Le CdB, 25 ans d’histoire(s) | Bukovica : un nettoyage ethnique oublié au Monténégro

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Le Monténégro indépendant revendique sa qualité d’État multiethnique. Pourtant, durant la guerre de Bosnie-Herzégovine, la police monténégrine a mené une opération de nettoyage ethnique systématique de la petite région musulmane de Bukovica, près de Pljevlja. Treize ans plus tard, les victimes attendent toujours justice et réparation. Enquête sur le « trou noir » de la mémoire monténégrine.

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Par Jean-Arnault Dérens et Laurent Geslin


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Vue de la Bukovica.
DR.

La Bukovica est un petit paradis montagnard, un saillant monténégrin enkysté en territoire bosniaque. Cette micro région dépend de la commune de Pljevlja, dans le nord du pays, mais un véhicule tout terrain met trois à quatre heures pour rallier la Bukovica depuis le centre de la commune. Les villages sont reliés par des pistes et des chemins de terre, la seule route asphaltée de la région a été construite par l’armée yougoslave en 1993, pour ses propres besoins, mais son état est de plus en plus mauvais, faute d’entretien.

Durant des siècles, les habitants, majoritairement musulmans mais aussi orthodoxes, de la trentaine de villages que compte la Bukovica ont vécu en paix, se livrant essentiellement à l’agriculture. « La Bukovica est une terre bénie », précise Jakub Durgut, originaire de la région, « ici, tout pousse ». De grands troupeaux de moutons arpentaient la Bukovica, et les prairies étaient soigneusement entretenues par les habitants.

Aujourd’hui, la majorité des villages de la région sont abandonnés et, faute de la présence et du travail des hommes, la nature reprend ses droits. Les prairies se transforment en taillis et des broussailles envahissent les pistes qui forment les seules routes de la région. Sur les versants qui montent vers la Bosnie, on trouve les traces du passage d’un ours, tandis qu’un aigle se prélasse sur le chemin. De présence humaine, point. Dans quelques dizaines d’années, si le mouvement de désertification ne s’arrête pas, la Bukovica sera peut-être devenue une jungle impénétrable.

À l’époque yougoslave, les habitants de la Bukovica se rendaient moins souvent à Pljevlja qu’à Čajniče, un gros bourg situé sur le versant bosniaque de la montagne, aujourd’hui en Republika Srpska. Le village de Kovačevići, centre de la Bukovica, est à 20 kilomètres de Foca, 25 de Gorazde, 10 de Cajnice, mais à plus de 70 kilomètres de Pljevlja. Jamais la frontière entre les deux républiques n’avait été perceptible avant que la guerre n’éclate en Bosnie, en avril 1992.

La Bukovica jouxte une région qui a été soumise à un intense nettoyage ethnique par les nationalistes serbes dès les premières semaines de la guerre. Les musulmans de Cajnice et Foca ont été massivement expulsés ou sommairement exécutés dès avril 1992, tandis que la ville de Gorazde, restée fidèle au gouvernement de Sarajevo, était soumise à un siège particulièrement rigoureux. Si les habitants orthodoxes de la Bukovica continuaient à se rendre à Cajnice ou à Foca pour leurs affaires, cette route est devenue impraticable pour les musulmans.

« Depuis la Seconde Guerre mondiale, la région de la Drina, en Bosnie-Herzégovine, en Serbie et au Monténégro, représente une véritable obsession pour les nationalistes serbes, qui veulent en chasser toute présence musulmane », souligne Jakub Durgut. « En 1992, Vojislav Šešelj déclarait d’ailleurs qu’il fallait expulser tous les Boshniaques musulmans du Monténégro et de Serbie, dans une zone de trente kilomètres le long des frontières de la Bosnie. C’est exactement ce programme qui a été appliqué en Bukovica. »

La « neutralité » monténégrine

Le Monténégro est officiellement resté à l’écart de la guerre qui déchirait la Bosnie. La petite république avait décidé, par un référendum fort contesté, de rester associée à la Serbie, et les deux pays avaient formé, en avril 1992, une nouvelle République fédérale de Yougoslavie. Le Président de la République du Monténégro s’appelait Momir Bulatović, tandis que le Premier ministre était un certain Milo Đukanović...

