En quarantaine

Les aventures d’un journaliste serbe à Moscou, terminal Cheremetievo

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Parti donner une conférence dans la ville de Voronej, le journaliste serbe Stevan Dojčinović, s’est retrouvé en garde-à-vue dans le centre de détention de l’aéroport de Moscou. Il a finalement été expulsé, avec une interdiction d’entrée sur le territoire russe jusqu’en 2020. Récit.

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Par Stevan Dojčinović

Stevan Dojčinović vient d’obtenir le prix Duško Jovanović pour son enquête sur le narcotrafiquant Darko Šarić.

À l’instant où la policière russe a fait passer mon passeport dans l’ordinateur de contrôle de l’aéroport de Moscou-Cheremetievo, j’ai su que les choses allaient mal tourner. J’ai compris à l’expression de son visage qu’il y avait quelque chose d’écrit sur moi dans leur ordinateur. Elle a immédiatement appelé sa collègue, qui m’a conduit au banc le plus proche. Elle répétait « Mister, mister », en montrant du doigt là où je devais m’asseoir.


Cet article est publié dans le cadre du projet Press and Media Freedom, dont le Courrier des Balkans est partenaire.


Nous étions le mercredi 13 mai, je devais changer d’avion à Moscou pour me rendre à Voronej, où je devais donner aux étudiants de la Faculté de journalisme une conférence sur le journalisme d’investigation. Ce n’était pas la première fois que je me rendais en Russie pour cette raison : que ce soit à Moscou, dans la ville voisine de Podolsk, ou encore à Kazan, la capitale de la République du Tatarstan, je n’avais jamais rencontré aucun problème.

Au bout d’une heure, un nouveau couple de policiers a fait son apparition : l’homme, blond, était maigre et osseux, et la femme, une longue blonde aux jambes interminables, avait l’air d’un mannequin. Après m’avoir emmené dans une pièce adjacente, ils m’ont fait asseoir à une grande table. Sous un portrait de Vladimir Poutine accroché au mur, on pouvait lire « Notre commandant en chef ».

L’homme a sorti un papier qu’il a commencé à me lire à voix haute, en russe, tandis que la femme, qui se tenait un peu en retrait, me prenait en photo. À la fin, il a posé le papier sur la table et m’a tendu un stylo, s’attendant manifestement à ce que je signe. Or, mis à part mon propre nom, je n’avais pas compris grand chose, aussi je lui ai demandé de me refaire la lecture, mais cette fois en anglais. Un peu agacés, les policiers ont quitté la pièce, l’air sévère. J’ai constaté que le mot « english », chaque fois que j’ai eu le malheur de le prononcer au cours de cette journée, avait le don de mettre les Russes en colère.

Tu pourras porter plainte à l’ambassade une fois rentré dans ton pays

Une demi-heure plus tard, les deux policiers sont revenus avec un interprète. Le gamin blondinet m’avait bien plus l’air d’être un employé de l’aéroport doté de quelques notions d’anglais qu’un interprète officiel. Il m’a traduit le contenu des documents. On me demandait de confirmer que j’étais « conscient de faire l’objet, conformément à l’article de la loi fédérale n° 114 du 15.08.1996, d’une interdiction d’entrée sur le territoire russe jusqu’au 13.05.2020 », et que j’avais été « informé de ma responsabilité pénale au regard de l’article 322 du Code pénal de la Fédération de Russie ».

En d’autres termes, on m’interdisait d’entrer dans le pays, et si j’essayais de retourner en Russie avant 2020, je serais arrêté. On m’a de nouveau tendu le papier pour que je le signe. J’ai commencé par protester, m’efforçant de comprendre pourquoi j’étais expulsé, en vain. C’est alors que j’ai compris que je me trouvais dans une situation tout droit tirée d’un roman de Kafka : les autorités venaient exécuter la sentence, et l’accusé n’avait pas le droit de demander pourquoi il était puni.

 Qu’ai-je donc fait de mal ?
 Nous ne pouvons pas te le dire.
 Quel est ce fameux article 114 contre lequel j’ai soi-disant commis une infraction ?
 Nous ne pouvons pas te le dire.
 Puis-je porter plainte ?
 Non. Tu pourras porter plainte à l’ambassade une fois rentré dans ton pays.

Une caméra filmait la scène, et le policier m’a forcé à signer le papier, m’indiquant du doigt l’endroit où je devais apposer ma signature.

