Blog • La frontière, dernière vanité administrative

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Réfugiés pénétrant dans le camp de Brežice, Slovénie, octobre 2015
© Laurent Geslin / CdB

J’ai passé le week-end à jouer à saute-mouton sur les frontières. Serbie, Bulgarie, Serbie, Bulgarie à nouveau, puis j’ai franchi le Danube, pour me reposer un peu dans le petit paradis de Port Cetate, sur la rive roumaine du grand fleuve. Le poète Mircea Dinescu et sa femme ont transformé l’ancien terminal fluvial en centre culturel qui accueille des hôtes. Autrefois, du temps du communisme, les habitants de la région n’avaient pas le droit d’accéder à ses rives, de crainte qu’ils ne s’échappent du pays. Ils avaient oublié la pêche et ne mangeaient même plus de poisson, m’expliquait cette dernière. En face de Port Cetate, c’est la Bulgarie, et cinq kilomètres en amont, la Serbie, autrefois la Yougoslavie, ce qui signifiait la liberté pour les Roumains, du temps de Ceaușescu.

L’histoire des frontières en Europe devait se jouer comme une démonstration en trois temps, thèse, antithèse, synthèse… Après la dissolution du rideau de fer, archétype de la frontière fermée, le temps de la prolifération des frontières est venu avec la dislocation de l’URSS et de la Yougoslavie : jamais autant de guérites de douane n’ont été inaugurées sur notre continent qu’au cours de la dernière décennie du XXe siècle. Mais enfin, après cette prolifération des confins, devait venir l’époque bénie du dépassement, de la sublimation des frontières dans le processus d’intégration européenne. L’Europe allait devenir un oasis de paix et de sécurité, formant un modèle pour un monde extérieur, resté irrémédiablement turbulent. Elle a même reçu, pour cela, le moins mérité des prix Nobel jamais attribué. L’Europe allait jeter des ponts par-delà ses frontières en constante extension, avec sa « politique de voisinage » et le dialogue euro-méditerranéen. La contagion vertueuse était irrémédiable.

L’histoire des frontières en Europe devait se jouer comme une démonstration en trois temps, thèse, antithèse, synthèse

L’Union européenne, comme le rappelle la géographe Anne-Laure Amilhat Szary, dans son excellent petit livre Qu’est-ce qu’une frontière aujourd’hui ? (Paris, PUF, 2015), avait même externalisé le contrôle de ses frontières. Ainsi, le Pacte européen sur l’asile et l’intégration, signé en 2008, faisait obligation aux pays désireux de s’engager dans les politiques d’intégration ou de voisinage de « sous-traiter » le contrôle des migrations. Bruxelles a confié des taches de contrôle des identités, de refoulement et de rétention à des pays aussi respectueux des droits de la personne que la Libye du colonel Kadhafi. Pour des raisons qui tiennent plus aux comptes de campagne du candidat Sarkozy qu’à « l’engagement de la France pour la liberté », ce pays a bénéficié d’une opération militaire « d’exportation de la démocratie » qui l’a plongé dans le chaos le plus total, avant que la France de Hollande et Le Drian ne poursuive cette brillante stratégie en Afrique, tandis que tout le Proche-Orient s’enfonçait toujours plus avant dans l’horreur d’une guerre sans fin. Et des millions de personnes se sont mises en mouvement.

Il y a quatre ans, à l’été 2011, nous faisions, avec les collègues du Courrier des Balkans, de premiers reportages sur cette « route des Balkans ». Dans la « jungle » de Lojane, sur la frontière macédo-serbe, de jeunes Algériens nous expliquaient alors : « nous sommes des milliers, rien ne pourra nous arrêter ». A l’époque, quelques centaines de migrants empruntaient chaque jour cette route. Le chiffre semblait énorme. Aujourd’hui, près de 10 000 réfugiés pénètrent quotidiennement en Macédoine, et rien n’indique que le flux va diminuer, malgré l’approche de l’hiver et les tragiques naufrages qui se répètent en Mer Egée.

Il y a six mois, au début du printemps de cette étonnante année 2015, tabler sur l’amplification des flux était aussi facile à prévoir, que de supposer, à marée basse, que la mer va monter à nouveau. Pourtant, l’Union européenne a estimé que le plus urgent était de ne rien faire. Durant quelques années, dès qu’est apparue cette « route des Balkans », elle s’est contentée de confier aux pays de la région une vague fonction de zone tampon : il fallait, en bricolant avec les obligations découlant de la convention Dublin III et les solides matraques des polices locales, parvenir à ralentir quelque peu les flux.

Cette politique à courte vue a relativement bien fonctionné tant que les réfugiés étaient des dizaines, des centaines tout au plus. Depuis qu’ils sont des milliers, chaque jour, à tenter de gagner l’Europe, il n’y a plus de frontières, et l’espace Schengen n’est plus qu’une illusion — et d’anciennes frontières réapparaissent, comme à Vintimille, entre la France et l’Italie.