Totalement alignés sur la politique de Slobodan Milošević, les dirigeants monténégrins n’ont fait preuve d’aucune mansuétude pour les réfugiés bosniaques chassés par la guerre qui affluèrent au Monténégro. Bien au contraire, les autorités de Podgorica violèrent toutes les conventions internationales en arrêtant des centaines de ces réfugiés et en les livrant aux autorités de la Republika Srpska de Bosnie-Herzégovine. Ces réfugiés furent traqués à travers tout le Monténégro, tandis que des journaux comme Pobjeda nourrissaient la haine en affirmant que « des terroristes et des mujahidin » se cachaient au Monténégro. La plupart des réfugiés furent assassinés dès leur remise aux autorités serbes bosniaques. Certains sont toujours portés disparus [1].

Dans le nord du Monténégro, et tout particulièrement dans la commune de Pljevlja, la situation devient particulièrement explosive. La population de Pljevlja se compose majoritairement d’orthodoxes, Monténégrins ou plutôt Serbes, car cette commune n’a été réunie au Monténégro qu’en 1912 et ne possède guère d’identité monténégrine. Au contraire, Pljevlja a été un bastion tchétnik durant la Seconde Guerre mondiale, et cette mémoire a été conservée par les habitants, survivant à la période communiste. Le recensement de 1991 avait dénombré 6964 Musulmans sur une population totale de 39 593 âmes.

Dès le début de la guerre de Bosnie, Pljevlja s’impose comme le principal bastion monténégrin du Parti radical serbe (SRS) au Monténégro, ainsi que le siège de nombreuses unités paramilitaires. En visite à Pljevlja en mai 1992, Momir Bulatović dénonce d’ailleurs formellement cette prolifération d’unités militaires incontrôlées. Miliciens, réservistes et soldats de l’Armée yougoslave multiplient les provocations, agressant les commerçants ou les consommateurs des cafés musulmans. Durant tout le printemps 1992, la ville de Pljevlja est secouée par des explosions incessantes : tous les commerces tenus par des musulmans sont détruits et dynamités.

Personne ne sait qui contrôle le poste-frontière de Metaljka, entre Monténégro et Bosnie, où paradent soldats et policiers serbes de Bosnie ainsi que combattants des unités paramilitaires de Bosnie et du Monténégro. Momir Bulatović, Président du Monténégro, et le Président fédéral de la nouvelle République fédérale de Yougoslavie, Dobrica Ćosić, se rendent à Pljevlja en juin 1992 pour essayer de rétablir l’autorité de l’État, condamnant la multiplication des milices. Les tensions atteignent cependant leur comble en août 1992 : les combattants tchétniks du « voïvode » local Milika Čeko Dačević mettent la ville en état d’insurrection.

Nettoyage ethnique

Jamais la police monténégrine ni l’armée yougoslave n’avaient disposé de bases fixes dans la petite région de Bukovica, qui n’était pas une zone frontalière quand Bosnie et Monténégro faisaient partie de la Yougoslavie. C’était alors simplement un secteur montagneux reculé où la vie s’écoulait paisiblement. Les relations entre orthodoxes et musulmans, majoritaires, étaient bonnes, malgré les souvenirs des exactions de la Seconde Guerre mondiale.

En avril 1992, la police monténégrine établit une base à Kovačevići, le village qui sert de chef-lieu (mjesna zajednica) à la petite région. Policiers et soldats commencent à arpenter la région, officiellement dans le dessein de contrôler la nouvelle frontière, et de prévenir l’éventuel passage de combattants bosniaques par le territoire monténégrin. Les responsables serbes locaux prétendent qu’une centaine de jeunes musulmans de la région combattraient dans les Bérets Verts, les milices bosniaques, à Gorazde et à Sarajevo, « alors que leurs parents affirment qu’ils ont émigré en Allemagne ou en Turquie » [2]. C’est dans ce contexte que police et armée vont entamer des opérations systématiques de ratissage dans la région, officiellement dans le but de chercher des armes.

Voici quel fut le sort de la famille Tahirbegović, du village de Rosulje. Le 4 mai 1992, une patrouille de la police monténégrine vient fouiller leur maison. Elle est conduite par Milan Soković, maintenant chef de la police routière de Pljevlja. Le grand-père nonagénaire est maltraité, les deux jeunes fils de la maison sont emmenés, interrogés et battus. À défaut d’armes, la police trouve les bijoux de la famille : près d’un kilo d’or est volé. « Nous avons été relâchés dans la nuit », explique Haris Tahirbegović. « Mais le 17 juin, une autre patrouille revient. Le policier Bane Borovic, qui a maintenant le grade d’inspecteur, nous explique que nous devons quitter la maison avant le lendemain, sept heures. Je lui ai demandé pourquoi, en lui disant que le Monténégro n’était pas en guerre, il m’a répondu que c’était la guerre partout entre les Serbes et les musulmans, et que si nous ne partions pas, la guerre viendrait chez nous »... La famille doit fuir, abandonnant sa maison, tous ses biens et le bétail, soit plus de 50 moutons et 6 vaches.