J’ai compris que, de toute évidence, je ne donnerais aucune conférence ce jour-là et, afin de m’éviter des ennuis supplémentaires et de rentrer chez moi, j’ai fini par signer. J’ai demandé à conserver une copie du document, ce qui m’a été accordé. On m’a annoncé que je serai rapatrié en Serbie par le premier vol.

J’ai compris que je me trouvais dans le centre de détention provisoire
de l’aéroport

M’interpelant d’un « mister », la policière m’a fait comprendre que je devais la suivre. Étape par étape, nous avons traversé la zone de transit de l’aéroport. Pendant le trajet, elle ne cessait de m’appeler « mister, mister », tout m’indiquant la direction du doigt. Elle m’a emmené dans un bureau où était assise l’une de ses collègues, qui a immédiatement bondi de sa chaise, avant de disparaître et de revenir quelques instants plus tard munie d’un oreiller et de couvertures qu’elle m’a tendu.

« Non, non, je n’en ai pas besoin, j’ai un vol dans très peu de temps, je vais m’asseoir sur une chaise à côté de vous », ai-je tenté d’expliquer en anglais, mais elle a ouvert une porte donnant sur une pièce derrière elle et m’a fait signe d’entre, toujours accompagné d’un « mister ! ». J’ai compris que je me trouvais dans le centre de détention provisoire de l’aéroport. Celui-ci se compose d’une entrée dans laquelle est assis le gardien, d’une pièce plus petite où sont entreposés couvertures et oreillers, et de deux grandes pièces, l’une, je suppose, réservée aux femmes, et l’autre, où je me trouvais, aux hommes.

Manifestement, je n’allais pas pouvoir rentrer chez moi aussi vite qu’escompté. J’ai donc disposé la couverture et l’oreiller sur le lit métallique, et je me suis allongé. Mes compagnons de chambre, au nombre de quatre, avaient la peau sombre ou des traits asiatiques, et j’en ai déduit qu’ils étaient des migrants illégaux.

Un jeune homme aux traits orientaux a passé deux heures à faire de la musculation avec du matériel improvisé, des poids faits de ballons en plastique remplis d’eau. Il m’a fait l’effet d’être le chef de la chambrée. De fait, ce centre de détention avait l’air tout à fait décent, il ressemblait aux chambres de nos cités étudiantes. La pièce comprenait six lits superposés et, étant donné que les pensionnaires étaient peu nombreux, il y avait de l’espace. Depuis les coins de la chambre, des caméras filmaient nos moindres gestes.

Je n’avais rien avalé depuis le matin. Comme je devenais nerveux, je me suis levé pour faire quelques pas dans la pièce. C’est alors que le jeune homme à la peau sombre, celui qui s’était entraîné avant de s’agenouiller pour faire sa prière, s’est adressé à moi en anglais. Le fait d’avoir quelqu’un avec qui parler m’a instantanément redonné le sourire. S’en est suivie une longue discussion au cours de laquelle il m’a raconté son histoire, ainsi que celle des autres pensionnaires dont je ne comprenais pas la langue.

Ils se trouvaient tous en détention provisoire au même motif que moi, l’article 322, ce qui ne m’a pas particulièrement rassuré

Il s’est avéré que, loin d’être le petit truand des rues que je m’étais imaginé, c’était un intellectuel. C’était le temps passé en détention provisoire qui l’avait contraint à s’endurcir un peu. De nationalité syrienne, il vivait et exerçait sa profession de dentiste à Dubaï. Les deux autres hommes venaient d’Ouzbékistan et du Tadjikistan. Ils étaient tous là depuis déjà un certain temps : le Syrien depuis cinq, les autres depuis six et huit mois. Ils se trouvaient tous en détention provisoire au même motif que moi, l’article 322, ce qui ne m’a pas particulièrement rassuré. La seule différence, c’est qu’ils avaient été arrêtés avec des faux passeports, tandis que j’étais blanc comme neige.

Le Syrien m’a expliqué qu’il était venu en touriste, pour passer le Nouvel An à Moscou, et qu’il était enfermé depuis lors. Sur les conseils de ses amis, il avait décidé de ne pas utiliser son passeport syrien pour aller en Russie, car les Syriens sont maltraités où qu’ils aillent, étant donné la vague actuelle d’émigration. Il s’était donc procuré un passeport sud-africain.

