cofondé par la Commission européenne. Le contenu de cette publication est l’unique responsabilité du Courrier des Balkans et ne peut en aucun cas être considéré comme reflétant le point de vue de l’Union européenne.