Les Tahirbegović s’installent à Pljevlja, où ils survivent dans des conditions extrêmement difficiles. Un an plus tard, le père de la famille est convoqué par la police, qui lui explique que, dans son intérêt, il ne doit jamais parler à quiconque des bijoux volés. En 1995, Haris parvient à rencontrer Filip Vujanović, alors ministre de la Justice, et aujourd’hui Président de la République. Celui-ci lui promet que les responsables des exactions seront châtiés, ce qui provoque aussitôt une émeute dans la police de Pljevlja. Rien ne se produit. Bien au contraire, comme tous les policiers impliqués dans la tragédie de la Bukovica, tous les policiers qui ont volé, maltraité et expulsé les Tahirbegovic sont promus.

En 1993, les Tahirbegović tentèrent également de revenir dans leur maison. La police les délogea aussitôt. Ils ne sont revenus « de force » qu’en 2005. Ils ont rénové la maison de bois et les étables. Un voisin orthodoxe, resté fidèle ami et qui avait essayé de les défendre contre la police, leur a offert une vache et quelques moutons. La vie a repris un cours presque normal, même si les Tahirbegovic sont à ce jour la seule famille musulmane expulsée de Bukovica qui ait pu revenir vivre dans la région.

« Belgrade n’y est pour rien. Toute la responsabilité des crimes commis et du nettoyage ethnique revient à Podgorica. La police monténégrine a conduit les opérations, l’armée ne faisait que l’accompagner », assure Haris Tahirbegović, maintenant réfugié en Bosnie-Herzégovine, mais qui est revenu pour quelques jours voir ses parents.

Le sort de la famille Klapuh fut tout aussi difficile, même s’ils parvinrent à échapper à l’expulsion. La nuit du 31 décembre 1992, la famille s’apprêtait à réveillonner, quand la maison fut encerclée par la police, toujours à la recherche d’armes. Tous les habitants de la maisonnée durent sortir et restèrent alignés de longues heures dans la neige. Les hommes furent interrogés et battus, et toute la famille dut survivre durant un mois dans les bois voisins, malgré les rigueurs de l’hiver. Les Klapuh purent enfin revenir chez eux, mais restèrent soumis au harcèlement policier jusqu’à la fin des années 1990. La seule aide venait de voisins orthodoxes, les Radović. La famille Klapuh, qui compte actuellement onze membres, vit essentiellement de l’élevage d’un troupeau de moutons. Les bêtes sont vendues à Pljevlja, mais la famille, comme toutes celles de Bukovica, vit en quasi-autarcie. Le potager, le verger et le poulailler répondent à presque tous les besoins.

Une chronique de la Bukovica durant les années de terreur devrait recenser non seulement les meurtres et les enlèvements, les maisons pillées, détruites ou incendiées, mais aussi toutes les fouilles, les perquisitions, les tabassages - perpétrés le plus souvent par des policiers monténégrins.

Même si une relative « accalmie » survint peu à peu, des violences sont toujours régulièrement rapportées : le 19 avril 1993, la mosquée du village de Plansko est détruite, le 25 mai de la même année, le minaret de celle du village de Roščići subit le même sort. Le cantonnier Džafer Džogo est sommairement abattu le 15 juin 1993. Une plaque a été posée sur le bord d’un chemin, à l’endroit même où il travaillait et où il a été assassiné.

Les listes précises établies par l’association des citoyens de la Bukovica permettent d’établir un bilan : 111 familles ont été expulsées, soit 322 personnes. On compte plus de 10 victimes directes abattues durant les opérations, tandis que d’autres habitants de la région sont toujours officiellement portés « disparus », comme les cinq membres de la famille Bungur du village de Krusevci, ou les Bungur du village de Ravni. Une véritable épidémie de suicide toucha aussi les habitants de la Bukovica réfugiés à Pljevlja.