L’ambassade russe à Dubaï lui avait délivré un visa, ce pourquoi il était convaincu, m’a-t-il confié, de pouvoir passer la frontière avec son faux passeport sans le moindre problème. Or, son faux passeport a été découvert à l’aéroport de Moscou. Il a immédiatement reconnu les faits et signé tout ce que les policiers lui avaient demandé, dans l’espoir d’être renvoyé chez lui, mais il est détenu depuis déjà des mois. Officiellement, la police doit procéder à une analyse du passeport, ce qui peut prendre jusqu’à six mois. Pourtant dans son cas, cet examen est superflu, étant donné qu’il leur a déjà avoué que le passeport était un faux.

« Je ne comprends pas pourquoi ils font ça », m’a-t-il confié. « J’y ai beaucoup réfléchi. Pourquoi me détiennent-ils si longtemps ici, dans quel but ? Je ne suis qu’une personne de passage, je n’ai aucune importance pour eux ». Il a ajouté qu’il était profondément désolé d’avoir trahi la confiance des clients à qui il avait posé des prothèses, car il n’était pas à Dubaï pour procéder aux examens de suivi mensuels.

Notre codétenu venu d’Ouzbékistan souriait en permanence

Notre codétenu venu d’Ouzbékistan souriait en permanence. Le Syrien m’a expliqué que la détention l’avait rendu psychologiquement instable. « Cet homme n’a pas vu le ciel depuis six mois ! » Le Tadjik ne se levait de son lit que lorsqu’il devait faire sa prière, et mon nouvel ami m’a expliqué que c’était lui qui était dans la situation la plus critique, car il souffrait de problèmes rénaux.

J’étais heureux d’avoir trouvé quelqu’un avec qui discuter pour faire passer le temps, mais également pour ne pas penser à la faim qui se faisait sentir à intervalles réguliers. Au beau milieu de notre conversation, la gardienne est entrée dans la pièce, portant des bols de nourriture, mais tout le monde avait le droit à un repas, sauf moi. J’ai prié le Syrien de demander à la gardienne pourquoi je n’avais rien à manger, mais comme dans toutes les autres situations, je n’ai obtenu aucune réponse. Mes compagnons d’infortune ont fait preuve de solidarité et ont partagé leur nourriture avec moi - du riz avec un petit morceau de viande.

Les vols pour Belgrade décollaient, et personne ne venait me chercher. Les gardiens nous donnaient des informations contradictoires : « celui-ci, il a encore pas mal de temps à tirer » ou bien « demain, on le renvoie chez lui »... Je n’avais aucun moyen d’estimer combien de temps ils allaient me retenir. Cette torture psychologique, le fait d’être maintenu dans l’ignorance, était le plus dur à supporter.

Vers 23 heures, j’ai souhaité bonne nuit au Syrien, et j’ai réussi à m’endormir rapidement. Je me suis réveillé vers sept heures et demie, pour réaliser que j’avais manqué un vol de plus pour Belgrade. Une heure plus tard, un policier aux traits asiatiques est entré dans la pièce et s’est adressé à moi en russe.

Je lui ai demandé s’il pouvait répéter en anglais. Il m’a jeté un regard en dessous, visiblement irrité par le mot « english ». Finalement, son jeune collègue a mis fin à cette situation embarrassante, quand il est entré dans la pièce muni de mon passeport et d’un billet d’avion. J’ai compris que j’allais rentrer chez moi, et je me suis senti soulagé d’un grand poids.

Le policier m’a ensuite escorté jusqu’à un avion de la compagnie russe Aeroflot, où il a glissé quelques mots à l’hôtesse de l’air. Elle m’a traduit qu’elle allait remettre mon passeport à la police serbe à notre arrivée à Belgrade. Elle l’a fait, et un policier serbe est venu me rendre mon passeport :

 Mais qu’est-ce que t’as foutu ?
 J’en sais rien. Vos collègues russes vous ont dit quelque chose ?
 Non.

Aujourd’hui m’attend un nouveau combat. Je vais demander à l’ambassade russe pourquoi il m’est arrivé cette mésaventure et pourquoi je suis devenu « persona non grata ». Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour obtenir une réponse.


Cet article est produit en partenariat avec l’Osservatorio Balcani e Caucaso pour le Centre européen pour la liberté de la presse et des médias (ECPMF), cofondé par la Commission européenne. Le contenu de cette publication est l’unique responsabilité du Courrier des Balkans et ne peut en aucun cas être considéré comme reflétant le point de vue de l’Union européenne.