Andrei Pippidi

Byzantins, Ottomans, Roumains : le Sud-Est européen entre l’héritage impérial et les influences occidentales

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Par Nicolas Trifon

« L’anthropologie sociale [est une] science qui, sous un nom nouveau, ressemble à s’y méprendre à l’histoire bien faite, telle qu’on la concevait jadis », fait remarquer à un moment donné Andrei Pippidi (p. 190). A bien des égards, indépendamment des réserves que l’on peut émettre sur certains points, son livre relève bel et bien de l’« histoire bien faite » telle qu’on peut la concevoir de nos jours, c’est-à-dire ayant recours quand la nécessité s’impose, donc sans ostentation, aux acquis récents de l’anthropologie. Le regard que l’on porte de nos jours sur l’histoire roumaine aurait beaucoup à gagner en prenant en compte les analyses proposées par cet historien sur la période allant de l’émergence des premières constructions politiques (au XIVe siècle) à l’aube de la modernité (au début du XIXe siècle) en Moldavie et en Valachie.

Pour éviter toute confusion, rappelons d’emblée que les pays roumains n’ont jamais fait partie de l’Empire byzantin, et les rares traces laissées par leurs contacts avant la chute de Constantinople ne permettent pas de s’en faire une idée claire. Les rapports entre les Roumains et les Byzantins sont donc envisagés à partir de la thèse formulée par Nicolae Iorga dans Byzance après Byzance, thèse qui fait de la Moldavie et de la Valachie des lieux privilégiés de la transmission de l’héritage byzantin. En effet, ces deux principautés, longtemps vassales de l’Empire ottoman, n’ont jamais fait partie du Dar el Islam comme la Bulgarie, la Grèce ou la Serbie. Et c’est à partir de cette position originale de la (future) Roumanie, située au carrefour des mondes ottoman, russe, polonais, hongrois et autrichien d’une part, orthodoxe, catholique, musulman et protestant d’autre part, que A. Pippidi reconstitue l’impact progressif, empruntant des trajectoires parfois tortueuses, des influences occidentales qui vont finir par s’imposer au XIXe siècle. Les pistes explorées sont tout aussi variées que les sources auxquelles puise A. Pippidi : actes émanant des cours princières, correspondance diplomatique, fresques murales ornant les monastères de Bucovine, textes littéraires dans leurs versions successives, testaments, témoignages de voyageurs, inventaires des livres se trouvant dans les bibliothèques privées, données qui permettent de comprendre la circulation des publications et des ouvrages véhiculant les nouvelles idées, journaux et écrits personnels dont les auteurs appartiennent à différentes catégories sociales... Dans tous ces cas, nous avons affaire non pas à des arguments destinés à appuyer et à illustrer des idées générales mais à des sources historiques en apparence obscures ou anodines dont l’analyse fouillée conduit souvent à des conclusions auxquelles on ne s’attend pas et qui court-circuitent bien des versions faisant l’unanimité y compris parmi les historiens.

Les documents sont rédigés en grec, en slavon, plus rarement, et surtout pour une période plus récente, en roumain. A vrai dire, il s’agit d’une histoire des pays roumains plutôt que d’une histoire des Roumains, et A. Pippidi trouve le ton juste pour évoquer le rôle joué par les « étrangers » en fournissant des informations passionnantes qui vont à contre-courant des stéréotypes habituels sur ce thème. D’abord, bien des fois les « étrangers » sont bel et bien des autochtones. Les « Grecs », tant décriés dans la mythologie nationale roumaine, n’étaient souvent « que des Valaques épirotes aisément assimilables » (p. 243) ou encore des « marchands arvanitovlaques » (p. 191), c’est-à-dire Aroumains. Du point de vue des réformes et de la mise en place d’une bureaucratie dépendant de la Cour, la période phanariote commence quelques décennies avant la nomination directe par la Porte de princes issus du Phanar, le quartier grec de Constantinople, sous le règne de Constantin Brancovan (1688-1714). La catégorie des « étrangers » recoupe dans les faits ceux qui dans la société binaire (paysans/seigneurs) roumaine faisaient figure d’« intrus » (p. 296). Issus souvent de l’échoppe ou de la boutique, venus d’ailleurs ou autochtones, ils accumulent des biens par l’usure ou des stratégies matrimoniales ingénieuses, puis investissent, dès la première partie du XVIIe siècle, dans l’économie agraire et dans le commerce de ses produits, rappelle A. Pippidi à l’adresse des « historiens [roumains qui] déplorent avec un complexe d’infériorité parfois assez risible l’absence de toute bourgeoisie en Valachie avant le XIXe siècle » (p. 244).