Des victimes qui n’existent pas

Jakub Durgut, originaire du village de Cerjenci, chassé de Bukovica avec sa famille, vit aujourd’hui à Pljevlja, où il assume les fonctions de secrétaire de la communauté islamique locale. C’est un des grands militants de la mémoire de la région : depuis des années, il essaie de faire reconnaître l’ampleur du crime commis et d’obtenir justice et réparations pour les victimes.

Beaucoup de musulmans de Bukovica se sont enfuis vers la Bosnie-Herzégovine : certains ont rejoint à pied, en pleine guerre, la région de Goražde, assiégée par les forces serbes. Cela indique bien la terreur à laquelle ils voulaient échapper. D’autres sont partis vers Pljevlja. Certains ont pu poursuivre leur voyage jusqu’en Turquie, où beaucoup de musulmans de la région se sont installés tout au long du XXe siècle. En Bosnie-Herzégovine, les ressortissants de la Bukovica ont obtenu le statut de réfugiés, dont ils jouissent toujours aujourd’hui. Par contre, pas de statut particulier au Monténégro où ils ne sont pas reconnus comme des personnes déplacées et ne bénéficient d’aucune aide particulière.

Les autorités du Monténégro continuent de nier qu’il se soit produit le moindre épisode de nettoyage ethnique sur le territoire de la république. Elles ont remarquablement bien réussi à étouffer l’affaire, sur laquelle des organisations de défense des droits de la personne, comme le Comité Helsinki du Sandjak ou le Fonds du droit humanitaire de Belgrade ont essayé, mais sans grand succès, d’attirer l’intérêt de l’opinion publique internationale. Le TPI de La Haye ne s’est pas jamais penché sur le dossier.

Cependant, les autorités monténégrines n’oublient pas tout à fait les musulmans de Bukovica, y compris ceux qui sont réfugiés en Bosnie-Herzégovine. Ils demeurent citoyens du Monténégro et sont régulièrement invités à participer aux élections. Lors du référendum du 21 mai dernier, toutes les voix favorables à l’indépendance du Monténégro étaient précieuses, et les musulmans de Bukovica sont revenus voter.

Haris Tahirbegović est d’ailleurs lui-même le « délégué » du Parti démocratique des socialistes (DPS), la formation de Milo Đukanović, parmi les réfugiés en Bosnie-Herzégovine. « C’est parce que je collabore de cette façon avec les autorités que je peux revenir voir mes parents », explique-t-il. Au Monténégro, le secret du vote demeure un principe aléatoire, et les réfugiés de la Bukovica savent bien qu’ils exposeraient leurs parents restés au Monténégro à des risques de représailles s’ils ne revenaient pas voter.

Puisque le crime est nié, les victimes ne peuvent pas prétendre à des réparations. « Aujourd’hui, beaucoup de familles pourraient rentrer dans la Bukovica, mais encore faudrait-il qu’elles obtiennent des aides pour reconstruire leurs maisons et relancer une petite activité économique, comme en Bosnie-Herzégovine », affirme Haris Tahirbegović. « Sans aucune aide, il est presque impossible de revenir ».

Pourtant, tous les programmes de retour ont échoué jusqu’à présent. En 1995, une dizaine de maisons musulmanes vides ont été incendiées pour prévenir toute réinstalation. Des maisons ont également été reconstruites grâce à des financements internationaux : elles ont aussi été immédiatement détruites. Tel fut le cas de Jakub Durgut, dont la maison fut incendiée 15 jours après en avoir reçu les clefs. Aucune enquête n’a jamais été menée sur ces exactions.

Interrogé cet été sur la situation en Bukovica, Dragiša Sokić, un cadre local du DPS, affirme que seule la misère économique dissuade les habitants de revenir, et que la situation en Bukovica serait donc semblable à celle qui prévaut dans de nombreuses rurales et montagnardes du Monténégro...

Le crime du Monténégro

Aujourd’hui, on ne compte plus que 16 familles bosniaques vivant encore en Bukovica. Rien ne permet d’envisager un retour des personnes chassées, tandis que les rares qui sont restées sont tentées par l’exil. Les Klapuh pensent ainsi partir prochainement pour Brcko, en Bosnie, car les enfants de la dernière génération seront bientôt en âge d’entrer à l’école, et la seule disponible se trouve à plusieurs heures de marche à pied de leur ferme.

