Les Saxons de Roumanie depuis la Seconde Guerre (1)

Blog • Roumanie : la ruée vers l’Ouest

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A l’aube du troisième millénaire, en 2002, quelque 60 000 personnes ont été recensées comme « Allemands » en Roumanie. 14 200 se sont déclarées « Saxons », 29 900 « Souabes » les autres « Allemands » tout court. Au terme du recensement de 1930, ils étaient environ 750 000, chacune des trois catégories mentionnées représentant environ un tiers de l’ensemble. Ce mouvement migratoire d’une ampleur exceptionnelle a eu comme principale destination la République fédérale d’Allemagne puis l’Allemagne réunifiée. On comptait encore environ 250 000 Allemands en Roumanie à la veille de la chute du régime de Ceauşescu. Depuis 2002 leur nombre a encore baissé. En 2011, ils n’étaient plus que 36 000.

"La victoire ou la Sibérie", affiche nazie lors du retrait de la Wehrmacht, août 1944

Originaires non pas de la Saxe mais surtout de la Rhénanie, ceux qui sont connus sous le nom de Saxons (all. Siebenbürger Sachsen, roum. sași) et se disent tels (Soxen) se sont installés en Transylvanie depuis le milieu du XIIe siècle, alors que les Souabes (all. Schwaben, roum. șvabi) proviennent de colonisations ultérieures, au cours du XVIIIe siècle notamment du Banat, sous Marie-Thérèse, tandis que la présence des Allemands en Bessarabie puis dans la Dobroudja remonte à la colonisation entreprise par l’administration tsariste après 1812. A certains égards, qu’il s’agisse de leur histoire, de la disposition spatiale de leurs lieux d’implantation depuis le haut Moyen Age ou de leur organisation sociale particulière, les Saxons peuvent être considérés comme un peuple à part même s’ils se sont identifiés aux Allemands à l’époque moderne. Par exemple, il n’y a pas de véritable intercompréhension entre eux et les locuteurs de l’allemand standard, leur parler étant proche surtout du luxembourgeois actuel. Luthériens de la première heure, ils maîtrisent pour la plupart depuis longtemps également l’allemand.

C’est à leur « retour », depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, donc plus de huit siècles après leur « départ », que le germaniste Pierre de Trégomain consacre une étude très fouillée qui nous éclaire sur des aspects de la guerre froide passés trop souvent sous silence [1]. Il le fait en reconstituant, documents à l’appui, les métamorphoses du discours identitaire tenu par les associations qui représentaient en Allemagne les intérêts des Saxons arrivés de Roumanie.
La chose qu’il faut tout le temps garder à l’esprit est que, contrairement aux Allemands des Sudètes, de certaines régions de Pologne comme la Poméranie ou encore du Banat serbe, ceux de Roumanie n’ont pas été expulsés au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Les tentatives de travestir cette situation originale sont pour beaucoup dans les contradictions du discours tenu en leur nom par leurs avocats et leaders communautaires.

Le premier grand groupe de Saxons est arrivé à l’automne 1944 en Autriche et en Allemagne du Sud où la majorité d’entre eux se sont installés définitivement. Il s’agissait de la population civile des communes germanophones situées dans la zone de la Transylvanie annexée par la Hongrie qui venait d’être évacuée par la Wehrmacht lors de sa retraite. Ceux, beaucoup plus nombreux, du sud de la Transylvanie, qui était resté sous administration roumaine, n’étaient pas concernés par l’évacuation. Ce premier groupe, composé d’un peu plus de 20 000 personnes, sera rejoint par des anciens soldats de la Wehrmacht et de la Waffen-SS et, après le renversement d’alliances du 23 août 1944, par des anciens responsables du Deutsche Volksgruppe in Rumänien (Groupe ethnique allemand) [2] . Cette structure, qui a bénéficié d’un statut semi-autonome en Roumanie pendant la guerre, a été mise en place par les nazis en novembre 1940 peu après l’arrivée au pouvoir du conducător (Ion Antonescu), partisan de l’alliance avec l’Allemagne nazie.
En tout, le nombre de refugiés saxons se montera à environ 40 000 personnes en 1948, alors que 172 000 vivaient toujours en Roumanie. A partir de cette date, l’Association des Saxons de Transylvanie s ‘affirmera comme le principal interlocuteur des autorités politiques de la RFA. Elle imposera désormais « une représentation du passé saxon idéalisée, au service de ses intérêts politiques », résume P. de Trégomain.