Certaines assertions de A. Pippidi sur la « sacralisation du territoire et de l’identité nationale » chez les Roumains au cours de leur histoire (surtout quand elle est argumentée à partir de « sources immémoriales » et des enquêtes ethnologiques, par ailleurs très pertinentes, de Jean Cuisenier) ou encore sur leur attachement aux valeurs de la chrétienté et sur le rôle qu’ils ont joué dans leur défense face à l’Islam conquérant sont moins convaincantes. Mais le livre est suffisamment riche, à tous points de vue, pour surmonter le désaccord avec telle ou telle considération de son auteur. Par exemple, attribuer au « patriotisme instinctif », même resitué dans le contexte médiéval, le bon mot prononcé en 1657 par un prince de Moldavie semble excessif : « Mieux vaut que notre cadavre soit dévoré par les chiens de notre pays plutôt que d’aller se cacher à l’étranger » (p. 37). « La sainteté du pays impose l’homogénéisation religieuse du pays », écrit A. Pippidi à propos du règne d’Etienne le Grand (1456-1504), pour expliquer l’« antagonisme entre la majorité roumaine de la population et ces flots d’altérité » (p. 36), c’est-à-dire les Ruthènes, les Hongrois, les Arméniens, les Tatars ou les Juifs. Cela ne l’empêche cependant pas de faire remarquer peu après que « la conscience de leur orthodoxie a agi, chez les Roumains de cette époque trouble et dangereuse, comme une compensation » (p. 38) et d’évoquer au passage le « climat d’intolérance » qui s’est installé en Moldavie dès les années 20 du XVIe siècle. Dans la scène représentant le Jugement dernier des églises construites en ce temps, les Arméniens, les Latins et les Juifs figurent avec les Turcs et les Tatars, regroupés à l’écart de la troupe des fidèles (p. 37-38).

La reconstitution des mécanismes complexes qui ont favorisé l’adoption des idées nouvelles (occidentales), des voies parfois détournées qu’elles ont empruntées et des résistances rencontrées (dues au poids des mœurs ottomanes, des références byzantines et religieuses) est l’aspect le plus passionnant du livre. Son auteur, et ce n’est pas le moindre de ses mérites, ne fait jamais pour autant perdre de vue au lecteur le décalage entre l’infime minorité de ceux qui ont adhéré aux influences occidentales et la masse de la population roumaine peu concernée et suivant de loin le cours de l’histoire. Inutile de rappeler que même au sein des classes dominantes roumaines il n’y a pas eu unanimité. « Egalité et liberté, deux mots qui attirent après eux mille malheurs », écrivait encore en 1857 un boyard, auteur d’une histoire de la Moldavie (p. 337).

Dans un sens, pour ce qui est du décalage entre l’élite et le reste de la population mais aussi de l’aversion d’une partie de l’élite à l’égard de l’Occident, les choses n’ont pas beaucoup changé en Roumanie jusqu’à nos jours, c’est-à-dire un siècle et demi après l’adoption solennelle (mais pas toujours concluante) des valeurs et des critères occidentaux par l’Etat moderne roumain.

A. Pippidi, qui enseigne l’histoire moderne à l’Université de Bucarest, est le fils d’un spécialiste réputé de l’Antiquité, Dionisie M. Pippidi, et le petit-fils, du côté maternel, de Nicolae Iorga. L’ouvrage de ce dernier que nous avons cité est disponible en français aux éditions Balland (1992), tandis que Le feu vivant : la parenté et ses rituels dans les Carpates de Jean Cuisenier est paru aux éditions PUF en 1994.