Les Saxons de Roumanie depuis la Seconde Guerre (2)

Blog • Roumanie : la mémoire de la déportation des Allemands en URSS : un facteur sous-estimé

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La Roumanie ne veut pas assumer son passé, a affirmé jeudi 5 février Maria Zaharova, la porte-parole du ministère des Affaires étrangères russe. Raison invoquée : ce pays venait d’organiser une exposition sur la déportation des Allemands en URSS en 1945 dans le cadre de la Journée internationale pour la commémoration des victimes de l’Holocauste. Cette exposition a pris un ton antisoviétique et antirusse, a-t-elle ajouté, selon Agerpres. Côté roumain, on a déploré ces « déductions erronées » et la « confusion » qui s’ensuit. Décidément, ce passé n’est pas tout à fait passé, si on s’en tient à cette réaction quelque peu inattendue de la Russie de Poutine.

Pierre de Trégomain rappelle aussi, brièvement, le récit non moins édifiant des Saxons restés en Roumanie. Bien que déchus de la citoyenneté roumaine, une partie des anciens engagés dans la Waffen-SS finiront par rentrer petit à petit, parfois illégalement, chez eux.

Moins de six mois après l’arrestation du Conducător roumain et le renversement des alliances, Moscou impose une mesure visant la population civile allemande. Aux termes du décret de janvier 1945, les femmes entre 18 et 30 ans et les hommes de 17 à 45 ans devaient être envoyés dans des camps de travaux forcés en Union soviétique. 30 000 Saxons et 38 000 Souabes furent réquisitionnés et acheminés en train vers les camps de travail du Dombas et de l’Oural. Le taux de mortalité parmi eux a oscillé entre 12 et 15 %. Ils sont libérés en 1949 ; l’année suivante, le Comité antifasciste roumain prend en quelque sorte le relais du Volksgruppe nazi dans la gestion des « affaires » saxonnes. Il procède à la réintégration progressive des Saxons dans la société roumaine, en restaurant par exemple les droits civiques de ceux qui en avaient été privés, et à leur réinsertion, à titre de « peuple cohabitant » puis de minorité nationale, dans la société socialiste en construction en Roumanie.

« Dans les conditions imposées par la dictature socialiste, l’évocation de la Seconde Guerre mondiale et de la sortie de guerre est dictée par la rhétorique du combat antifasciste et de la résistance. Les compromissions saxonnes et roumaines avec le régime nazi et la déportation des germanophones en URSS en janvier 1945 constituent les angles morts de ce discours public », écrit P. de Trégomain. Certes, mais encore ? Il ressort des nombreux renseignements fournis par son analyse que la question de la déportation des Allemands de Roumanie vers l’URSS n’a pas joué un rôle notable dans le registre argumentatif déployé par l’Association des Saxons en RFA. Les principaux témoignages sur les conditions dans lesquelles a eu lieu la déportation paraissent seulement après 1990. Les raisons de la discrétion observé par l’Association sur ce point relèvent du contexte historique. Son discours visait au départ l’obtention d’un statut aussi avantageux que possible pour les Saxons arrivés de Roumanie, celui d’"expulsés", puis leur réintégration à la mère-patrie allemande en raison des pressions subies en Roumanie. Enfin, il y a eu le souci constant de ne pas gêner les pourparlers portant sur l’émigration des Roumains d’origine allemande vers la RFA entre les gouvernements allemand et roumain qui ont établi d’ailleurs des relations diplomatiques en 1967. Aussi, me semble-t-il, le traumatisme causé par la déportation pour des raisons ethniques de la période 1945-1949 chez les Saxons, en Roumanie comme en RFA, est quelque peu sous-estimé dans son analyse. Ce n’est qu’après l’implosion des régimes communistes, une fois que l’Etat roumain a enclenché le processus de reconnaissance de sa propre responsabilité dans la déportation de ses ressortissants allemands, que la question a été débattue publiquement et qu’elle a pris de l’importance dans le discours hérité de la guerre froide, aux relents parfois racistes, de l’Association des Saxons en Allemagne [1].

P. de Trégomain propose, en guise de conclusion, deux remarques. D’une part, après avoir exprimé des réserves sur le choix du mot « déportation » en allemand, qui rappelle l’étape précédant d’extermination des Juifs, il critique les rails de chemins de fer qui illustrent l’affiche du colloque consacré en 2002 à la déportation des Allemands de Roumanie [2]. En effet, la photo évoque la rampe d’Auschwitz, ce qui est plus que regrettable, fait-il remarquer. D’autre part, il rend hommage à Herta Müller (prix Nobel de littérature 2009) qui, dans son roman La bascule du souffle, a su donner une dimension universelle à la question de la déportation des Allemands de Roumanie. « Les déplacements et travaux forcés relèvent d’une expérience proprement européenne », écrit-il. Sans doute, mais sur deux points, me semble-t-il, le sort des Saxons de Transylvanie mérite d’être envisagé dans sa spécificité. Cette spécificité résulte surtout du fait, d’une part, qu’ils n’ont pas été expulsés de la Roumanie comme ce fut le cas des autres Allemands déplacés à la fin de la Seconde Guerre, et, d’autre part, que les déportations vers l’URSS dont ils ont été victimes dans ce pays, longtemps passées sous silence et refoulées par les principaux concernés, ont joué un rôle non négligeable dans la prise de décision de le quitter définitivement pour l’Allemagne.