On peut donc imaginer que les seuls habitants de la Bukovica seront bientôt les quelques orthodoxes - Serbes ou Monténégrins - qui y vivent encore, mais qui sont presque tous fort âgés. Dans ces conditions, toute présence humaine pourrait bientôt disparaître, à moins que des projets de développement touristique ne s’implantent dans la région, qui demeure un véritable paradis naturel. Dans tous les cas, la chape du silence et de l’oubli risque de se refermer à jamais sur les crimes commis dans les années 1990.

Sabina Talović, une militante féministe de Pljevlja qui a créé et dirige une petite ONG locale nommée Otvoreni Centar Bona Fide, se bat néanmoins avec Jakub Durgut pour que les événements de la Bukovica soient enfin jugés. Une première victoire vient d’être obtenue : trente familles ont déposé au printemps 2006 une plainte auprès de la justice monténégrine. On ne sait pas encore si la plainte sera retenue et si une action judiciaire pourra se poursuivre, mais, grâce au Fonds du droit humanitaire de Belgrade, deux avocats assistent désormais chaque famille.

Sabina Talović se bat pour que l’opinion publique de la région entame un travail d’analyse et de catharsis. Elle a été à l’initiative de la réalisation de huit films documentaires sur les événements survenus dans le Sandjak de Novi Pazar durant la guerre de Bosnie, qu’il s’agisse des événements de Bukovica, du massacre de Strpci, également au Monténégro, ou du « nettoyage » des villages de la commune de Priboj, côté serbe de la frontière. Après la projection publiques de ces films à Pljevlja, en novembre 2005, elle a dû chercher refuge avec sa fille à Belgrade quatre mois, par crainte de représailles.

« Pljevlja et la Bukovica représentent la face sombre de l’actuel régime monténégrin. Au lieu d’être jugés, tous les responsables des crimes commis ont été promus, comme l’ancien chef de la police de Pljevlja, récemment devenu chef exécutif de la police du Monténégro », explique-t-elle.

« À Pljevlja, l’identité monténégrine est très faiblement présente », poursuit Sabina. « Les habitants orthodoxes se sont toujours définis comme Serbes. Après sa rupture avec Belgrade, en 1995-1996, Milo Đukanović avait pourtant besoin d’alliés locaux, et il s’est appuyé sur des cadres qui ne cachaient pas, quelques années plus tôt, leurs sympathies tchétniks ».

Bien sûr, la mairie de Pljevlja demeure contrôlée par les partis de l’opposition pro-serbe. Cependant, ce sont des hommes du DPS qui dirigent les grandes entreprises de Pljevlja, notamment les mines et la centrale thermoélectrique, en cours de privatisation.

« Toute la nomenklatura locale du DPS était tchétnik il y a dix ans », assure Jakub Durgut. « Le directeur de l’hôpital, issu d’une vieille famille de tradition tchétnik, soignait les blessés des unités paramilitaires serbes de Bosnie. Maintenant, il prétend défendre le Monténégro indépendant »...

Alors que le régime de Milo Đukanović a favorisé l’intégration des Boshniaques musulmans dans des communes comme Rožaje, Plav, Berane ou Bijelo Polje, il a suivi une politique bien différente à Pljevlja, où l’alliance avec certains nationalistes serbes est apparue nécessaire. Le DPS leur a fourni pleine absolution pour les crimes commis et n’entend pas que l’affaire de la Bukovica s’ébruite trop, au risque de mettre en cause l’image démocratique que le Monténégro cultive dans l’opinion internationale.

Sabina Talović, militante de longue date de l’indépendance monténégrine, sait pourtant que le Monténégro ne pourra pas devenir un pays véritablement démocratique s’il n’est pas capable d’affronter tous les aspects de son passé. « Il est dans l’intérêt du Monténégro que le nettoyage ethnique de la Bukovica soit enfin reconnu pour ce qu’il a été, que ses auteurs soient jugés et que les victimes soient dédommagées », assure-t-elle.

Notes

[1Lire Šeki Radončić, Kobna sloboda. Deportacija bosanskih izbjeglica iz Crne Gore, Belgrade, Fond za humanitarno pravo, 2005

[2Lire Bukovica, Beograd, Fond za humanitarno pravo, 2003.

[3Lire Šeki Radončić, Kobna sloboda. Deportacija bosanskih izbjeglica iz Crne Gore, Belgrade, Fond za humanitarno pravo, 2005

[4Lire Bukovica, Beograd, Fond za humanitarno pravo, 2003.