Du « droit à la patrie » au « droit à une patrie »

En signant en mai 1950 la Charte des expulsés, l’Association se fait « une place dans le paysage de expulsés » aux côtés notamment des associations des Allemands des Sudètes ou de Silésie ce qui permet à ses membres de bénéficier de la loi de 1952 prévoyant des réparations pour les dommages subis pendant la guerre. Cette stratégie qui implique l’exclusion des Saxons vivant en Roumanie suscite certaines critiques dans les milieux protestants et la protestation du responsable de l’Eglise protestante de Roumanie. Elles n’auront cependant pas d’impact particulier. L’Association revendique le « droit à la patrie » qui est au cœur de la Charte, et s’aligne sur les revendications des expulsés des territoires orientaux qui appellent à une révision des frontières orientales de l’Allemagne.
En réalité, les dirigeants de l’Association mettent de plus en plus en avant le « droit à l’identité ethnique », droit foulé aux pieds à leurs yeux par le régime communiste roumain qui fait subir aux Saxons une « destruction biologique », notamment à travers la multiplication des mariages mixtes. « Libérer les Saxons d’un sort si funeste en les transplantant dans la mère patrie, tel est notre devoir au regard de notre propre histoire », lit-on dans les résolutions secrètes adoptées par le directoire de l’Association en 1953. Le terrain est ainsi préparé pour revendiquer l’émigration groupée des Saxons restés en Roumanie qui demeurent, à cette date, nettement plus nombreux que ceux établis en RFA.
Le « renversement sémantique », conclut P. de Trégomain, intervient lorsque, en 1956, le leader de l’Association, invite à remplacer la notion de « droit à la patrie » - c’est-à-dire la revendication d’une révision des frontières ou d’un retour au pays – par le « droit à une patrie », en l’occurrence l’Allemagne anticommuniste. A partir de ce moment les droits au regroupement familial et à la libre circulation sont mis en avant alors que, par ailleurs, on estime qu’il ne s’agit là que du « commencement d’une évacuation à plus grande échelle », pour empêcher « la mort d’un peuple ». Dorénavant, « le retour ne désigne plus le voyage de RFA ou d’Autriche vers la Transylvanie natale, mais bien le contraire », note P. de Trégomain.

La notion d’expulsé perdra son intérêt politique suite à l’extension de la loi allemande sur les expulsés aux Allemands originaires de l’Europe centrale et orientale, tandis que l’émigration s’accélérera dès les années 1960. Entre 1963 et 1969, le nombre des adhérents de l’Association passe de 10 000 à 20 000, tandis que 230 000 Allemands (Saxons mais aussi Souabes et autres) ont quitté la Roumanie entre 1962 et 1989. Ils seront tout aussi nombreux à quitter le pays entre 1990 et nos jours.

« A la fin de la guerre froide, le terme « expulsion » s’est imposé comme un marqueur politique parmi les Saxons de Transylvanie désormais majoritairement installés en RFA : ceux qui l’emploient véhiculent, consciemment ou pas, un vision du monde qui se caractérise par la revendication d’un statut de victime du communisme ayant droit à des dédommagements de la part de la RFA, par le refus de considérer comme possible une « existence » nationale des Saxons en Roumanie et par l’adhésion à une communauté de destin allemande plutôt qu’à une identification strictement saxonne », conclut P. de Trégomain.
Très active dans l’intégration des migrants arrivés après 1990, l’Association des Saxons a certes modifié son discours mais n’a pas tout à fait renoncé à la rhétorique de l’expulsion, poursuit-il. Ceci ne manquera pas d’influer le débat public concernant cette fois-ci la déportation des Allemands de Roumanie en URSS au lendemain de la Seconde Guerre. Surgi après 1990, ce débat fera revenir dans l’actualité celui autour de la prétendue expulsion des Allemands de Roumanie.

À suivre : La mémoire de la déportation en URSS : un facteur sous-estimé

Notes

[1« Renversements sémantiques » - Mémoire des « expulsions » chez les Saxons de Transylvanie, dans Fuite et expulsions des Allemands : transnationalité et représentations, 19e-21e siècle / Carola Hähnel-Mesnard, Dominique Herbert (dir.), Villeneuve-d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion, 2016, pp. 89-102.

[2Environ 15 000 Allemands (Saxons, Souabes et autres) de Roumanie se sont enrôlés dans la Wehrmacht et 60 000 dans la Waffen-SS. 50 000 d’entre eux l’on fait après mai 1943, lors de la retraite du front de l’Est, quand Antonescu a offert aux soldats d’origine allemande mobilisés dans l’armée roumaine la possibilité de s’engager comme volontaires dans l’armée allemande. Selon les estimations disponibles, presque un tiers sont morts au combat. Peu nombreux, tout au plus un tiers, furent ceux qui sont rentrés en Roumanie, où ils ont été déchus dans un premier temps de la citoyenneté roumaine ; les autres se sont installés en Allemagne.