Cela étant dit, le mouvement migratoire auquel on assiste pendant cette période s’inscrit dans un processus historique plus large qui condamne le maintien des communautés de langue et de culture minoritaires au sein des sociétés modernes surtout lorsque ces dernières sont encadrées par des Etats nations.
« Ceux qui sont restés dans la patrie de leurs ancêtres transylvains ont été dépossédés de tout ce qui faisait autrefois leur valeur : la défense armée, l’espace culturel, l’autonomie économique », constatait, en 1957, un des membres du directoire de l’Association cité par P. de Trégomain. A vrai dire, cela faisait un bon moment que cette « dépossession » avait été entamée et l’éclatement de l’Empire austro-hongrois n’avait fait que confirmer une tendance que personne n’ignorait. Pas plus en Roumanie qu’en Allemagne, les Saxons n’auraient pu retrouver de quelque façon que ce soit la condition qu’ils avaient connue dans cette société transylvaine fondée jadis sur des privilèges dans le sens médiéval du terme. Tant les Roumains, qui en étaient exclus, que les Sicules, une partie des Hongrois et, bine entendu, les Saxons ont changé depuis belle lurette. L’illusion nourrie sous l’influence de la propagande nazie par certains parmi ces derniers de retrouver le rôle dominant qu’ils ont pu jouer par le passé peut sembler aujourd’hui tout aussi injuste qu’absurde et ridicule. De ce point de vue, la position du Comité antifasciste mis en place par les communistes est plus conséquente que celle du Volksgruppe nazi. Mais ceci ne l’a pas empêché d’approuver la déportation ethnique des Allemands sans égards pour leurs convictions politiques et de chercher à tirer profit par des voies détournées des conséquences des actions entreprises au temps du Volksgruppe.

Pour en finir avec la concurrence mémorielle

Le traitement du cas des Saxons par P. de Trégomain m’a renvoyé à une réflexion que je traîne depuis longtemps. Pour ne pas mettre en concurrence la mémoire du nazisme et du communisme d’Etat en donnant à tour de rôles de bonnes ou mauvaises notes à ces deux types de régime et d’idéologie, ne serrait-il pas plus judicieux de considérer chacun dans sa spécificité, avec les effets concrets qu’ils ont pu avoir sur leurs victimes ?
Une fois érigé en idéologie d’Etat, le fascisme, surtout sous sa forme la plus meurtrière, c’est-à-dire le nazisme, a été et ne pouvait être que criminel, parce qu’il excluait d’emblée une partie de l’humanité au profit d’une autre, considérée comme supérieure, et c’est de là qu’il tirait sa force. Le communisme d’Etat s’est révélé criminel pour des raisons sensiblement différentes, et sa force découlait du fait qu’il se réclamait justement d’une doctrine universaliste et qu’il affichait un credo généreux. Dans les deux cas, la question de l’Etat est centrale. Comme le rappelait Eric Hobsbawm, même encouragé en cachète par l’Etat, en Russie par exemple, l’antisémitisme n’a fait « que » des dizaines de morts lors des pogroms. Quand un Etat moderne comme l’Allemagne s’en est emparé, il a fait des millions de victimes. Autre exemple : l’argument qui fait de la lutte des classes une source de crimes contre l’humanité, lui conférant ainsi une vocation totalitaire, n’est pas recevable à mon avis parce que les crimes qui peuvent lui être attribués, lors de la mise en place des régimes communistes, se sont produits là où la lutte des classe était suscitée et organisée par l’Etat qui entendait asseoir ainsi son autorité, en jouant les uns contre les autres.

Si l’on procède à un comparatif en matière de comptabilité macabre, force est de constater que le fascisme a fait plus de victimes. De ce point de vue je suis reconnaissant au travail de P. de Trégomain parce qu’il permet de prendre la mesure de l’engagement nazi d’une partie des Saxons au milieu du XXe siècle, engagement dont l’importance a été trop souvent minimisée dans un pays comme la Roumanie et par certains Allemands originaires de ce pays. Dans le même temps, il me semble indispensable de rappeler qu’il s’agit là d’une période de temps relativement restreinte, et on mesure les ravages produits par le communisme d’Etat dès lors que l’on pense en termes de durée. Sa longévité s’explique en grande partie par force dissuasive due à la fois à un appareil répressif efficace et à un redoutable registre argumentatif. La véritable performance du communisme d’Etat est d’avoir su neutraliser et retourner en sa faveur les moyens de la critique dont ses sujets auraient pu s’emparer pour lui tenir tête, le corriger ou le changer.

PS. Pour moi la déportation des Saxons c’est un peu une histoire de famille. Des trois cousins deuxième degré de ma mère, l’une s’en est sortie en se perdant littéralement dans la nature quand ils sont venus la cueillir, l’autre s’est mariée du jour au lendemain avec mon oncle, mais leur frère, plus jeune, a passé cinq années dans l’Oural. Quand j’ai vu Kilian Dörr, qui vit toujours à Sibiu, il m’a fait comprendre qu’il a apprécié le fait que l’Etat roumain reconnaisse sa responsabilité dans la déportation des « ethniques » allemands en URSS. C’est en pensant à lui que j’ai rédigé ce post.

Première partie : La ruée vers l’Ouest