Lors du Sommet exceptionnel du 25 octobre, l’Union européenne a confirmé que revenait aux pays des Balkans la tache de « ralentir les flux ». Elle a offert quelques subsides pour créer 100 000 places d’hébergement sur la route, un chiffre à la fois énorme et totalement dérisoire, et promet d’envoyer 400 policiers en renfort en Slovénie. L’essentiel, toutefois, n’est pas là. Face à la crise, l’UE ne fait plus de différences entre les pays candidats, comme la Serbie et la Macédoine, ceux qui sont membres de l’Union mais pas de Schengen, comme la Croatie, et ceux qui ont déjà rejoint le club, comme la Slovénie.

Face à l’exode, la bureaucratie ne peut pas être autre chose qu’une illusion

La Croatie construit un vaste centre d’identification et d’accueil à Slavonski Brod : les ministres de l’Intérieur de Croatie et de Serbie ont convenu que les trains de réfugiés y arriveraient directement en provenance de Šid, sans s’arrêter à la frontière. La Slovénie a promis d’envoyer des policiers en renfort. En somme, Slavonki Brod pourrait devenir, au moins durant quelque temps, avant que les capacités du centre ne soient débordées, l’unique escale entre la frontière grecque et celle de l’Autriche. Entre Berkasovo et Bapska, sur la frontière serbo-croate, un long tunnel de toile fait office de sas d’entrée dans l’Union européenne, à Rigonce, il faut traverser un champ de maïs pour pénétrer dans l’espace Schengen : les frontières n’existent plus, les réfugiés ont eu raison de cette vanité administrative. Demeure l’obligation aléatoire de se faire « enregistrer » dans chaque pays traversé.

Tout le monde sait que la seule solution efficace et humaine consisterait en un enregistrement européen unique en Grèce – voire en Turquie – permettant aux réfugiés de poursuivre leur route à travers les Balkans, au lieu qu’ils doivent attendre des heures, voire des jours, pour se faire enregistrer en Macédoine, puis en Serbie, en Croatie et en Slovénie. Ces enregistrements multiples ne sont d’ailleurs qu’une illusion : débordées, toutes les polices de la région, de la Macédoine à la Slovénie, laissent passer beaucoup de gens. Face à l’exode, la bureaucratie ne peut pas être autre chose qu’une illusion et, tant qu’à refaire l’histoire, reconnaissons que les procédures seraient plus simples si la Yougoslavie existait encore.

Alors que les flux principaux continuent de se diriger selon l’axe Grèce/Macédoine/Serbie/Croatie/Slovénie, quelques centaines de réfugiés passent chaque jour de Bulgarie en Serbie. Ce sont les plus pauvres, principalement des Afghans, qui empruntent cette route, éprouvante et semée d’embuches du fait de la violence et du racket érigés en pratiques systématiques par la police bulgare, ceux qui n’ont pas les moyens de se payer une traversée en bateau de la Turquie aux îles grecques. Les réfugiés passent à pied la frontière, en se cachant dans les montagnes et les forêts de la Stara Planina.

Ce sont désormais des jeunes gens venus de Jalalabad qui empruntent les vieux sentiers de contrebandiers, les pistes de haïdoucks

Cette frontière serbo-bulgare faisait aussi partie du rideau de fer. Après la rupture de 1948, des « staliniens » yougoslave l’empruntèrent pour s’enfuir en Bulgarie et, par la suite, bien des fugitifs du « socialisme réel » mais pas autogestionnaire tentèrent de gagner la libérale Yougoslavie. La boucle est désormais bouclée : ce sont désormais des jeunes gens venus de Jalalabad qui empruntent ces vieux sentiers de contrebandiers, ces pistes de haïdoucks. En Serbie, ils reçoivent un bout de papier qui leur permettra, sans autre forme de procès, de gagner ce que l’on appelle encore, par habitude, l’espace Schengen.

Samedi, une dame de 63 ans est morte à son entrée dans le Centre d’Opatovac, en Croatie, et ce dimanche matin, un homme de 71 ans, sur une station service d’autoroute proche de Paraćin, en Serbie. Bientôt la neige viendra recouvrir les Balkans, et les montagnes rendront sûrement, au printemps, bien des corps de fugitifs qui se seront perdus. Personne, pourtant, n’a encore demandé à l’Union européenne de rendre solennellement ce Prix Nobel de la Paix dont elle est si manifestement indigne.

P.S. : Hier, à Dimitrovgrad, un jeune réfugié afghan nous disait que les deux pays les durs à traverser sont l’Iran et la Bulgarie. Quand je lis, sur Internet, les effarantes nouvelles de Calais, les politiques de déportation mises en œuvre par Cazeneuve, le minuscule et dérisoire brigadier des logis du socialisme français, je crains que mon pays ne puisse également monter sur le triste podium des pays qui violent le plus les conventions internationales sur l’asile et la protection des réfugiés.